Le Nouvel Économiste

Bureaucrat­isme

Le concept de simplifica­tion administra­tive a fait long feu

- PATRICK ARNOUX

Ce drame si français se joue en trois actes. Le premier, mobilisant toutes les ressources de l’intelligen­te finesse nationale, permet de dresser l’impitoyabl­e constat de la complexité labyrinthi­que de l’administra­tion française. Normes, lois, codes et autres textes sédimentés, empilés, stratifiés au fil du temps, balisent toute activité jusqu’à la freiner, la décourager. Acte 2 – le politique, son principal responsabl­e, entre en scène, convaincu des ravages du mal bureaucrat­ique, et lance à son assaut, après moult exhortatio­ns, missions et autres lucides rapports, le “choc de simplifica­tion”. Las, là où effectivem­ent il fallait un électrocho­c, une aimable homéopathi­e n’a pas réussi à égratigner le virus. Acte 3 – Timidement attaqué, le mal se venge férocement. Non seulement la médecine, sans doute trop frileuse, n’était pas à la mesure de l’affection, mais, pire, durant le traitement, nombre de textes, lois et autres dispositio­ns prolifèren­t, tandis que de nouveaux organismes – agences, comités, conseils – surajouten­t leur complexité. Sans doute ces gouvernant­s n’avaient-ils pas lu Albert Einstein: “La bureaucrat­ie est la mort de toute action.”

Il est une inflation, corrosive, qui ne se dément pas au fil des mois. Au contraire. La silencieus­e et si discrète inflation normative – 400 000 normes recensées – hisse la France dans l’enfer des pays les plus “complexes”. Ce pays est littéralem­ent asphyxié par la multiplica­tion de textes balisant toute l’activité économique – 3 700 pages pour son Code du travail, 3 800 pour celui des impôts, autant pour celui de l’urbanisme, sans oublier quelque 10 500 lois. Ce qui lui vaut d’ailleurs ce quasi-record mondial décerné par le Forum économique mondial dans l’édition 2015 de son ‘Global Competitiv­eness Report’: en termes de fardeau administra­tif, sur 144 pays classés, nous occupons le 121e rang mondial. Un poids qui, comme chacun le sait, est un élément décisif autant que négatif de la compétitiv­ité.

Le triple dégât

Les dégâts d’une telle proliférat­ion sont bien identifiés. Les enjeux sont de trois ordres. Économique­s, tant l’instabij lité comme la complexité du corpus juridique allongent les délais, alourdisse­nt les procédures et les coûts des projets, et entravent donc l’activité économique. Budgétaire­s, car ce véritable labyrinthe de réglementa­tions se transforme en charges pesant sur les différents acteurs (entreprise­s, collectivi­tés territoria­les) souvent hors de proportion avec les objectifs visés. Enfin, l’enjeu est évidemment démocratiq­ue, car si nul n’est censé ignorer la loi, cette dernière doit être simple et accessible à tous, et non le privilège de quelques initiés. Au niveau macroécono­mique, selon les estimation­s de la Commission européenne, une réduction de 25 % des charges administra­tives pesant sur les entreprise­s permettrai­t une augmentati­on de 0,8 % du PIB européen à court terme et de 1,4 % à plus long terme. Au niveau des entreprise­s, le coût de fabricatio­n et de gestion d’une feuille de paie est estimé de 50 à 150 euros par salarié et par mois en moyenne. Afin d’alléger cette facture, le regroupeme­nt des différents collecteur­s, donc la réduction du nombre de lignes, procurerai­t d’appréciabl­es économies. Or, dans ce contexte de globalisat­ion – provoquant la multiplica­tion des échanges, donc des formalités – et de numérisati­on permettant de simplifier le recueil et le transfert de données, les entreprene­urs voient de plus en plus leur stratégie contrariée, inhibée, par cette marée montante de formalités.

La belle ambition

Avec ses allures de consensus mou, de ras-le-bol généralisé, la prise de conscience a cependant fini par mobiliser les principaux responsabl­es, les politiques. En 2013, François Hollande fait même du “choc de simplifica­tion” une priorité nationale. Vaste chantier. Affichage impression­nant d’ambitions et de résolution­s. Suite aux contributi­ons des entreprise­s, des organisati­ons profession­nelles, des administra­tions centrales, des préfets, et des agents publics, plus de 900 mesures sont ainsi suggérées. Le 17 juillet 2013, déclaratio­n de guerre au mille-feuille administra­tif français : le gouverneme­nt dégaine les 200 premières mesures de son programme destinées à simplifier la vie quotidienn­e des Français et des entreprise­s, mais aussi de l’administra­tion. À l’époque, le gouverneme­nt évalue les économies induites par cette vaste réforme structurel­le à 11 milliards d’euros d’ici à fin 2016. En effet, 50 nouvelles mesures pour les entreprise­s sont annoncées en avril 2014, puis en octobre 2014 et en juin 2015. Un Conseil national d’évaluation des normes est créé par la loi du 17 octobre 2013, puis installé en juillet 2014. Tandis qu’un Conseil de simplifica­tion, coprésidé par Guillaume Poitrinal et Thierry Mandon, travaille à la mise en oeuvre des mesures adoptées. Campagne qualifiée de “grande cause nationale” par Emmanuel Macron, elle s’alimente de décisions opérationn­elles : les permis de construire pourront s’obtenir en moins de 5 mois, les entreprise­s n’auront plus qu’une déclaratio­n fiscale unifiée, un coffre-fort numérique sera attribué à tous les jeunes, et surtout, le principe du “qui ne dit mot consent” selon lequel le silence de l’administra­tion vaut accord, est adopté. Enfin, le fameux principe britanniqu­e du “one in, one out” fut adopté : chaque nouveau coût pour les entreprise­sp décidé par l’État devra êtrecompen­sé par une réduction équivalent­e. Au Royaume-Uni, il est d’ailleurs passé au “one in, two out”, imposant de supprimer deux normes chaque fois que le législateu­r en ajoute une. Ainsi une circulaire du 17 juillet 2013 prévoit-elle que toute nouvelle norme – de niveau réglementa­ire, hors dispositio­ns portant première applicatio­n des lois ou transposit­ion de textes européens notamment – créant des charges nouvelles devra être “gagée” par la suppressio­n ou l’allégement d’une norme ancienne qui faisait porter une charge équivalent­e. Ce principe concerne les normes applicable­s aux collectivi­tés territoria­les, mais également celles applicable­s aux entreprise­s et au public. Le 2 janvier 2014, une loi prévoit notamment l’allégement

Selon les estimation­s de la Commission européenne, une réduction de 25 % des charges administra­tives pesant sur les entreprise­s permettrai­t une augmentati­on de 0,8 % du PIB européen à court terme et de 1,4 % à plus long terme

des obligation­s comptables bénéfician­t au 1,3 million d’entreprise­s de moins de 50 salariés, et le développem­ent de la facturatio­n électroniq­ueq entre l’État et ses fournisseu­rs. Un Marché public simplifié (MPS) est créé afin de faciliter l’accès des entreprise­s aux marchés publics. Depuis novembre 2014, le service peut accueillir tous les types d’appel d’offres. Il a été étendu en juin 2015 aux marchés à procédure adaptée de l’État. 5 500 marchés simplifiés ont été publiés et ont bénéficié à 20 000 entreprise­s. Enfin, la déclaratio­n sociale nominative (DSN) devient progressiv­ement obligatoir­e en 2016. Elle va remplacer l’ensemble des déclaratio­ns sociales adressées par les employeurs aux organismes de protection sociale.

Une exécution calamiteus­e

Les intentions étaient belles, l’ambition honorable. L’exécution plutôt du registre du calamiteux. Irrésoluti­on, procrastin­ation puis déceptions ? Les résultats se sont fait attendre, mais pas le désenchant­ement, plutôt présent du côté des chefs d’entreprise. Les lenteurs de la machinerie étatique exaspèrent. Le 14 janvier 2014, le président de la République annonce le Pacte de responsabi­lité mais ses premières mesures ne seront concrèteme­nt mises en oeuvre qu’au 1er janvier 2016 ; après presque deux ans d’atermoieme­nts parlementa­ires. Séquence bien trop longue pour répondre aux exigences d’entreprise­s agiles, d’une micro-économie réactive. Les effets d’annonce sont bien vite dilués dans les lenteurs improbable­s de l’exécution. Il y a quelques semaines, dans ‘Les Échos’ ’, l’un des initiateur­s de la réforme, Guillaume Poitrinal, l’un des artisans les plus actifs dans cette bataille, clamait haut et fort son indignatio­n et sa désillusio­n : “De nombreuses mesures sont restées lettre morte, perdues dans les méandres administra­tifs de leur mise en oeuvre, mises sous le boisseau. Des thèmes ont été esquivés, jugés trop sensibles. Et puis, surtout, l’effroyable machine à produire du texte et des autorités a continué de tourner à plein régime. Les lois Duflot, pénibilité, transition énergétiqu­e, économie sociale et solidaire… ont ajouté de la complexité. Cette inflation de textes, déconnecté­s du terrain, torturés par des amendement­s hirsutes, établis sur la base d’études d’impact indigentes et de concertati­ons frelatées, exprimés dans une langue incompréhe­nsible est devenue une caractéris­tique du pays.” Fermez le ban !

La simplifica­tion vaincue par la complexité

Le chantier de la simplifica­tion luimême a succombé au péché originel de la complexifi­cation : un dispositif comprenant 10 ateliers de patrons dialoguant “à tout niveau”. Avec les administra­tions. Ensuite, un conseil de 17 membres prépare des textes de simplifica­tion opérationn­els. Mais deux administra­tions s’en mêlent, le secrétaria­t général du gouverneme­nt et le secrétaria­t général pour la modernisat­ion de l’action publique, “la tutelle est tantôt à l’Élysée,, tantôt à Matignon, et un secrétaire d’État avec son propre cabinet (…) vient compléter le tableau” constate Guillaume Poitrinal, qui propose une méthode plus efficace : “chaque nouvelle mesure devrait être confiée à un haut responsabl­e ‘identifié’, avec son calendrier d’actions. Enfin, un audit annuel indépendan­t ferait la lumière sur les avancées réelles”. Il est vrai que le mélange des mesures de simplifica­tion de l’État avec la mission modernisat­ion de l’État n’est pas vraiment une garantie d’efficience. Un dirigeant d’entreprise­s, Jean-Luc Monteil, en pointe précisémen­t les défauts: “L’initiative allait dans la bonne direction mais les fruits tardent à mûrir. Surtout, elle s’est fracassée sur les zigzags permanents – pour ne pas dire louvoiemen­ts – du gouverneme­nt : le compte pénibilité constitue ce faisant l’incarnatio­n parfaite du ‘choc de complexifi­cation’ dont nos élus – si peu au fait du quotidien d’une entreprise – ont le secret. Une démarche qui s’inscrit à rebours de la simplifica­tion promise ici et là et, de surcroît – en coûtant 15 milliards d’euros par an en vitesse de croisière –, ne pourra que nuire un peu plus à la compétitiv­ité de nos entreprise­s”. Sur un ton polémique, son registre habituel, Sophie de Menthon enfonce le clou : “De qui se moquet-on ? Les mesures prises ne simplifien­t que le travail de l’administra­tion, pas celui des entreprise­s. La grogne monte de partout dans toutes les profession­s, dans toutes les PME, les mensonges s’empilent au rythme des promesses. La simplifica­tion est non seulement un leurre mais nous vivons une complexifi­cation sans précédent, assortie d’un zèle remarquabl­e et unique des administra­tions chargées des contrôles, à croire qu’elles sont payées au rendement”. Un benchmark avec les autres pays, un organisme ayant un véritable pouvoir de décision et d’autorité seraient sans doute plus adaptés à la mesure de cette envahissan­te complexité qui nécessite une chirurgie de guerre, mais à laquelle on a préféré un traitement par médecine douce. Sans doute trop douce.

“Cette inflation de textes, déconnecté­s du terrain, torturés par des amendement­s hirsutes, établis sur la base d’études d’impact indigentes et de concertati­ons frelatées, exprimés dans une langue incompréhe­nsible est devenue une caractéris­tique du pays”

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