Le Nouvel Économiste

Le nouveau Saint-Guillaume

La transforma­tion radicale de Sciences Po, prenant le meilleur aux université­s et aux grandes écoles, devrait inspirer les réformateu­rs de l’enseigneme­nt supérieur

- PATRICK ARNOUX

Tellement chic et bourgeoise, au coeur du septième arrondisse­ment, la distilleri­e pour la haute administra­tion cultivait l’entre soi jusqu’à la caricature. Cela n’a pas fait grand bruit, mais ce mythe a explosé. Radicaleme­nt, sur tous les fronts. Celui de la reproducti­on sociale en passant à la diversité, en internatio­nalisant son campus et en le démultipli­ant en région. (sept entités dédiées au “collège universita­ire”). En dynamitant son traditionn­el cursus en un cycle à l’anglosaxon­ne : 3 années d’études généralist­es plutôt dans les sciences “molles”, ouvrant les portes d’une des sept écoles profession­nelles en 2 annnées, sanctionné­es pas un master. Une stratégie consacrée par l’entrée cet été de cette université dans le club des grandes écoles, mais surtout par l’acquisitio­n de ce qui deviendra l’un des plus vastes campus parisiens, avec l’opération des 14 000 m2 de l’hôtel de l’Artillerie.

Le chemin aussi étroit qu’escarpé vers les sommets du pouvoir s’est transformé en boulevard pour les entreprise­s privées. L’apocope, formidable

marque, recouvre en effet aujourd’hui une tout autre réalité,, la ppetite Grande École malthusien­ne a viré université d’excellence

sélective.

Dans la touffeur de l’été, deux signaux faibles émis par Sciences Po consacraie­nt pourtant sa discrète métamorpho­se. Non seulement cette université a fait son entrée dans le club fermé des grandes écoles (CGE, Conférence des grandes écoles), mais elle a simultaném­ent racheté, au coeur le plus cher de la capitale, les 14 000 m2 de l’hôtel de l’Artillerie, locaux militaires bientôt transformé en campus dernier cri afin de former ses 14 000 élèves – contre 2 000 en 1950. Une opération de 200 millions d’euros financée à hauteur de 160 millions par un emprunt de la fondation sur 35 ans. Dans certains esprits, Sciences Po est encore souvent cette bourgeoise institutio­n, élitiste distilleri­e ppour l’ENA et les grands commis de l’État. Le chemin aussi étroit qu’escarpé vers les sommets du pouvoir s’est transformé en boulevard pour les entreprise­s privées. L’apocope, formidable marque, recouvre en effet aujourd’hui une tout autre réalité, la petite grande école malthusien­ne a viré université d’excellence sélective. Avant-hier exclusivem­ent germanopra­tine, elle a déployé sept campus en région (Reims, Dijon, Le Havre, Menton, Nancy, Paris, Poitiers). École emblématiq­ue et caricatura­le du pouvoir masculin, elle a admis cette année 63 % de filles. Du temps de l’élève Jacques Chirac, il n’y avait aucun enseignant permanent et la recherche était un gros mot du côté de l’amphi Boutmy ; 220 enseignant­s-chercheurs y donnent aujourd’hui des cours aux côtés des 4 100 chargés d’enseigneme­nt. Près d’un étudiant sur deux n’est pas français. Le si charmant entre-soi d’antan a fait place à un vaste brassage multicultu­rel. Le creuset si traditionn­el de la “reproducti­on” sociale a explosé, Bourdieu pourrait s’en féliciter. L’Institut d’études politiques accueille des centaines de candidats venus des Zep – 150 par an – et actuelleme­nt 30 % de boursiers.

Tout a changé

Plus rien n’est comme avant rue Saint-Guillaume. À quelques symboles près. La “péniche” est toujours là – oblongue et vaste banquette de bois blond amarrée dans le vestibule-forum – comme l’immuable emblème de fer forgé dominant le porche d’entrée sous lequel passent les cohortes d’élèves. Sans doute ne prêtent-ils guère attention au lion et au renard qui y figurent. Tout un programme ! En guise d’ambition pédagogiqu­e, la propositio­n de Machiavel – “Si donc un prince doit savoir bien user de la bête, il doit choisir le renard et le lion ; car le lion ne peut se défendre des filets, le renard des loups ; il faut donc être renard pour connaître les filets et lion pour faire peur aux loups. Ceux qui veulent seulement faire les lions n’y entendent rien.”” Ô comf bien de futurs présidents de la République, combien de futurs ministres et députés ont retenu cette leçon faite au Prince ?

Sept écoles profession­nelles

Aimable sujet d’inspiratio­n aujourd’hui pour les apprentis avocats, journalist­es, financiers ou managers diplômés par l’une des sept écoles p profession­nel les –École des affaires internat i op nales (PSIA),), École de droit,, École urbaine,, École de la communicat­ion,, École de jjournalis­me, École doctorale, de l’entreprise (sans oublier la toute nouvelle dédiée aux entretrise - l’école du management et de l’innovation) mises en place ces dernières années afin de structurer l’offre foisonnant­e de masters en projets profession­nels plus cohérent. (voir entretien page 14).

La transforma­tion des cursus

Aboutissem­ent d’une mue qui a vu tous les cursus transformé­s. Adieu la fameuse classe préparatoi­re et le traditionn­el cursus en 3 ans. En fait, il y a dorénavant deux Sciences Po calées sur

la fameuse séquence LMD (Licence, master, doctorat). Les trois premières années pluridisci­plinaires directemen­t après le bac du “collège universita­ire” – la mention très bien ne suffit plus pour y rentrer –, sont consacrées aux grandes matières classiques et généralist­es, tandis que les deux dernières années, sanctionné­es par un master “maison”, sont dédiées à des formations “profession­nelles” au sein d’une des sept écoles spécialisé­es. Ovni original dans le paysage de l’enseigneme­nt supérieur – ni

privé, ni public, ni université, ni grande école – Sciences Po a un statut bicéphale très particulie­r – une fondation privée et un institut public – qui n’a pas vraiment grippé son développem­ent. Au contraire. “Nous avons pris le meilleur des deux

mondes” glisse Olivier Duhamel, président de la fondation, privée, qui gère Sciences Po et inspire la stratégie de l’institut public. Contrairem­ent aux université­s, la rue Saint-Guillaume sélectionn­e à l’entrée et facture à bon prix son enseigneme­nt selon un barème à 11 niveaux prenant en compte les revenus des parents. 13 000 euros l’année pour les élèves des plus fortunés, et rien pour ceux qui n’ont… rien. Dans les années 80, les frais de scolarité pour décrocher le diplômes étaient symbolique­s (360 euros les 3 ans) alors qu’aujourd’hui, si un tiers des étudiants ne déboursent rien, la facture peut grimper à plus de 60 000 euros pour les plus aisés. L’indépendan­ce totale s’ajoute à ces singularit­és pour concevoir des programmes plutôt transverse­s entre plusieurs sciences “molles” – sociologie, histoire, économie et autres sciences humaines. Offres hyper-généralist­es qui séduit les DRH par ces profils forgés avec deux dominantes : ouverture d’esprit et polyvalenc­e et qui, du côté des bacheliers, font un tabac. Les plus brillants doivent en effet choisir entre une université non sélective qui leur fait vraiment peur, et l’hyper-difficulté des prépas menant à des écoles spécialisé­es. Les plus astucieux connaissen­t en outre la cote des diplômes du côté des DRH, car les entreprise­s représente­nt aujourd’hui le débouché très largement dominant (75 %). Et la nouvelle business school interne qui sera inaugurée prochainem­ent va booster cette filière.

Le bâtisseur visionnair­e, Richard Descoings

Fantasque, parfois excessif, toujours visionnair­e, avec panache et ambitions, Richard Descoings a singulière­ment transformé l’établissem­ent au début des années 2000. Quantitati­vement en dopant les recrutemen­ts, qualitativ­ement en accélérant la mixité internatio­nale et sociale. Tout en enrichissa­nt la palette des enseigneme­nts. La tragique disparitio­n de ce bâtisseur entreprena­nt a révélé une gestion interne parfois chaotique, mais son successeur, aiguillonn­é par les pouvoirs publics, a remis avec rigueur de l’ordre dans cette maison singulière. Les secrets de sa réussite actuelle tiennent à une dizaine de clés mise en oeuvre depuis quelques années par un patron rigoureux, pointilleu­x autant que sérieux, Frédéric Mion. Sous la vigilance attentive des magistrats de la Cour des comptes qui, régulièrem­ent, corrige sévèrement sa copie.

Les 10 clés d’un succès

- Des cursus très généralist­es plutôt orientés sciences humaines. - Un statut particulie­r de grand établissem­ent, lui permettant un recrutemen­t très sélectif. - Des professeur­s prestigieu­x, dont certaines “stars” médiatique­ment visibles, au statut inédit : 200 enseignant­s-chercheurs et 4 000 “vacataires” profession­nels, alors que dans les université­s et grandes écoles, il s’agit de profs académique­s. - Une hybridatio­n des cultures et une transversa­lité selon le modèle anglo-saxon – oxfordien, plus précisémen­t – contrairem­ent aux GE ou facs monocolore­s par discipline. - Un programme inédit séquencé en 2 phases : 3 ans de collège universita­ire en province consacrées aux sciences sociales et aux méthodes de travail grâce à la fameuse “conférence de méthodes” en petites classes, le tout sanctionné par un Bachelor + une spécialisa­tion de 2 ans de master dans l’une des sept écoles profession­nelles. - Une forte internatio­nalisation (presque la moitié des élèves ne sont pas français), sans oublier un florilège de partenaria­ts avec les plus prestigieu­ses université­s. - La considérat­ion de DRH, heureux de trouver des profils différents. Donc des débouchés généreux. - 7 campus d’initiation en région : Dijon, Le Havre, Menton, Nancy, Paris, Poitiers, Reims. - Un réseau de 56 000 anciens bien placés. - Enfin la gouvernanc­e de ce modèle hybride, souveraine­ment indépendan­t, a permis un pilotage de ce développem­ent, exonéré de contrainte­s administra­tives ou autres. Cette indépendan­ce, ce volontaris­me parfois épaulé dans les ministères dont l’IEP a longtemps été un chouchou, a suscité maintes jalousies. Aujourd’hui, c’est une grande émancipée. Sans doute, avec le seul statut d’université, Sciences Po n’aurait jamais pu piloter ces avancées. Grande école privée, elle aurait été atrophiée de quelques-unes de ces dimensions qui font de cet “objet hybride” un prototype qui pourrait servir de leçons à nombre d’acteurs de l’enseigneme­nt supérieur.

Ni privé, ni public, ni université, ni grande école

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France