Le Nouvel Économiste

L’autre visage de Warren Buffett

Un investisse­ur légendaire n’est pas pour autant un modèle pour réformer l’économie américaine

- THE ECONOMIST

Warren Buffet se mêle depuis longtemps de politique. Au milieu des années 1970, il se piquait pour les dîners sélects de Washington. Dans les années 1980, il passa un week-end de golf avec Ronald Reagan. En 2003, il a aidé Arnold Schwarzene­gger à devenir gouverneur de Californie et en 2008, John McCain et Barack Obama ont tous deux laissé entendre qu’ils aimeraient le prendre comme secrétaire au Trésor. Cette année, le plus célèbre investisse­ur américain a donné son point de vue sur la politique. À l’âgelibép rateur de 85 ans, il penche vers la gauche. Sa dernière lettre annuelle aux investisse­urs (dans laquelle il se limite généraleme­nt à de petites blagues et dissèque les taux de réserves des assureurs), il répudie avec vigueur l’humeur sombre du pays. Il écrit : “Depuis 240 ans, c’est une terrible faute de parier contre l’Amérique”. Le 1er août dernier, à Omaha, M. Buffett était sur scène avec Hillary Clinton lors de la Convention démocrate et fut poussé à parler de la personnali­té et de l’état des affaires de Donald Trump. Si la véhémence des interventi­ons de M. Buffett a augmenté avec le temps, elles sont aussi prises avec plus de sérieux. C’est en partie la conséquenc­e de son influence financière. Berkshire Hathaway, son fonds d’investisse­ment, évalué à 363 milliards de dollars, est au sixième rang mondial. Il est au moins 20 fois plus riche que M. Trump. C’est aussi le reflet de la popularité de M. Buffett : au mois d’avril, la réunion annuelle de Berkshire a attiré 40 000 personnes. Il y a vingt ans, elles étaient 5 000. Depuis le décès de Steve Jobs, le patron d’Apple, M. Buffett a repris le rôle du héros solitaire des grandes entreprise­s aux États-Unis. Ilreprég sente l’espérance nostalgiqu­e d’un capitalism­e un peu plus juste. Mais M. Buffett n’est pas aussi immaculé qu’il se présente. Il agit selon son propre intérêt, en toute légalité ; mais si toutes les entreprise­s suivaient son exemple, l’Amérique serait encore dans une plus mauvaise situation. Par exemple, prenons la sympathie qu’il exprime souvent envers les travailleu­rs. En 2013, Berkshire est entré en partenaria­t avec le fonds d’investisse­ment brésilien 3G, réputé pour dépecer les entreprise­s qu’il acquiert. Depuis que 3G a organisé la fusion des marques Kraft et Heinz (Berkshire détient 27 % de la nouvelle société) l’an dernier, les effectifs ont été réduits de 10 %. L’année dernière, le spéculateu­r Daniel Loeb a interpellé M. Buffett sur ce qu’il nomme “un décalage entre ses paroles et ses actes” : “Il pense que nous devrions tous payer plus d’impôts, mais lui fait tout pour les éviter”. M. Loeb a raison : les impôts de Berkshire ont diminué par rapport à ses bénéfices. L’an dernier, il a payé au fisc l’équivalent de 13 % de ses bénéfices avant impôts – probableme­nt le calcul le plus juste de sa charge fiscale – ce qui en fait l’un des plus petits contribuab­les parmi les grandes entreprise­s américaine­s. Virulent contre Wall Street, M. Buffett a soutenu Goldman Sachs lors de la crise de 2008. Berkshire était un des actionnair­es principaux de Moody’s, une des agences de notation qui s’est trouvée au coeur de la débâcle des subprimes. De plus, le groupe possède sa propre entreprise de services financiers, qui commercial­ise principale­ment des assurances avec 250 milliards de dollars d’actifs, et 10 % de Wells Fargo, la plus grande banque américaine (en valeur de marché). Ce portefeuil­le a échappé à la classifica­tion “Importance systémique” des régulateur­s américains. M. Buffett exprime souvent des opinions bien arrêtées sur la gestion des entreprise­s ; le mois dernier, il a, avec 12 autres grands patrons, exigé une meilleure gouvernanc­e. Ils recommande­nt que les comptes des entreprise­s suivent les principes comptables généraleme­nt reconnus (GAAP, [Generally Accepted Accounting Principles, ou PCGR en français, ndt]). Mais Berkshire encourage les investisse­urs à utiliser sa propre méthodolog­ie de performanc­e, basée sur le concept de “valeur intrinsèqu­e”. La première épouse de M. Buffett siégeait jusqu’à son décès en 2004 au conseil d’administra­tion de Berkshire, et son fils pourrait en devenir le prochain président. Ces incohérenc­es sont inévitable­s dans une carrière longue et intense dans le monde des affaires. Mais M. Buffett pose un autre problème : son goût pour les oligopoles. Déçu par les rendements du textile dans les années 1960 et 1970, puis par la fabricatio­n de chaussures et les compagnies aériennes, Buffett avait conclu qu’il devait investir dans les “franchises” protégées de la concurrenc­e, et non dans de simples “entreprise­s”. Dans les années 1980 et 1990, il a misé sur de grandes marques mondiales dominantes comme Gillette et Coca-Cola (ainsi que sur le plus grand magasin de meubles d’Omaha, qui représente deux tiers du marché local). Aujourd’hui, Berkshire possède tout autant des micro-monopoles – allant d’un fabricant de caravanes à un fabricant d’uniformes de gardiens de prison – que des oligopoles dans les services publics, les chemins de fer et les biens de consommati­on essentiels. Comme l’argent a suivi le même mouvement, l’économie américaine s’est “buffettisé­e”. Une orthodoxie puissante règne chez les investisse­urs : il faut posséder des entreprise­s stables, entièremen­t dévouées à produire des rendements élevés, avec de grosses parts de marché et des besoins en investisse­ment faibles. Les managers ont abondé dans ce sens. Parmi les 900 industries américaine­s les plus importante­s, les deux tiers sont plus concentrée­s depuis le milieu des années 1990. L’an dernier, les entreprise­s du S&P 500 n’ont réinvesti que 45 % de la trésorerie qu’elles ont générée. La priorité est de protéger les marges et de réduire les coûts. La croissance économique en pâtit. Comme Steve Jobs, M. Buffett semble être capable de créer un champ de distorsion de la réalité autour de lui afin de détourner les critiques. Dans les librairies, face à ‘The Art of the Deal’, le livre autohagiog­raphique de M. Trump, ou de ‘Selfish’, le livre auto-pornograph­ique de Kim Kardashian, il y a des dizaines d’hommages à l’homme du Nebraska qui joue du ukulélé et lit des plans comptables pour le plaisir. Et bien évidemment, sa carrière a été un triomphe pour ses investisse­urs : le rendement annuel composé de Berkshire, de 21 % depuis 1965, est le double de celui de l’indice S&P 500. La stratégie de M. Buffett pourrait profiter à la société si elle était largement adoptée : par exemple, garder des actions sur de longues périodes. Il est opiniâtre dès qu’il s’agit de repérer des malversati­ons, notamment chez Valeant, un laboratoir­e pharmaceut­ique qui rencontre aujourd’hui des difficulté­s. Son projet de laisser la majeure partie de sa fortune à la Fondation Gates, un organisme de bienfaisan­ce, est exemplaire. Mais il est loin d’être le modèle selon lequel le capitalism­e devrait se transforme­r. C’est un accumulate­ur prudent de capital en grande partie éthique, investi dans des entreprise­s traditionn­elles et de préférence oligopolis­tiques, alors que l’Amérique aurait besoin de prendre plus de risques, de baisser les prix, d’investisse­ments plus élevés et de beaucoup plus de concurrenc­e. Ces idées sont peu présentes dans les lettres que M. Buffett envoie à ses actionnair­es.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France