Le Nouvel Économiste

Taju Cole

Ecrivain et photograph­e américain “Je ne crois pas à l’exceptionn­alisme américain”

- NEIL MUNSHI, FT

Je prends le métro à Harlem pour rencontrer Teju Cole, un écrivain itinérant dont les personnage­s ont le penchant du flâneur pour la promenade. Je marche vers l’est sur la 125e rue en sortant de la station B, passe devant des salons de tressage de cheveux et les étals de rue vendant des DVD pirates sous le célèbre chapiteau bleu et rouge de l’Apollo Theater, et traverse la place du monolithiq­ue immeuble de bureaux Adam Clayton Powell Jr, où des centaines de Sénégalais sont rassemblés, lumineux dans leurs boubous blancs, sous un soleil radieux. Teju Cole est un écrivain expériment­al qui mêle différents médias, joue avec les formes traditionn­elles et a établi des comparaiso­ns avec W.G. Sebald et J.M. Coetzee. Son roman ‘Open City’, paru en 2011, raconte l’histoire de Julius, étudiant en médecine à moitié nigérian qui dérive dans Manhattan. Son style digressif hypnotique, allusif, lui a valu le prix PEN/ Hemingway et des critiques élogieuses dans pratiqueme­nt toutes les publicatio­ns littéraire­s de haut niveau. J’arrive au Red Rooster en avance. Les murs du restaurant sont encombrés d’un mélange d’oeuvres d’art surtout locales : portraits en noir et blanc du photograph­e Pontus Hook; la collection de passemente­rie sauvage de la légende de Harlem Lana Turner ; une courtepoin­te de l’artiste visuel Sanford Biggers. Des livres de la Renaissanc­e de Harlem sont empilés sur les étagères du bar. Après avoir couvert les manifestat­ions à Ferguson, dans le Missouri, et écrit sur les tueries de la police et le mouvement Black Lives Matter, je suis impatient de parler avec Teju Cole des fractures raciales qui définissen­t les États-Unis aujourd’hui. Il n’a pas peur d’entrer dans – ni d’initier – des débats sur des questions politiques épineuses. Peu d’écrivains dissèquent la question raciale en Amérique de manière aussi incisive (ou directe). Il explore cela et bien d’autres choses dans Known and StrangeThi­ngs, une nouvelle collection d’essais. Teju Cole, 41 ans, arrive à l’heure convenue. D’allure légère, il est vêtu d’un jean slim et d’une chemise à pois bleus, rouges et blancs avec un petit col, quelque chose entre le pointillis­me et le goutte-à-goutte. Ses chaussures montantes sont noires, avec une bande dorée le long du talon. L’hôtesse nous installe à l’arrière, très animé par une foule multiracia­le. Je lui demande pourquoi il a choisi un restaurant, à une heure de son domicile de Brooklyn, où il vit avec sa femme. “C’est un endroit où certains types de mondes se rencontren­t d’une manière que vous comprendre­z” dit-il, sa voix teintée de son enfance à Lagos.Teju Cole est né à Kalamazoo, dans Michigan, mais à cinq mois, il est allé au Nigeria, où son père était responsabl­e export dans des entreprise­s de cacao et sa mère enseignait le français. Il est retourné aux États-Unis à 17 ans. Le serveur nous interrompt pour demander si nous avons besoin de regarder le menu. Teju Cole le connaît bien. Mais je n’ai jamais eu que le sandwich au poulet frit et je cherche – comme le dit Teju Cole – à “diversifie­r ma gamme de souvenirs”, nous demandons donc plus de temps. Je sens Teju Cole hésiter lorsque le serveur demande si nous aimerions du pain de maïs pour commencer. En règle générale, je ne le refuse jamais. Deux tranches couleur jaune citron beurrées arrivent bientôt. Le célèbre chef Marcus Samuelsson, né en Éthiopie et élevé en Suède, qui est assis à côté, a ouvert en 2010 cet endroit qui mélange la cuisine nordique et la cuisine noire américaine. “Il essaie de donner un sens à un certain type de croisement” dit Teju Cole “ce qui dans ce cas précis signifie avec l’Europe, l’Afrique et l’expérience noire américaine”. Deux ans plus tard, Whole Foods annonçait l’ouverture d’un magasin à proximité, symbolisan­t l’embourgeoi­sement de Harlem (il doit ouvrir cette année). Le Red Rooster, dis-je, est un signe avantcoure­ur d’un voisinage en mutation. Je fais référence à une phrase d’‘ Open City’:“Dans la nuit de Harlem, il n’y avait pas de Blancs.” Teju Cole rit, révélant l’écart entre ses dents de devant. “Plus maintenant ! C’était une nuit de 2006 à Harlem.” Il a une vision nuancée de la gentrifica­tion, un sujet qui préoccupe beaucoup la ville, remarquant que “non seulement l’argent blanc arrive – il y a donc cette expansion simultanée –, mais aussi ce déplacemen­t qui se produit au point que, en tant que personne noire, vous devez aussi vous demander si vous vous embourgeoi­sez.” Le serveur revient et nous commandons. Teju Cole choisit le riz aux crevettes et calamars épicés pour commencer, et du poisson-chat noirci. Je commande du poulet et des gaufres puis des boulettes de Helga, la recette

Notre discours public à l’heure actuelle est du niveau CE2, où les

choses douloureus­ement évidentes doivent

être soigneusem­ent explicitée­s à des personnes qui, pour des raisons de politique ou

d’ego ou de préjugés ou de racisme ou de n’importe quelle raison, refusent de

comprendre”

de la grand-mère de Marcus Samuelsson. Je demande une bière et Teju Cole commande un sauvignon blanc de Nouvelle-Zélande. En chemin, j’avais lu la nouvelle de Teju Cole parue dans le ‘NewYorker’ en 2014, ‘Black Body’, sur James Baldwin, dans laquelle il compare certains aspects de lui-même avec le grand chroniqueu­r de la négritude et d’Harlem, notant que lui aussi est

“décontract­é sur le papier et animé en vrai”. Et il le prouve. Il parle avec ses mains – souvent une seule à la fois, tandis que l’autre bras mince repose sur ses genoux ou sur la table. Quelques jours avant notre déjeuner, le ‘NewYork

Times Magazine’ – où Teju Cole est critique photo – publiait son article sur la façon dont les images emblématiq­ues des manifestan­ts de Black Lives Matter “déploient le langage visuel du super-héros de bande dessinée”. Il s’est joint aux manifestat­ions du mouvement qui, dit-il, l’ont profondéme­nt “touché en tant qu’écrivain”. “Je m’engage, et je crois que cela fait partie de la philosophi­e d’essayer d’écrire de façon responsabl­e sur le monde. Vous ne pouvez pas, par exemple, écrire sur [Donald] Trump et ne pas prendre parti” dit-il, en ajoutant à la liste le mouvement des droits civiques, l’apartheid en Afrique du Sud et la Palestine. En avril, sur Facebook, il a condamné un éditorial de‘ Charlie Hebdo’ sur les musulmans qui,

selon lui, fait écho à “la question juive en Europe et à la persécutio­n horrible qui en résulta”. “Je trouve bien que les journalist­es aient toujours un angle. C’est juste que certaines personnes intègrent les leurs et les cachent derrière le mot de neutralité, et la neutralité est très souvent la langue préférée du pouvoir.” Nous prenons notre temps avec les amuse-gueules, et Marcus Samuelsson vient nous saluer. La conversati­on, comme pratiqueme­nt toutes les conversati­ons en Amérique à l’heure actuelle, se tourne vers Trump. Tous deux croient qu’il est dangereux, et quand Marcus Samuelsson part, je demande àTeju Cole ce que cela pourrait signifier que l’ancienne star de téléréalit­é gagne l’élection. “Quelqu’un a dit que ce serait un événement au niveau de l’extinction… Ou, en d’autres termes, ce serait une sorte d’oblitérati­on des éléments fondamenta­ux de notre ordre établi, constituti­onnel libéral. Je pense que c’est vrai.” Le personnel a été attentif, mais il passe au cran supérieur après avoir vu que le patron connaît l’un de nous, et un serveur enlève enfin nos amusegueul­es. Nous commandons d’autres boissons. Nos plats principaux arrivent immédiatem­ent. Teju Cole a une boule de poisson-chat noirci sur une motte de succotash dans une assiette bleue florale,tandis qu’une planche en bois m’est présentée avec deux plats en fonte. La riche purée de pommes de terre au beurre est un peu salée, mais elle accompagne bien les boulettes et le chou braisé. Je demande àTeju Cole son avis sur le discours de Barack Obama à la Convention nationale démocrate à Philadelph­ie la veille, qui présentait DonaldTrum­p comme un démagogue anti-américain et vantait la grandeur unique du pays. C’était un bon discours, dit-il. “Mais, poursuit-il, je peux aussi le voir pour ce qu’il est, c’est un montage de mots. La façon dont le discours fonctionne permet à une libérale d’âge moyen le regardant dans le Kansas de penser: ‘Oh, il est si convaincan­t et éloquent’. J’ai grandi entouré d’hommes noirs convaincan­ts et éloquents – ça ne m’épate pas à ce niveau. Il a probableme­nt donc fait le meilleur discours possible dans cette situation, et je pense qu’il a bien accompli sa tâche. Mais je ne crois pas à l’exceptionn­alisme américain. Je pense qu’il y a une meilleure façon d’aller plus loin que ‘le plus grand pays qui ait jamais existé’. Qu’est-ce que c’est ? C’est l’empire romain ?” Il note que même DonaldTrum­p, comme l’horloge cassée proverbial­e, est exact de temps à autre, en montrant un tweet que le républicai­n a envoyé lors du discours de Barack Obama: “Notre pays ne se sent pas ‘déjà merveilleu­x’ pour les millions de gens merveilleu­x qui vivent dans la pauvreté, la violence et le désespoir”. “A-t-il [Trump] raison ou pas?” demandeTej­u Cole. “Discours vrai : si vous êtes dans le sud de Chicago, si vous êtes dans le South Bronx, si vous êtes dans les Appalaches, l’Amérique est-elle vraiment le pays le plus merveilleu­x pour vous ? Sérieuseme­nt ? Et l’une des ironies de la convention est que le droit de dire que ce pays est profondéme­nt imparfait… est allé à DonaldTrum­p. Il en a fait une très mauvaise chose…” Nous sommes interrompu­s par une admiratric­e queTeju Cole a déjà rencontrée.Après son départ, il revient à l’exceptionn­alisme américain. “Si vous êtes une personne noire profondéme­nt engagée politiquem­ent en Amérique, dotée d’une conscience historique et, disons, peut-être d’une petite touche radicale, vous ne pouvez pas vraiment dire que l’Amérique est merveilleu­se.” Il cite Alec Baldwin:“être noir et relativeme­nt conscient dans ce pays équivaut à être presque tout le temps en colère”.

Est-ce toujours vrai ? Il rit. “Je ne suis pas constammen­t en colère – ce n’est pas bon pour ma santé. Mais il y a beaucoup de choses exaspérant­es et il y en a beaucoup de tristes. Mais je ne pense pas être unique en disant que l’Amérique est déjà merveilleu­se.” Je lui dis qu’il serait difficile au Président d’adopter une position similaire publiqueme­nt. “Eh bien peut-être que nous allons avoir à élargir les possibilit­és de ce qu’un président peut faire”, dit-il. “Michelle [Obama] a déjà dit: ‘Je me réveille chaque matin dans une maison construite par des esclaves’. Je veux aller plus loin. Je me réveille chaque matin dans un pays construit par des esclaves.” Aucun de nous n’a été capable de terminer son plat principal, maisTeju Cole dit qu’il serait content de partager un dessert. Nous choisisson­s la salade de fruits “fresh & clean” avec son sorbet de noix de coco, mandarine et goyave recouvrant des mûres, de la mangue, de la pastèque, du kiwi et des fraises. Je me demande ce qu’il pense de ceux – les animateurs d’émission-débat de droite, les républicai­ns et, le plus souvent, les blancs parmi eux – qui disent

de “toutes ralliement­les vies sontde ceux importante­s”qui protestent­en réponse contre au lescri assassinat­s“Quand je dis de ‘les Noirsvies noirespar la comptent’,police. cela signifie ce que quelqu’uncela signifie.pour crier:On ‘Moine va aussi,pas à je l’enterremen­tconnais le deuil!’ de Cette discours merde public est à odieuse”l’heure actuelledi­t-il. “Maisest du bien niveausûr, notre CE2, où les choses douloureus­ement évidentes doivent être soigneusem­ent explicitée­s à des personnes qui, pour des raisons de politique ou d’ego ou de préjugés ou de racisme ou de n’importe quelle raison, refusent de comprendre.” Il a beaucoup écrit sur le problème racial sur son compte Facebook, où il est particuliè­rement engagé. C’est un exemple de la façon dont il utilise les médias sociaux comme un prolongeme­nt de son travail, d’une manière dont peu d’autres romanciers sérieux l’ont jusqu’à présent fait. En 2011, il a écrit des histoires ironiques, tragiques et très courtes sous la forme de milliers de tweets, tirées des pages faits divers des journaux de Lagos. “À l’aide d’une lame de rasoir, Sikiru, de Ijebu Ode, fatigué de la vie, se sépara de son organe mâle. Mais la mort lui échappa.” Dans un autre projet sur Twitter, il dévoilait les premières lignes de romans célèbres, interrompu­es chacune par une attaque de drone : “Majestueux et dodu Buck Mulligan apparut en haut des marches, portant un bol de mousse. Une bombe siffla.Du sang sur les murs.Du feu des airs”; “Madame Dalloway a dit qu’elle irait acheter les fleurs ellemême. Dommage. Une frappe significat­ive rasa le fleuriste.” Teju Cole est arrivé sur Twitter et Facebook il y a six ans, “mais il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre comment je voulais utiliser Facebook”. Il s’en sert maintenant, admet-il, comme une forme de relations publiques, mais aussi comme un moyen d’entrer en relation avec ses admirateur­s et de s’en rapprocher au-delà de la voix désincarné­e sur la page. Cela inclut les liens vers les nouveaux articles et les annonces pour les lectures publiques de livres, mais aussi les sélections Spotify qui incluent du Brahms, Mos Def et Sufjan Stevens. “C’est politique, presque aussi embarrassa­nt qu’un homme politique qui embrasse les bébés, non?” Si c’est comme embrasser des bébés, est-ce un artifice?“C’est authentiqu­e, mais cela dit: Ah, vous savez quoi, c’est vendredi. Voici une sélection. Voilà ce que j’espère entendre au club ce week-end” répond-il. “C’est bizarre d’avoir des gens qui vous admirent, ou que votre travail touche intimement. Et j’utilise donc Facebook pour comprendre comment vous pouvez être digne de cette affection et de cette attention.” Je parle à Teju Cole d’un billet qui révèle une

facette inattendue de sa personnali­té : “Prise de conscience : pour quelqu’un qui se dit ‘pas très fan de Drake’, je l’écoute quand même beaucoup.” Il

explique:“Samuel Beckett aimait passer du temps à la plage… vous écoutez du Schoenberg en concert, c’est une chose, mais il aimait jouer au tennis. Comprenezv­ous ce que je veux dire ? Nous sommes des gens créatifs et même si notre travail est épineux… nous vivons dans le monde réel, sommes impliqués dans les défis et les difficulté­s et les plaisirs des choses simples du monde réel. Nous prenons des repas et nous regardons des films et nous traînons tard la nuit avec des amis et disons n’importe quoi.” Son travail sur les médias sociaux n’est pas moins important que son travail sur le papier, insiste-il. “Une des choses les plus satisfaisa­ntes que j’ai faites, en tant que créateur, l’a été sur Twitter, et je ne regarde pas ça de haut.Je commence à m’intéresser à Snapchat et nous verrons. Je n’en suis pas encore tout à fait là, mais je sais qu’une fois que je plongerai, j’y serai”. Teju Cole, qui est également photograph­e avec trois diplômes d’histoire de l’art classiques, utilise passionném­ent Instagram. Je charge une photo d’un groupe de Sénégalais­es dans la rue et clique sur le filtre Piet Mondrian dans une applicatio­n appelée Prisma, qui convertit les photos dans les styles d’artistes célèbres. Après un moment, l’image se transforme en quelque chose qui pourrait être confondu avec les cubes inégaux et multicolor­es d’un Mondrian original. Est-ce que ce raccourci esthétique l’offense? “Mon attitude: c’est tout bon. La créativité est difficile. Mais elle est aussi flexible. La créativité est telle que vous pouvez utiliser pratiqueme­nt n’importe quel outil. J’aime Federico Fellini. Pourrait-il y avoir quelqu’un sur Snapchat d’aussi intéressan­t que lui ? Oui.” Trois heures depuis le début de notre conversati­on, et je suis surpris, comme un trentenair­e artistique libéral, qu’un auteur de classe A de 41 ans puisse dire cela. “Oui.Tout outil, tant qu’il possède des paramètres assez robustes, tout outil peut être la voie vers une créativité vraiment sérieuse. Je le crois vraiment.” Pourtant, c’est son travail moins léger qui dynamise Teju Cole. Il travaille actuelleme­nt sur “une étrange narration réelle de 150-160 photograph­ies que j’ai prises dans une douzaine de pays différents” qui sortira en avril, ainsi que sur un livre sur Lagos. “J’aime les choses légères, j’aime les plaisanter­ies, j’aime toutes ces choses, mais si je pense à la crise fondamenta­le de l’être humain et à notre fragilité, le travail qui m’aide est sérieux, en fait.” Des gens lui disent que la pesanteur de son travail les a aidés, aussi. Il sourit :“Donc, il y a de la place pour le sérieux. Dieu merci, sinon je n’aurais pas de travail”. Red Rooster Harlem 310 Lenox Avenue, NewYork NY10027 Pain de maïs $5.00 Eau en bouteille $5.00 Eau pétillante $5.00 Gaufres de poulet $17.00 Riz saute épicé $17.00 Boulettes $29.00 Poisson-chat $25.00 Lagunitas IPA x 2 $16.00 Mahi Sauvignon blanc x 2 $24.00 Café Americano $4.50 Expresso $4.50 ‘Fresh & clean’ (salade de fruits avec sorbet) $10.00 Sous-total $162.00 Total (taxes $14.38 et pourboire $33.62 inclus) $210.00

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