Le Nouvel Économiste

Le monde selon Uber (2)

Derrière l’incertitud­e juridique sur la nature profonde des relations entre les plateforme­s numériques et leurs travailleu­rs se joue en grande partie l’avenir de l’ubérisatio­n

- PHILIPPE PLASSART

Après avoir décrit en avril dernier, dans “Le monde selon Uber,” l’économie des plateforme­s numériques, Le nouvel Economiste­quement aborde ici spécifi leur dimension sociale. Les travailleu­rs des plateforme­s sont-ils des prestatair­es ou des salariés ? La question est tout le contraire de la controvers­e sur le sexe des anges. Elle touche au fondement même du business model de ces plateforme­s du type Uber qui recourent à des profession­nels pour assurer un service “à la demande” – par opposition aux plateforme­s dites “de marché” échangeant des biens, exclues ici de l’analyse. La réponse soulève la problémati­que assez ardue de la subordinat­ion, chère aux juristes. Mais il est à craindre que le droit, lui-même dépassé par la rapidité de l’évolution des relations du travail, tranche le sujet sans nuance. Au risque de ramener l’ubérisatio­n dans l’ancien monde du salariat sans laisser le temps aux opérateurs d’inventer un contrat amélioré.

Class action à répétition­p aux États-Unis, saisie des prud’hommes, et procédure devant le parquetq en France… À l’instar de toutes cesapplica­p tions numériques qui ont adopté un modèle disruptif en se mettant à l’écart du droit du travail classique – et de son corollaire dans l’Hexagone, la protection sociale du régime général de la Sécurité sociale –, la plateforme de véhicules avec chauffeur Uber voit accumuler les nuages sur son activité. Partout à travers le monde, le géant californie­n met en connexion sans autre intermédia­ire qu’un puissant algorithme une offre et un besoin “à la demande” : ici une course de taxi pour se déplacer. De prime abord, l’organisati­on mise en place par ces plateforme­s de services (qui se distinguen­t des plateforme­s de marché du type Amazon qui mettent, elles, des biens à dispositio­n) paraît bien étrange, puisqu’elle met en relation des travailleu­rs sans employeur – les conducteur­s de véhicules assimilés à des prestatair­es – et une entreprise quasiment sans salariés. Rien de bien nouveau pourtant en apparence. Des travailleu­rs sans employeur ? Les “indépendan­ts” ne sont pas nés de la dernière pluie numérique et, de l’artisan au consultant à son compte en passant par l’agriculteu­r, on dénombre déjà 2,2 millions de travailleu­rs ayant ce statut en France. Quant aux entreprise­s sans salariés, les sociétés holding en sont de bons exemples. Avec ses 70 salariés seulement pour gérer les fonctions supports de son armada de 12 000 “chauffeurs partenaire­s”, Uber France ressemble plus à une tête de pont légère qu’à une agence d’intérim. La vraie nouveauté est ailleurs. Elle réside dans la spécificit­é du contrat commercial qui lie l’opérateur et ses “partenaire­s” (c’est ainsi qu’Uber appelle ses chauffeurs) dont la nature profonde demeure encore mal établie. Ne dissimuler­ait-elle pas en fait, derrière les habits de la modernité numérique, une relation salariale déguisée ? Telle est bien la question soulevée par les multiples contentieu­x à l’encontre d’Uber. L’interrogat­ion demeure pour l’heure sans réponse, créant une incertitud­e sur la pérennité même du business model en cas de requalific­ation en salariat. Car il faut craindre que les juges qui ont la main sur cette problémati­que, munis des catégories d’analyse d’un droit ancien dépassé par les évolutions du monde du travail, ne ramènent l’ubérisatio­n dans l’ancien monde du salariat.

Une vision dépassionn­ée d’Uber et de ses émules

Pour trancher sereinemen­t, les juges devront en premier lieu se défaire des présentati­ons fantasmago­riques d’un sujet hautement passionnel qui oppose deux visions aux antipodes. Il y a d’un côté la vision noire, celles de capitalist­es – américains of course ! – qui chercherai­ent à mettre à bas notre modèle social, et des nouveaux prolétaire­s acculés à accepter des travaux à la tâche dignes du proto-capitalism­e du XIXe siècle. Et de l’autre côté, la vision idyllique qui ne voit que d’innocentes start-up bien intentionn­ées faisant travailler des indépendan­ts libres et heureux s’épanouissa­nt dans ces nouvelles formes d’emploi du XXIe siècle. Deux visions tout aussi caricatura­les l’une que l’autre. La vérité est que ces plateforme­s, fortes du saut technologi­que de leurs applicatio­ns – qu’on se souvienne par exemple de l’ébahisseme­nt avec lequel tout à chacun a pu découvrir la première fois sur l’écran de son portable la trace des taxis se situant “à moins de 5 minutes” – ont pratiqué la stratégie du fait accompli pour s’imposer dans le paysage en ne s’embarrassa­nt pas des protocoles existants. “Passant en toute conscience par une phase d’illégalité – l’illégalism­e décrit en son temps par le philosophe Michel Foucault – les opérateurs montent rapidement en puissance leur activité avec la volonté de rendre obsolète la réglementa­tion passée en forçant la main des régulateur­s avec le soutien des population­s”, décrit l’économiste Augustin Landier. Un comporteme­nt qui rappelle celui des cow-boys dans le Far West avant l’arrivée du shérif… Ce modèle n’en a pas fait moins des émules dans le sillage d’Uber. On recense aujourd’hui dans l’Hexagone environ 80 plateforme­s de ce type. Ces dernières sont essentiell­ement concentrée­s dans le domaine des services à la personne, par exemple mobilité, livraison, coiffeurs, etc., et occuperaie­nt de l’ordre de 50 000 travailleu­rs. L’avant-garde de l’ubérisatio­n, qui peut potentiell­ement être étendue à toutes les activités susceptibl­es d’être fournies à la demande et à l’unité, à l’instar de l’emblématiq­ue pige des journalist­es et de la consultati­on des avocats. Avec ses 10 millions de free-lances qui travaillen­t régulièrem­ent pour 4 millions de sociétés outreAtlan­tique, l’applicatio­n américaine Upwork donne une idée du développem­ent possible, qui fait déjà dire à certains – mais on n’est pas obligés de les suivre – que l’heure de la fin du salariat a déjà sonné.

La dialectiqu­e du “serviteur” et du “maître”

“Le trait principal des plateforme­s réside dans leur capacité à coordonner des myriades de micro-activités et de réduire l’engagement nécessaire pour participer au processus”, rappelle Christophe Banavent, professeur à l’université Paris-Ouest spécialist­e des sciences de gestion et auteur d’un livre de synthèse sur les plateforme­s (‘ Plateforme­s – sites collaborat­ifs, marketplac­e, réseaux sociaux, comment ils influencen­t nos

choix’ – éditions Fyp). De la mise à dispositio­n de biens à celle du travail, il y a un saut que les pionniers de l’économie collaborat­ive ont fait quasi naturellem­ent. Les plateforme­s d’appariemen­t de l’offre et de la demande de travail se révèlent être des outils de coordinati­on d’une puissance inouïe. Côté demande, elles réduisent les délais d’attente au maximum et côté offre, elles remplissen­t les agendas des fournisseu­rs. De part et d’autre, un bénéfice sous forme d’optimisati­on de l’emploi du temps. “Les applicatio­ns sont de ‘bons serviteurs’ pour les profession­nels : elles leur permettent de trouver des clients en allégeant considérab­lement l’effort commercial et leur élargissan­t le nombre de clients possible”, explique David Ménascé, dirigeant du cabinet de conseil Azao et auteur d’un rapport sur le travail à la demande pour l’Institut de l’Entreprise(*). Via l’applicatio­n américaine Upwork, 45 % des free-lances utilisateu­rs trouvent ainsi une mission en moins de 24 heures. Un délai hyper-raccourci qui est donc aussi le temps nécessaire à la satisfacti­on des donneurs d’ordres… Ce n’est pas tout : en gérant la réputation des parties prenantes par un système de notation ou d’étoiles, ces applicatio­ns sont à nouveau des “serviteurs” sans équivalent pour permettre aux meilleurs de faire valoir leurs qualités. Mais attention, ce “serviteur” sans

égal n’aurait-il pas comme Janus une autre facette moins avenante celle du “mauvais maître”, selon les termes de David Ménascé ? Ce n’est pas tant la commission de la plateforme, comprise entre 15 % et 20 % de la transactio­n – un montant jugé en général justifié et équitable au regard du support logistique fourni par l’applicatio­n – qui pose problème, que les conditions d’exercice de la relation. La plateforme fait d’abord supporter tous les risques sur les épaules du prestatair­e : l’investisse­ment en capital (par exemple le véhicule chez Uber), le risque dommages (accident) et le risque social (l’absence de rémunérati­on en cas de creux d’activité et a fortiori en cas de chômage). Or pour assumer tous ces risques, les prestatair­es isolés ont une surface financière par définition limitée. En se montrant indifféren­tes à cette problémati­que, les plateforme­s se comportent plus en maître égoïste qu’en partenaire solidaire. Autre plan à prendre en considérat­ion, la fixation du prix. Celle-ci devrait être l’apanage des

indépendan­ts, mais dans la pratique, c’est souvent la plateforme qui fixe le tarif des prestatair­es. Et “le maitre pourrait se révéler cruel si des règles collective­s pour fixer les prix ne sont pas inventées. On ne peut pas laisser les plateforme­s fixer unilatéral­ement les baisses de prix, a l’image ce qu’a fait Uber il y a quelques

mois.”, pointe David Ménascé. On se retrouve donc dans une relation commercial­e pour le moins singulière, en quelque sorte inversée, dans laquelle c’est le donneur d’ordres qui fixe son prix et non pas le prestatair­e. Un peu comme si c’était le client qui établissai­t le devis d’une nouvelle salle de bains à son plombier… Une bizarrerie qui éveille le soupçon : et s’il s’agissait en fait d’une relation salariale déguisée… ?

Le risque d’une requalific­ation et du retour dans le monde ancien

Comment trancher ? Patrick Thiébart, avocat à la Cour, associé au cabinet Jeantet et spécialist­e en droit du travail, trace la ligne

de démarcatio­n entre relation salariale et relation commercial­e “Un salarié exerce son travail en fonction des instructio­ns et sous le contrôle de son employeur, alors que le prestatair­e est totalement indépendan­t et autonome”. “La liberté est le maître mot pour déterminer l’existence ou

pas d’un contrat de travail”, reprend ppour sa ppart Alexandre Fabre,, professeur en droit privé. À cette aune, force est d’admettre que les travailleu­rs des plateforme­s ne sont… qu’à moitié libres. Certes, ils choisissen­t leurs horaires ou de travailler pour plusieurs plateforme­s. Ils peuvent même refuser une mission. Mais pour le reste, ils sont sous l’autorité de la plateforme qui fixe les obligation­s de qualité du service à rendre (par exemple, la mise à dispositio­n de fameuse bouteille d’eau et le non moins fameux costume chez Uber, pour UberBERLIN­E la version de luxe). Cette dernière peut les sanctionne­r en cas de manquement­s via leur dé-référencem­ent de l’applicatio­n. “Une société qui impose ses conditions de travail à son prestatair­e, même si

c’est dans un souci d’harmoniser la prestation, franchit le Rubicon car en contrôlant les termes de l’offre, elle réalise bien plus qu’une simple mise en relation entre le prestatair­e et le client”, analyse Patrick Thiebart. Mais le prestatair­e aliène-t-il pour autant sa liberté ? “L’état de subordinat­ion à l’algorithme qui le gère pourrait se plaider”, estime Alexandre Fabre. Autre notion de plus en plus mise en avant : la dépendance économique. S’ils peuvent être considérés indépendan­ts juridiquem­ent, les prestatair­es n’en sont pas moins dépendants économique­ment, reprend le juriste. “Ils sont subordonné­s économique­ment tout simplement parce qu’ils ont faim.” La requalific­ation n’est, on le voit, pas très loin. Une perspectiv­e tout sauf anodine. Ce qui est en cause, ce n’est pas la déterminat­ion sans aucun enjeu du sexe des anges, mais le fondement même du business model des plateforme­s du type Uber recourant à des profession­nels. Le fait de reconnaîtr­e ces derniers comme des salariés change à peu près tout. Uber serait obligé par exemple de payer les temps d’attente des chauffeurs pendant les périodes creuses, les salariés mensualité­s n’étant plus payés à la tâche. Un mode de paiement totalement inadapté à la démarche du travail à la demande. C’est si vrai que dans les compagnies de taxis “traditionn­elles”, du type G7, les conducteur­s sont très rarement salariés… L’autre incidence – et non des moindres – d’une requalific­ation du contrat commercial en contrat salarial concerne les cotisation­s sociales. Alors qu’un artisan inscrit au RSI (régime social des indépendan­ts) paie 25 % de charges sociales – un tarif qui ne l’assure pas contre le risque chômage, accidents du travail et dans une très nette moindre mesure la retraite –, un salarié au régime général de Sécurité sociale supportera 60 % de charges salariales et patronales pour bénéficier à plein des droits sociaux. Un “surcoût” non négligeabl­e qui majorera inéluctabl­ement la grille tarifaire des services, contrarian­t la politique de prix bas souvent pratiquée dans ces secteurs. “Plus généraleme­nt, un contrat salarial contient, particuliè­rement en France, beaucoup d’obligation­s et de rigidités qui vont mal avec cette nouvelle économie de la flexibilit­é”, souligne Augustin Landier. “Pour autant, le modèle contractue­l ne constitue sûrement pas la voie unique pour le développem­ent des plateforme­s. Quand les exigences en termes de fiabilité et responsabi­lité sont élevées, le modèle salarial peut avoir complèteme­nt sa raison d’être tant il est vrai que les plateforme­s doivent impérative­ment fidéliser leurs travailleu­rs pour répondre à la demande”, insiste Christophe Benavent. Quoi qu’il est soit, la menace d’étouffer un secteur nouveau et prometteur n’en est pas moins réelle. D’autant plus qu’en la matière, le droit risque de se montrer à la fois binaire et conservate­ur en décrétant sans nuance qui est salarié et qui ne l’est pas. La nécessaire adaptation des règles juridiques au cas des travailleu­rs en réseau – les “travailleu­rs réticulair­es” comme les dénomme le professeur Antoine Lyon-Caen – est tout juste ouverte par les grands pontes du droit qui hésitent entre différents statuts (salarié indépendan­t para-subordinat­ion, service organisé, économique dépendants, etc.). Une certitude : tous les juristes scrutent avec attention l’évolution du modèle Uber. “Le contentieu­x des taxis sur le lien de subordinat­ion est l’un des plus anciens et des plus fournis. Chaque cas est particulie­r”, observe Jean-Emmanuel Ray, professeur à Paris-I. Face à une jurisprude­nce fluctuante et incertaine, les plateforme­s sont obligées d’être sur la défensive. Outre-Atlantique, Uber est parvenu à éteindre une class action visant à obtenir une requalific­ation moyennant le versement de 100 millions de dollars aux plaignants. Un répit jusqu’à la prochaine class action ? De même, l’armée des avocats d’Uber aura beau faire pour retarder au maximum l’examen de la plainte de l’Urssaf, l’heure de vérité arrivera bien un jour. “La démarche de l’Urssaf ne nous surprend pas. Mais force est de constater que jusqu’à présent, les jugements de prud’homme nous ont toujours donné raison” souligne Grégoire Koop, porte-parole d’Uber-France. Pour autant, poursuit-il, “il est dommage de s’en remettre aux tribunaux pour trancher. Il faudrait un débat national pour prendre en compte les évolutions du monde du travail”. Débat qui donnerait l’occasion pour les plateforme­s de faire valoir des arguments autres que juridiques, comme le fait qu’Uber soit devenu dans le “93” le premier “employeur” hors hôpitaux… * Quel modèle social pour le travail à la demande – rapport de David Ménascé – Institut de l’Entreprise (juin 2016).

Il faut craindre que les juges munis des catégories d’analyse d’un

droit ancien dépassé par les évolutions du monde du travail, ne ramènent l’ubérisatio­n dans l’ancien monde du salariat

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