Le nouveau Saint-Guillaume
La transformation radicale de Sciences Po, prenant le meilleur aux universités et aux grandes écoles, devrait inspirer les réformateurs de l’enseignement supérieur
Tellement chic et bourgeoise, au coeur du septième arrondissement, la distillerie pour la haute administration cultivait l’entre soi jusqu’à la caricature. Cela n’a pas fait grand bruit, mais ce mythe a explosé. Radicalement, sur tous les fronts. Celui de la reproduction sociale en passant à la diversité, en internationalisant son campus et en le démultipliant en région. (sept entités dédiées au “collège universitaire”). En dynamitant son traditionnel cursus en un cycle à l’anglosaxonne : 3 années d’études généralistes plutôt dans les sciences “molles”, ouvrant les portes d’une des sept écoles professionnelles en 2 annnées, sanctionnées pas un master. Une stratégie consacrée par l’entrée cet été de cette université dans le club des grandes écoles, mais surtout par l’acquisition de ce qui deviendra l’un des plus vastes campus parisiens, avec l’opération des 14 000 m2 de l’hôtel de l’Artillerie.
Le chemin aussi étroit qu’escarpé vers les sommets du pouvoir s’est transformé en boulevard pour les entreprises privées. L’apocope, formidable
marque, recouvre en effet aujourd’hui une tout autre réalité,, la ppetite Grande École malthusienne a viré université d’excellence
sélective.
Dans la touffeur de l’été, deux signaux faibles émis par Sciences Po consacraient pourtant sa discrète métamorphose. Non seulement cette université a fait son entrée dans le club fermé des grandes écoles (CGE, Conférence des grandes écoles), mais elle a simultanément racheté, au coeur le plus cher de la capitale, les 14 000 m2 de l’hôtel de l’Artillerie, locaux militaires bientôt transformé en campus dernier cri afin de former ses 14 000 élèves – contre 2 000 en 1950. Une opération de 200 millions d’euros financée à hauteur de 160 millions par un emprunt de la fondation sur 35 ans. Dans certains esprits, Sciences Po est encore souvent cette bourgeoise institution, élitiste distillerie ppour l’ENA et les grands commis de l’État. Le chemin aussi étroit qu’escarpé vers les sommets du pouvoir s’est transformé en boulevard pour les entreprises privées. L’apocope, formidable marque, recouvre en effet aujourd’hui une tout autre réalité, la petite grande école malthusienne a viré université d’excellence sélective. Avant-hier exclusivement germanopratine, elle a déployé sept campus en région (Reims, Dijon, Le Havre, Menton, Nancy, Paris, Poitiers). École emblématique et caricaturale du pouvoir masculin, elle a admis cette année 63 % de filles. Du temps de l’élève Jacques Chirac, il n’y avait aucun enseignant permanent et la recherche était un gros mot du côté de l’amphi Boutmy ; 220 enseignants-chercheurs y donnent aujourd’hui des cours aux côtés des 4 100 chargés d’enseignement. Près d’un étudiant sur deux n’est pas français. Le si charmant entre-soi d’antan a fait place à un vaste brassage multiculturel. Le creuset si traditionnel de la “reproduction” sociale a explosé, Bourdieu pourrait s’en féliciter. L’Institut d’études politiques accueille des centaines de candidats venus des Zep – 150 par an – et actuellement 30 % de boursiers.
Tout a changé
Plus rien n’est comme avant rue Saint-Guillaume. À quelques symboles près. La “péniche” est toujours là – oblongue et vaste banquette de bois blond amarrée dans le vestibule-forum – comme l’immuable emblème de fer forgé dominant le porche d’entrée sous lequel passent les cohortes d’élèves. Sans doute ne prêtent-ils guère attention au lion et au renard qui y figurent. Tout un programme ! En guise d’ambition pédagogique, la proposition de Machiavel – “Si donc un prince doit savoir bien user de la bête, il doit choisir le renard et le lion ; car le lion ne peut se défendre des filets, le renard des loups ; il faut donc être renard pour connaître les filets et lion pour faire peur aux loups. Ceux qui veulent seulement faire les lions n’y entendent rien.”” Ô comf bien de futurs présidents de la République, combien de futurs ministres et députés ont retenu cette leçon faite au Prince ?
Sept écoles professionnelles
Aimable sujet d’inspiration aujourd’hui pour les apprentis avocats, journalistes, financiers ou managers diplômés par l’une des sept écoles p professionnel les –École des affaires internat i op nales (PSIA),), École de droit,, École urbaine,, École de la communication,, École de jjournalisme, École doctorale, de l’entreprise (sans oublier la toute nouvelle dédiée aux entretrise - l’école du management et de l’innovation) mises en place ces dernières années afin de structurer l’offre foisonnante de masters en projets professionnels plus cohérent. (voir entretien page 14).
La transformation des cursus
Aboutissement d’une mue qui a vu tous les cursus transformés. Adieu la fameuse classe préparatoire et le traditionnel cursus en 3 ans. En fait, il y a dorénavant deux Sciences Po calées sur
la fameuse séquence LMD (Licence, master, doctorat). Les trois premières années pluridisciplinaires directement après le bac du “collège universitaire” – la mention très bien ne suffit plus pour y rentrer –, sont consacrées aux grandes matières classiques et généralistes, tandis que les deux dernières années, sanctionnées par un master “maison”, sont dédiées à des formations “professionnelles” au sein d’une des sept écoles spécialisées. Ovni original dans le paysage de l’enseignement supérieur – ni
privé, ni public, ni université, ni grande école – Sciences Po a un statut bicéphale très particulier – une fondation privée et un institut public – qui n’a pas vraiment grippé son développement. Au contraire. “Nous avons pris le meilleur des deux
mondes” glisse Olivier Duhamel, président de la fondation, privée, qui gère Sciences Po et inspire la stratégie de l’institut public. Contrairement aux universités, la rue Saint-Guillaume sélectionne à l’entrée et facture à bon prix son enseignement selon un barème à 11 niveaux prenant en compte les revenus des parents. 13 000 euros l’année pour les élèves des plus fortunés, et rien pour ceux qui n’ont… rien. Dans les années 80, les frais de scolarité pour décrocher le diplômes étaient symboliques (360 euros les 3 ans) alors qu’aujourd’hui, si un tiers des étudiants ne déboursent rien, la facture peut grimper à plus de 60 000 euros pour les plus aisés. L’indépendance totale s’ajoute à ces singularités pour concevoir des programmes plutôt transverses entre plusieurs sciences “molles” – sociologie, histoire, économie et autres sciences humaines. Offres hyper-généralistes qui séduit les DRH par ces profils forgés avec deux dominantes : ouverture d’esprit et polyvalence et qui, du côté des bacheliers, font un tabac. Les plus brillants doivent en effet choisir entre une université non sélective qui leur fait vraiment peur, et l’hyper-difficulté des prépas menant à des écoles spécialisées. Les plus astucieux connaissent en outre la cote des diplômes du côté des DRH, car les entreprises représentent aujourd’hui le débouché très largement dominant (75 %). Et la nouvelle business school interne qui sera inaugurée prochainement va booster cette filière.
Le bâtisseur visionnaire, Richard Descoings
Fantasque, parfois excessif, toujours visionnaire, avec panache et ambitions, Richard Descoings a singulièrement transformé l’établissement au début des années 2000. Quantitativement en dopant les recrutements, qualitativement en accélérant la mixité internationale et sociale. Tout en enrichissant la palette des enseignements. La tragique disparition de ce bâtisseur entreprenant a révélé une gestion interne parfois chaotique, mais son successeur, aiguillonné par les pouvoirs publics, a remis avec rigueur de l’ordre dans cette maison singulière. Les secrets de sa réussite actuelle tiennent à une dizaine de clés mise en oeuvre depuis quelques années par un patron rigoureux, pointilleux autant que sérieux, Frédéric Mion. Sous la vigilance attentive des magistrats de la Cour des comptes qui, régulièrement, corrige sévèrement sa copie.
Les 10 clés d’un succès
- Des cursus très généralistes plutôt orientés sciences humaines. - Un statut particulier de grand établissement, lui permettant un recrutement très sélectif. - Des professeurs prestigieux, dont certaines “stars” médiatiquement visibles, au statut inédit : 200 enseignants-chercheurs et 4 000 “vacataires” professionnels, alors que dans les universités et grandes écoles, il s’agit de profs académiques. - Une hybridation des cultures et une transversalité selon le modèle anglo-saxon – oxfordien, plus précisément – contrairement aux GE ou facs monocolores par discipline. - Un programme inédit séquencé en 2 phases : 3 ans de collège universitaire en province consacrées aux sciences sociales et aux méthodes de travail grâce à la fameuse “conférence de méthodes” en petites classes, le tout sanctionné par un Bachelor + une spécialisation de 2 ans de master dans l’une des sept écoles professionnelles. - Une forte internationalisation (presque la moitié des élèves ne sont pas français), sans oublier un florilège de partenariats avec les plus prestigieuses universités. - La considération de DRH, heureux de trouver des profils différents. Donc des débouchés généreux. - 7 campus d’initiation en région : Dijon, Le Havre, Menton, Nancy, Paris, Poitiers, Reims. - Un réseau de 56 000 anciens bien placés. - Enfin la gouvernance de ce modèle hybride, souverainement indépendant, a permis un pilotage de ce développement, exonéré de contraintes administratives ou autres. Cette indépendance, ce volontarisme parfois épaulé dans les ministères dont l’IEP a longtemps été un chouchou, a suscité maintes jalousies. Aujourd’hui, c’est une grande émancipée. Sans doute, avec le seul statut d’université, Sciences Po n’aurait jamais pu piloter ces avancées. Grande école privée, elle aurait été atrophiée de quelques-unes de ces dimensions qui font de cet “objet hybride” un prototype qui pourrait servir de leçons à nombre d’acteurs de l’enseignement supérieur.
Ni privé, ni public, ni université, ni grande école