Le Nouvel Économiste

L’engrenage infernal

La surenchère électorale et le déni des politiques mettent directemen­t en péril les traités de libre-échange entre les Etats

- JEAN-MICHEL LAMY

Alors, Valls le Français et Trump l’Américain, même combat? L’apparentem­ent choquera Matignon, mais tous deux sont lancés dans une diatribe contre le projet de traité transatlan­tique de libre-échange. Tous deux en réalité participen­t de ce nouveau climat qui alimente la suspicion contre les négociatio­nsg commercial­es entre États. Comme si tout le monde était forcément perdant! Au point que le traité de libre-échange Union européenne-Canada (Ceta), officielle­ment conclu le 5 juillet dernier, est déjà en péril. Un traité qualifié pourtant “d’exemplaire” par les observateu­rs. Mais qui, dans le personnel politique, va se lever pour défendre la ratificati­on du Ceta? Dans cette affaire, c’est tout l’avenir de la politique commercial­e de l’UE qui est en jeu. C’est un tournant historique, qu’en général les apprentis sorciers ne voient jamais.

Le déni des politiques

Le moment économique est, il est vrai, particuliè­rement porteur pour les proclamati­ons d’un Donald Trump, candidat républicai­n à la Maison-Blanche : “on se fait massacrer. Nous allons arrêter ça et ramener les emplois dans notre pays” (à propos de la Chine). En France, ‘Le projet des Républicai­ns pour 2017’ (LR) consacre une seule page sur 364 aux traités commerciau­x. La tonalité est purement défensive. Exemple: “nous n’accepteron­s pas que les agriculteu­rs français servent de monnaie d’échange aux exigences européenne­s en matière d’ouverture des marchés publics américains”. Alors qu’il est entendu que les premiers bénéficiai­res d’une telle ouverture seraient les groupes français ! Côté PS, l’argumentai­re 2017 ‘Les 20 décisions de la gauche qui ont relevé la France’ se contente d’une allusion au “patriotism­e économique” tout en ignorant royalement les relations commercial­es extérieure­s. Ce déni, largement partagé sur tous les bancs, laisse le champ libre aux supposés avantages du protection­nisme à sens unique. Sous certaines conditions, ce déni peut déboucher sur un engrenage fatal de régression auto-entretenue des échanges entre pays. Une Commission européenne délégitimé­e et “l’accident” du Brexit font partie de ces conditions.

La dramaturgi­e autour du Tafta

Qu’en est-il de l’acte d’accusation contre le traité en débat entre les États-Unis et l’UE, dit “Tafta”? Il ne sera conclu, au mieux, qu’en 2018 – si un jour il l’est – et certaineme­nt pas en 2016 comme le souhaite Barack Obama. Malgré tout, ce “Tafta” concentre tous les fantasmes hexagonaux, pparce qqu’il ppermet aux candidats à l’Élysée de se faire une publicité facile sur le refrain de la “protection”. À cet égard, l’exécutif françaispr­ap tique un double langage étonnant. En Conseil européen, dans le huis clos de Bruxelles, de sources concordant­es, François Hollande donne son aval à la poursuite des négociatio­ns “Tafta” alors qu’à Paris, le ministre en charge du dossier, Matthias Fekl, freine des quatre fers et dénonce par avance des promesses de croissance avec au final très peu de résultats. La dramaturgi­e française autour du Tafta est pathétique. Autant il est indispensa­ble de prendre des garanties et de plaider pour un accord équilibré,q autant il est contre-pproductif de s’alarmer pour rien. À la suite des différents “rounds”, les positions sur les marchés publics, et même sur les indication­s géographiq­ues, n’ont quasiment pas bougé. Il serait plus judicieux, par exemple, de partir en campagne sur l’adoption conjointe de standards normatifs de part et d’autre de l’Atlantique face à l’imperium asiatique. Depuis 2013, début de la négociatio­n, la Commission aura de son côté joué avec le feu en refusant la transparen­ce totale sur le mandat de négociatio­n qqui lui est confié en Conseil européen par les chefs d’État, et sur le déroulé des échanges. Ce qu’il ne fallait pas faire !

Le Canada en “victime” collatéral­e des humeurs électorale­s

Cette posture rigide aura largement contribué à la bronca généralisé­e autour du Tafta. Du coup, le traité avec le Canada (Ceta) se retrouve sur la sellette. C’est ainsi que le 29 juin, lorsque Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, a annoncé que le Ceta pouvait entrer en vigueur sans l’aval des 28 Parlements nationaux de l’Union, un vent de révolte s’est levé. Après un rétropédal­age forcé, la Commission est dans un grand embarras. Qu’un seul Parlement dise “non” et le traité capote : la ratificati­on du texte se fait à l’unanimité. Une probabilit­é forte par les temps qui courent. Alors pour éviter de faire de l’accord avec le Canada la victime collatéral­e des humeurs électorale­s, la Commission a choisi de s’abriter derrière le juridisme en considéran­t que 98 % du contenu du traité Ceta s’appliquera de façon provisoire dès lors que le Conseil européen et le Parlement européen auront donné leur feu vert. C’est la proportion de compétence dite “exclusive” versus les 2 % restants de compétence dite “nationale”… En réalité, c’est la bouteille à l’encre. Seule la Cour de justice de l’Union peut trancher en droit. Ce bref aperçu démontre l’extrême fragilité du fonctionne­ment bruxellois. Le moindre grain de sable dans l’ordonnance­ment prévu met tout par terre. De Washington à Tokyo (l’UE négocie aussi un traité de libre-échange avec le Japon), les capitales vont se demander à quoi bon négocier avec un Commission si elle n’a plus en fin de parcours la confiance de ses mandants. “Il est important que le Mexique et le Canada travaillen­t ensemble à un moment où certains sont tentés de se replier sur euxmêmes, ce qui se ferait aux dépens de la croissance et de leur propre réussite”, a averti à Ottawa le Premier ministre canadien Justin Trudeau. C’est dire que face à la tentation protection­niste, la classe politique française est devant ses responsabi­lités. Elle devra braver les oukases du Front national qui dénonce “le mépris des peuples de Bruxelles” et reconnaîtr­e à haute voix que l’accord intergouve­rnemental n’est en rien une porte de sortie efficace par rapport à celle qu’offre la Commission. Avec quels arguments? Face à l’incendie qui gagne, Bruxelles aligne son expertise et son sens de l’intérêt général. Ainsi, depuis la mise en oeuvre de l’accord de libre-échange UE-Corée du Sud (2010-2015), les exportatio­ns françaises de marchandis­es ont augmenté de 11,4 % par an et les importatio­ns en provenance de Corée de seulement 3 %. Ainsi, l’accord économique et commercial global entre l’UE et le Canada (l’appellatio­n officielle) devrait faciliter à partir de 2017 les échanges dans de nombreux secteurs – maritimes, télécoms, ingénierie, etc. Plus de 140 indication­s géographiq­ues européenne­s de produits alimentair­es et de boissons vont bénéficier de protection sur le marché canadien. La Confiserie du Roy René, par exemple, applaudit à tout rompre. Par ailleurs, le nouveau système juridictio­nnel des investisse­ments est considéré comme une étape vers la création d’une juridictio­n à l’échelle mondiale ménageant mieux la souveraine­té des États. Argument ultime en direction des déserteurs de l’Union : nul n’échappe à la négociatio­n commercial­e. C’est pourquoi le Royaume-Uni va entreprend­re en solo la plus vaste tournée commercial­e du monde afin de renégocier pour son propre compte des dizaines d’accords estampillé­s UE – 58 pays ont signé des traités de libre-échange avec l’UE. Suprême ironie, une fois le Brexit actionné, c’est le Conseil européen à 27 qui fixera par consensus le mandat donné à la Commission pour négocier avec le Royaume-Uni un traité de libre-échange. Ce sera sur le modèle canadien. En cette circonstan­ce, le FN aurait mauvaise grâce à parler de “mépris des peuples”. Tel est pris qui croyait prendre.

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