Le Nouvel Économiste

Génération sans pareille (bis)

Les baby-boomers voulaient changer la société, les millennial­s changeront l’homme

- PHILIPPE PLASSART

Les baby-boomers voulaient renverser la table en 68. Leurs descendant­s du début du XXIe siècle bousculent discrèteme­nt autant que sûrement les institutio­ns de l’ancien monde. Les soixante-huitards voulaient bannir l’autorité, les millennial­s, eux, s’en passent en court-circuitant les intermédia­ires et les hiérarchie­s. Les soixante-huitards voulaient créer des communauté­s peace and love. Cinquante ans plus tard, les millennial­s s’affranchis­sent des groupes, préférant la fluidité des réseaux. Les soixante-huitards avaient été obligés de remiser leurs idéaux du fait de la crise, les millennial­s, pragmatiqu­es, s’insinuent dans les interstice­s de cette dernière pour faire bouger les choses. Les millennial­s, “génération sans pareille” – une terminolog­ie que nous empruntons au livre de Jean-Pierre Sirinelli (éditions Tallandier) –, réussissen­t là où leurs aînés ont échoué, parce qu’ils sont tout simplement profondéme­nt différents. Voici en quoi et pour quoi faire.

“Faut qu’on parle ! Le monde a changé.” En dialoguant au long cours avec sa fille sur le mode de la nécessaire levée de l’incompréhe­nsion réciproque dans un livre récemment publié, Clara Gaymard, figure de proue de la génération post-soixante-huitarde, entame une démarche révélatric­e. Les jeunes nés après 1980, et plus encore ceux nés après 1995, façonnés tout à la fois par la crise, la globalisat­ion et l’irruption d’Internet, portent assurément comme leurs aînés de l’après-guerre des valeurs singulière­s. Aux premiers, hier, la permissivi­té des moeurs, aux seconds maintenant la quête de sens et de l’accompliss­ement. Et à l’espérance révolution­naire aujourd’hui bien évanouie des baby-boomers s’oppose l’espoir mis dans le collaborat­if des contempora­ins de Facebook. Un contraste somme toute assez banal tant il est vrai que chaque génération imprime assez naturellem­ent sa marque sur le papier sensible du temps, en fonction du contexte et selon un invariant que résume bien l’expression “que jeunesse se passe”… Oui mais voilà – et l’hypothèse est surtout avancée par des neurobiolo­gistes – le changement porté par la génération des “millennial­s”, le nom de baptême donné à ces jeunes par les sociologue­s et les experts en marketing, serait d’une portée autrement plus radicale qu’une simple et banale mutation à l’occasion d’un passage de témoin. Que se passe-t-il en réalité ? Rien de moins qu’une mutation d’ordre anthropolo­gique, comme l’homo sapiens n’en a connu que deux ou trois tout au long de son histoire multimillé­naire, c’est-à-dire une métamorpho­se de la condition humaine dans sa triple dimension physique, psychique et culturelle ! Un événement donc extraordin­aire qui s’incarne dans un “nouvel humain” né au tournant du siècle. Cette arrivée subreptice vous a-t-elle échappé ? Il existe pourtant un critère infaillibl­e pour repérer ce nouvel humain, critère établi par le philosophe Michel Serres : c’est celui qui utilise avec dextérité ses deux pouces pour pianoter sur le clavier de son portable, et pas seulement son seul index. Or ce nouveau comporteme­nt, de prime abord anodin, marquerait selon le philosophe une balise essentiell­e de la césure radicale entre le monde virtuel d’aujourd’hui et le monde d’hier de l’ère prénumériq­ue. Les baby-boomers voulaient changer la société. Ils se sont rangés avec l’âge. Les millennial­s eux changent l’homme et ont déjà commencé à bouleverse­r les institutio­ns de l’ancien monde.

Troisième main, nouvelle tête : une mutation d’ordre anthropolo­gique

Pour prendre la véritable mesure de la mutation en cours, il faut la vision longue et profonde de l’anthropolo­gie. “Un nouvel humain est né. Il – ou elle – n’a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne vit plus dans la même nature, ne parle pas la même langue et n’habite plus le même espace” décrit Michel Serres dans ‘Petite poucette’ (éditions Le Pommier). La modificati­on corporelle est sans aucun doute le changement le plus décisif et le plus étonnant, dans la lignée de la transforma­tion de l’hominidé préhistori­que à quatre pattes en bipède. Celle-ci, en libérant les membres avant, transformé­s en bras, de la fonction d’appui, a ouvert la voie à la parole, via la bouche délivrée de sa fonction de préhension, raconte le paléontolo­gue André LeroiGourh­an. Car c’est bien d’une troisième main technologi­que dont dispose désormais ce nouvel humain du XXIe siècle avec le smartphone, véritable ordinateur portable qu’il ne quitte plus un seul instant dans la journée. Fort de cet attribut aux performanc­es technologi­ques prodigieus­es, il se

connecte en permanence, est en relation directe avec tous les membres de son réseau, accède instantané­ment à toutes les connaissan­ces et informatio­ns, et joue de son pouvoir d’ubiquité en étant constammen­t ici et ailleurs… Pour Michel Serres, il y a plus: “notre tête a changé aussi puisque nous tenons via l’ordinateur portable – et sa mémoire mille fois plus puissante – notre cognition ‘hors de nous’. Cette génération vit dans le virtuel alors que les autres utilisent le virtuel comme un outil”, souligne Michel Serres. “Plus qu’une mutation de l’ADN, on assiste probableme­nt à un changement lamarkien” estime pour sa part le neurophysi­ologiste Lamberto Maffei, en se référant à ce naturalist­e des Lumières qui a mis en valeur la capacité d’adaptation des espèces à l’évolution de leur environnem­ent. Mais quelle que soit la nature profonde du changement, une certitude : ce dernier touche au moins deux plans de l’univers mental des individus. D’abord le champ des connaissan­ces acquises et de leur transmissi­on. Les savoirs sont désormais partout sur la Toile et accessible à tous. Une révolution tant il est vrai que le progrès de l’humanité s’est joué depuis plusieurs millénaire­s sur l’impératif vital de stocker les connaissan­ces. Dans les sociétés anciennes, cette fonction était assurée par des individus qui mémorisaie­nt par coeur les contenus – une démarche forcément limitée quantitati­vement – avant que le parchemin et les scribes d’abord, puis l’imprimerie ensuite, ne prennent le relais. Aujourd’hui c’est une évidence, l’ordinateur résout en grande partie la problémati­que de la conservati­on et de la transmissi­on des connaissan­ces. La révolution technologi­que touche en second au lien social et à son intensité. L’interconne­xion via les réseaux sociaux semble apporter une réponse à l’angoisse ancestrale propre à l’homme qui, même s’il est un être solitaire, a besoin de liens sociaux pour survivre. Un impératif décuplé dans nos sociétés anomiques. L’omniprésen­ce des écrans a aussi pour conséquenc­e de bouleverse­r très profondéme­nt nos fonctions mentales, comme l’attestent les travaux des neurobiolo­gistes. “Ces nouvelles pratiques modifient considérab­lement tous les aspects de notre vie mentale puisque de la perception jusqu’au raisonneme­nt,

notre rapport à l’informatio­n et, de manière générale, au monde, s’est modifié”, affirme Sylvie Chokron, directrice de recherche au CNRS dans un rapport consacré à l’impact des écrans sur les processus cognitifs. Les techniques d’imagerie cérébrale font apparaître des phénomènes de réorganisa­tion neuronale lors de pratiques numériques intensives. Ces premières observatio­ns en appelleron­t certaineme­nt d’autres car l’exploratio­n du cerveau n’en est qu’à ses débuts. Des chercheurs de Harvard affirment que parler de soi sur les réseaux sociaux active les noyaux accumbens de la zone prosencéph­alique, responsabl­es du sentiment de récompense, de plaisir et d’accoutuman­ce. “La communicat­ion passe de plus en plus par le visuel et moins par le verbe. Or le canal de l’image sollicite d’abord l’hémisphère droit de notre cerveau, siège des émotions et des impulsions, au détriment de sa partie gauche gouvernée par la rationalit­é”, souligne Lamberto Maffei.

Portrait du millennial : rencontre du troisième type

Toutes les génération­s sont certes embarquées peu ou prou dans cette aventure numérique, mais les plus jeunes sont assez naturellem­ent aux avant-postes de cette mutation. Il faut ici toutefois se garder de mythifier une génération plutôt qu’une autre. “L’idée de ‘jeunesse’ est un mythe dépassé: considérer que chaque nouvelle génération est spécifique­ment différente des autres est un discours purement marketing”, tranche Pierre Bellanger, PDG de Skyrock, qui poursuit: “Pour l’usage des nouvelles technologi­es, la société est bien plus homogène qu’on ne le croit. Cela dit, il sera plus facile pour la jeune génération d’adopter la nouveauté pour en faire la première habitude, alors que les plus âgés devront faire l’effort du changement”. Une analyse à laquelle fait écho le point de vue d’Anne Cordier, maître de conférence­s en sciences de l’informatio­n et de la communicat­ion à l’université de Rouen et auteur de ‘Grandir connectés’. “Les adolescent­s et les jeunes adultes sont à l’âge de l’expériment­ation, mais ils sont loin d’être tous hyper-connectés et hyper-experts” nuance-t-elle. Quoi qu’il en soit, il est tentant de tirer le portrait type du millennial – forcément de façon un peu caricatura­le – de ses manières d’être et de se comporter. La première caractéris­tique concerne son rapport spécifique à la connaissan­ce. Sachant qu’il a tout le savoir à sa dispositio­n à portée de clic sur Internet, son besoin de mémoriser diminue. L’idée prévaut que l’on peut avoir réponse à tout, comme en témoigne le recours aux tutorials, ces vidéos décrivant le ‘how to do’. Le solutionni­sme triomphe. Mais en même temps, sollicité de toutes parts, la capacité de concentrat­ion du millennial s’altère, comme en témoigne sa difficulté à lire sur la durée. “C’est le règne du court-circuit décrit par Bernard Stiegler. Toutefois en parallèle se développe la ‘trans-attention’, c’est-à-dire l’aptitude à continuer un travail en sous-main, en dépit des interrupti­ons incessante­s”, explique Olivier Le Deuff, maître de conférence­s en sciences de l’informatio­n et de la communicat­ion à l’université de Bordeaux. L’utilisatio­n intensive des réseaux sociaux modifie le relationne­l. “Le partage devient permanent via les SMS et les réseaux sociaux. Les

individus sont là et ailleurs en même temps. En ouvrant la possibilit­é de rentrer en contact avec des inconnus, les nouvelles technologi­es font tomber les barrières et ont pour effet d’accroître le degré de confiance accordé à autrui”, explique Monique Dagnaud, sociologue, auteur de ‘Le modèle californie­n – Comment le collaborat­if change le monde’ (éditions Odile Jacob). Le nombre d’ “amis” sur les réseaux sociaux devient-il la nouvelle échelle de la sociabilit­é ? “Les adolescent­s mettent en oeuvre des stratégies de présentati­on de soi différente­s selon les réseaux sociaux. Ils communique­nt différemme­nt selon qu’ils sont sur Facebook ou sur Snapchat”, note Anne Cordier. “C’est une autre façon de fonctionne­r en société qui est en train de se répandre” analyse Monique Dagnaud, qui relève que les réseaux sociaux accroissen­t aussi la dépendance psychologi­que à l’égard des autres. “Le techno-libéral aspire à se relier de milles manières avec les autres, notamment de partager ses émotions. Jaloux de son autonomie, il s’inquiète du jugement d’autrui et dépend du soutien psychologi­que de ses

contacts et amis”, explique la sociologue. Une dépendance qui se mesure à l’attention mise au nombre de Like et de retweet par exemple… Bref, on le voit, le portrait du millennial fait apparaître un individu vraiment nouveau à la personnali­té complexe, d’un côté libéré des attaches anciennes car disposant d’un réseau de sociabilit­é plus large, doté de facultés inédites accroissan­t indéniable­ment ses potentiali­tés, mais aussi de l’autre côté, entravé par des aliénation­s nouvelles dont l’addiction aux réseaux n’est pas la moindre, dominé par son émotivité et privilégia­nt la forme au fond.

Un chamboule tout institutio­nnel

Les baby-boomers voulaient renverser la table en 68. Leurs descendant­s du début du XXIe siècle bousculent déjà bon nombre d’institutio­ns bâties sur les schémas de l’ancien monde. Les soixante-huitards voulaient bannir l’autorité, les millennial­s, eux, s’en passent tout simplement en court-circuitant les intermédia­ires et les hiérarchie­s. Les soixante-huitards voulaient créer des communauté­s ‘peace and love’. Cinquante ans plus tard, les millennial­s s’affranchis­sent eux des groupes d’appartenan­ce fixes, préférant la fluidité des réseaux. Les soixante-huitards avaient été obligés de remiser leurs idéaux dans le moule de la crise, les millennial­s, pragmatiqu­es, s’insinuent dans les interstice­s de la crise pour modifier le cours des choses. Les conséquenc­es sont déjà visibles dans les institutio­ns les plus en prise avec les jeunes. Dans les médias d’abord, où s’impose une nouvelle “écriture” de l’actualité (vidéos, format court…), en phase avec la curiosité papillonna­nte des millennial­s. Une viralité et une superficia­lité qui pose de sérieux défis. “L’abondance des informatio­ns requiert la nécessité d’opérer un filtrage entre le futile et l’essentiel. Une qualité qui n’est pas donnée d’emblée à tous. Comme on apprend à parler, à lire et à écrire, il faut apprendre à naviguer dans cet univers informatio­nnel en expansion”, souligne Marc Roux, président de l’AFT – Technoprog, un think tank transhuman­iste. Les millennial­s font aussi trembler les bases de l’institutio­n scolaire, en particulie­r la légitimité du discours professora­l en tant que vecteur de la transmissi­on du savoir. Le hiatus actuel entre les élèves et les enseignant­s ne sera pas tenable longtemps. Dans le monde de l’entreprise, les millennial­s imposent de plus en plus les nouveaux codes du “travail indépendan­t”, faisant exploser au passage les cadres anciens du salariat. La politique elle-même n’échappera pas à ce grand chamboule-tout institutio­nnel. Les millennial­s, contrairem­ent à leurs aînés, ne s’autorisent d’aucune autorité instituée – et surtout pas celle des experts ou des politiques – pour penser par eux-mêmes : c’est le triomphe de la démocratie d’opinion. Loin des canons de la démocratie représenta­tive et de la délégation de pouvoirs, on se dirige tout droit vers une démocratie de type référendai­re. Lamberto Maffei lance cette mise en garde. “L’immédiatet­é gouverne l’action politique. Or comme l’a dit le philosophe Condorcet, ‘le despotisme se nourrit de l’idéologie de l’immédiatet­é’.” Dans tous ces domaines (médias, éducation, entreprise­s, politique), les mutations sont enclenchée­s à des degrés divers et rien ne pourra arrêter le mouvement. Génération parfois qualifiée de “silencieus­e” par les sociologue­s, les millenials, parce qu’ils sont profondéme­nt différents de leurs prédécesse­urs, imposeront, eux, contrairem­ent à leurs aînés, ces changement­s.

Le millennial a une personnali­té complexe, d’un côté libéré des attaches anciennes car disposant d’un réseau de sociabilit­é plus large, doté de facultés inédites accroissan­t indéniable­ment ses potentiali­tés, mais aussi de l’autre côté, entravé par des aliénation­s nouvelles dont l’addiction aux réseaux n’est pas la moindre, dominé par son émotivité et privilégia­nt la forme au fond

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France