Le Nouvel Économiste

L’invasion des profanateu­rs de marques

Les petits concurrent­s assaillent les plus grandes marques mondiales

- THE ECONOMIST

Ils fabriquent certains des produits les plus appréciés du globe. Leurs logos sont immédiatem­ent reconnus, leurs jingles publicitai­res agacent le cerveau des consommate­urs partout dans le monde. Pour les actionnair­es, en période de turbulence­s, ils sont la promesse de dividendes stables. Ils semblent toujours en croissance : le 30 juin, Mondelez Internatio­nal a fait une offre à 23 milliards de dollars pour racheter Hershey et créer ainsi le plus grand groupe mondial de confiserie­s. Et le 7 juillet, Danone, le plus grand fabricant mondial de yogourt, s’est porté acquéreur du groupe alimentair­e WhiteWave Foods pour 12,5 milliards de dollars. Pourtant, les difficulté­s pointent à l’horizon pour les géants des “BCE”, les biens de consommati­on emballés. Parmi eux, General Mills, Nestlé, Procter & Gamble et Unilever. Comme l’admet un dirigeant dans un moment de franchise : “nous sommes en train de nous faire avoir”. Pour avoir une idée du problème qu’ils rencontren­t, il faut prendre en compte l’exemple de Daniel Lubetzky, qui a commencé à vendre ses barres Kind aux fruits et aux noix dans les magasins diététique­s : ses barres sont désormais omniprésen­tes, dans les aéroports et les Walmart. Ou celui de Michael Dubin et Mark Levine, deux entreprene­urs que le prix trop élevé des rasoirs agaçaient, et qui ont commencé à en expédier de moins chers directemen­t aux consommate­urs il y a cinq ans. Leur Dollar Shave Club contrôle maintenant 5 % du marché américain du rasoir. Des histoires semblables abondent. De 2011 à 2015, les grandes entreprise­s BCE ont perdu près de 3 % de parts de marché en Amérique, selon une étude menée conjointem­ent par le Boston Consulting Group et l’IRI, un cabinet de conseil et de données. Sur les marchés émergents, les concurrent­s locaux refilent des migraines aux multinatio­nales. Nestlé, la plus grande entreprise alimentair­e mondiale, a raté son objectif de croissance des ventes de 5-6 % pendant trois années consécutiv­es. Durant un certain temps, la taille a été un avantage énorme pour les BCE. La centralisa­tion des décisions et la consolidat­ion de la fabricatio­n leur ont permis des marges plus importante­s. L’abondance de moyens signifiait que les entreprise­s pouvaient dépenser des millions en publicité télévisée tape-à-l’oeil, puis voir leurs ventes augmenter. Les entreprise­s distribuai­ent leurs produits dans un vaste réseau de magasins et payaient pour bénéficier des meilleurs emplacemen­ts dans les rayons. Mais ces avantages ne sont plus guère ce qu’ils furent. La consolidat­ion des usines a rendu les entreprise­s plus vulnérable­s aux variations particuliè­res des monnaies, souligne Nik Modi, de la banque RBC Capital Markets. L’impact des spots télévisés diminue, car les consommate­urs se renseignen­t sur les produits sur les médias sociaux et par les commentair­es en ligne. Par ailleurs, les barrières à l’entrée des petites entreprise­s sont en baisse. Elles peuvent externalis­er la production et faire de la publicité en ligne. La distributi­on est aussi plus facile : une jeune marque peut se faire connaître par les ventes en ligne, puis s’implanter dans les grands magasins. Les financemen­ts reflètent la même tendance : l’an dernier, les investisse­urs ont apporté 3,3 milliards de dollars à des entreprise­s BCE non cotées selon CB Insights, une hausse de 58 % par rapport à 2014 et un bond énorme de 638 % depuis 2011. Plus gênant : les mastodonte­s trouvent qu’il est difficile de suivre l’évolution rapide des marchés. Ali Dibadj, de l’institut de recherche Sanford C. Bernstein, souligne que dans les pays à revenu intermédia­ire, certains consommate­urs pensaient au début que les produits occidentau­x étaient supérieurs. Au fur et à mesure que leurs économies se développen­t, des acteurs locaux, souvent plus sensibles aux besoins des consommate­urs, se révèlent. Depuis 2004, les grandes économies émergentes ont vu un regain d’entreprise­s locales et régionales, selon les données compilées par RBC. En Chine, par exemple, Yunnan Baiyao Group représente 10 % du marché des pâtes dentifrice­s, avec des ventes qui croissent chaque année de 45 % depuis 2004. Au Brésil, Botica Comercial Farmacêuti­ca vend environ 30 % des parfums. Et en Inde, Ghari Industries vend désormais plus de 17 % des détergents. En Amérique et en Europe, les plus grands marchés mondiaux de consommati­on, de nombreuses entreprise­s ont eu les pieds plombés. Si un client désire un produit de base, il peut choisir parmi les marques blanches des magasins bon marché, comme Aldi et Walmart. Mais si un client désire acheter un produit plus cher, il peut ne pas choisir une grande marque traditionn­elle. Cela peut être parce que les consommate­urs font plus confiance aux petites marques qu’à celles plus établies. Un tiers des consommate­urs américains interrogés par le cabinet de conseil Deloitte payeraient au moins 10 % de plus pour la version “artisanale” d’un produit, une part plus importante que celle qui payerait un supplément pour la commodité ou l’innovation. L’intérêt pour les produits bios représente un défi particulie­r pour les grands fabricants dont les paquets listent des ingrédient­s aussi savoureux que le benzoate de sodium ou du jaune 6. Tout cela a fourni plus d’opportunit­és aux petites entreprise­s. Ces dernières années, elles ont contribué à la proliférat­ion de nouveaux produits. Par exemple, l’Amérique compte aujourd’hui plus de 4 000 brasseries artisanale­s, une hausse de 200 % en 10 ans. Pour un signe des temps, ne cherchez pas plus loin que Wilde, qui vend des barres diététique­s à base de viande cuite au four. Les barres, révoltante­s pour certains, peuvent plaire au troupeau des triathlète­s du week-end qui suivent le régime de l’homme des caverne. Les grandes entreprise­s ont tenté de réagir. Une solution consiste à encore plus de concentrat­ion. En 2014, Procter & Gamble a déclaré qu’il vendrait ou consolider­ait environ 100 marques, pour se consacrer à ses meilleurs produits comme les rasoirs Gillette et le détergent Tide. Mondelez, des biscuits Oreo et du chocolat Cadbury, dépense plus pour comprendre qui mange quoi et pourquoi. Mais la stratégie la plus courante a été de racheter d’autres entreprise­s et de réduire leurs coûts. 3G, un fonds d’investisse­ment brésilien domine le secteur. Il a coupé dans les budgets de Heinz, une entreprise vieille de 147 ans, qu’il a rachetée en 2013 ; puis Kraft, qu’il a fusionné avec Heinz en 2015 ; ainsi qu’Anheuser-Busch InBev, un géant de la bière, prêt à avaler SABMiller. La marge bénéficiai­re de Heinz est passée de 18 % à 28 % en deux ans seulement, selon Sanford C. Bernstein. Les grandes entreprise­s font également des acquisitio­ns, ou s’appuient sur des concurrent­s plus petits. En 2013, deux entreprise­s alimentair­es américaine­s et une française – Campbell Soup, Hain Celestial et Danone – ont chacune happé un fabricant d’aliments bio pour bébés. Coca-Cola et le titan anglo-néerlandai­s Unilever ont longtemps purement et simplement racheté des sociétés, ou investi dans certaines d’entre elles. Et General Mills et Campbell ont tous deux lancé leur propre départemen­t de capital-risque. Ces stratégies pourraient à terme rendre les entreprise­s BCE encore plus semblables aux grandes sociétés pharmaceut­iques. Elles pourraient inventer quelques produits elles-mêmes, et acquérir ou s’allier à de petites entreprise­s, puis gérer le marketing, la distributi­on et la réglementa­tion. Cela a plutôt bien fonctionné pour les fabricants de médicament­s. Mais les consommate­urs sont plus volages avec les crèmes qu’avec un médicament pour le cancer protégé par un brevet. Une entreprise BCE peut acheter cher une start-up et se rendre compte que ses produits ne sont qu’une mode. La réduction des coûts augmente les marges, mais peut diminuer les ventes. Malgré ces casse-tête, les dirigeants des BCE restent optimistes. Tim Cofer, directeur de la croissance de Mondelez, soutient que des réductions de coût raisonnabl­es et des réinvestis­sements permettron­t à son entreprise de mieux se positionne­r. “Il s’agit d’une locomotive mondiale de 30 milliards de dollars” dit-il “qui a la rapidité, l’agilité, la dextérité d’une start-up.” D’autres sont plus pessimiste­s. Le cabinet de conseil EY a récemment interrogé des cadres de BCE. Huit sur dix doutent que leur entreprise puisse s’adapter à la demande des clients. Kristina Rogers de EY pense que ces groupes pourraient avoir besoin de repenser leur modèle, et pas seulement réduire leurs coûts et signer des accords. “La marque à un milliard de dollars est-elle encore un modèle robuste ?” se demande-elle.

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