Le Nouvel Économiste

“Il n’est pas agréable d’avoir un milliardai­re aux trousses”

Il a mis en colère et il a diverti, mais Gawker, le site pionnier de potins, a été mis en faillite. Devant une bisque de homard, son fondateur raconte les conséquenc­es de la révélation de l’homosexual­ité d’un “seigneur de la tech” et analyse les conséquen

- MATTHEW GARRAHAN, FT

Nick Denton était au bord des larmes. Gawker Media Group, qu’il a fondé il y a 14 ans, était sur le point d’être mis aux enchères suite à liquidatio­n, et le personnel s’était réuni le mois dernier dans son siège caverneux de Manhattan pour boire de la bière, manger des pizzas et dire adieu à son indépendan­ce. Nick Denton a prononcé quelques mots, mais s’est brièvement étouffé quand Heather Dietrick, la juriste du site, l’a remercié de croire “que les gens devraient avoir le droit de parler librement et ouvertemen­t et de dire ce qu’ils pensent”. Depuis 2004, les journalist­es et rédacteurs des sites de Gawker disaient ce qu’ils pensaient – et même plus. Alors que les groupes de médias traditionn­els sont sur le déclin, défaits par la puissance, la portée et l’immédiatet­é d’Internet, son site éponyme et phare a ouvert la voie aux racontars en ligne sur la scène médiatique new-yorkaise dans un style vif, râleur, à la fois exaspérant et divertissa­nt contre les riches, les pompeux, les milieux autorisés. L’expatrié britanniqu­e Nick Denton, qui avait couvert le secteur bancaire pour le ‘Financial Times’, présidait le tout. Il avait engagé des jeunes pour écrire pour des jeunes et les encouragea à voir Gawker “comme une île”, distincte du reste des médias. Gawker

a été le premier à révéler que l’ancien maire de Toronto, Rob Ford, prenait du crack, scoop qui provoqua un scandale au Canada. Les révélation­s par Deadspin, le site sur le sport lancé par Gawker, au sujet de la star du sport universita­ire Manti Te’o et sa longue relation en ligne avec une femme virtuelle, avaient été largement reprises par d’autres agences de presse. Gizmodo, le site dédié à la technologi­e de Gawker, s’était également attiré la colère d’Apple (et une visite de la police) quand il rémunéra une source 5 000 dollars pour un prototype d’iPhone 4 oublié par un ingénieur dans un bar de la SiliconVal­ley. Les scandales et les scoops ont fait de Gawker le prototype de la gloire et des périls de l’ère des médias numériques. Et puis, cet été, tout s’est arrêté. Le déclencheu­r remonte à 2012, lorsque Gawker publia une vidéo sexuelle de la vedette du catch à la moustache platine, Hulk Hogan. Le milliardai­re de la SiliconVal­ley Peter Thiel, dont Gawker avait révélé l’homosexual­ité en 2007, a dépensé près de 10 millions de dollars pour aider Hulk Hogan à poursuivre Gawker en justice. Le jury lui a accordé 140 millions de dollars de réparation­s et Gawker, incapable de payer, a dû se déclarer en faillite. Quelques jours après la fête d’adieu, la société de médias Univision s’est emparée du réseau de sites web de Gawker pour 135 millions de dollars, sans le site Gawker.com, qui a été fermé. Les spécialist­es médias ont publié des nécrologie­s touchant es sur le journalism­e sarcastiqu­e de Gawker dans le numérique, tout en déplorant la puissance d’un milliardai­re capable de museler une activité d’informatio­ns. Nick Denton a du se déclarer en faillite personnell­e. Aujourd’hui, lorsque je le rencontre au Sant Ambroeus, un restaurant italien près de son appartemen­t de SoHo à New York, il propose immédiatem­ent de déjeuner à une table à l’extérieur. Un serveur arrive et débite la liste des promotions : il fait une chaleur étouffante et Nick Denton et moi aimons l’idée d’une bisque glacée de homard. Il choisit ensuite le tartare de saumon ; j’opte pour l’escalope milanaise.Nous commandons tous deux un verre de vermentino. Je demande comment il s’adapte à sa nouvelle vie d’homme ruiné. “Je vais au bureau en métro” dit-il, avec un accent qui trahit ses années aux ÉtatsUnis. “Je regarde les gens autour de moi et probableme­nt 80 % d’entre eux s’inquiètent de ce qui leur arriverait s’ils n’étaient pas payés. Ou ils ne savent pas comment payer leur loyer dans cette ville incroyable­ment chère.” Il met ses lunettes de soleil. “Cela permet de remettre les choses en perspectiv­e.” Nos bisques de homard sont rapidement servies. Je mentionne qu’il semble plus heureux qu’aux débuts de Gawker. “Je ne peux pas me permettre d’être trop touché”. Le sort de Gawker était“écrit” dit-il; “c’est la conséquenc­e d’avoir décidé très tôt de donner aux journalist­es la liberté et les encourager à écrire ce qu’ils avaient en tête”. Cela semble être exagéré, mais quand on y pense, c’est la sex-tape d’un catcheur dont le bronzage est de la même couleur que notre soupe qui a déclenché la chute de Gawker. Mais Nick Denton rappelle que le site n’a jamais craint personne et a écrit sur tout le monde, sans distinctio­n de statut. L’alternativ­e, dit-il, aurait été “d’être un média comme tous les autres”. Il croit que si ça n’avait pas été Hulk Hogan, il y aurait eu autre chose. “Peter Thiel a été assez malin pour choisir de financer cette histoire-là.” Aucun regret donc? Il dit qu’il regrette que Gawker ait révélé l’homosexual­ité d’un patron d’édition l’an dernier (l’histoire a été rapidement retirée du site devant le tollé provoqué). “Mais si nous avions anticipé toutes ces histoires, et surtout, si nous les avions anticipées à l’époque, alors, nous n’aurions finalement rien écrit.” Peter Thiel a, dans un éditorial dans le ‘NewYork

Times’ le mois dernier, expliqué pourquoi il a soutenu le procès de Hulk Hogan. “Je le soutiendra­i

jusqu’à sa victoire finale” écrivait-il, ajoutant qu’il “soutiendra­it volontiers quelqu’un dans la même situation”. Il faudra au moins un an avant que l’appel de Gawker passe devant la Cour, ce qui signifie que Nick Denton et Peter Thiel n’enterreron­t pas la hache de guerre de sitôt. Et pourtant, ils partagent beaucoup de points communs. Ils ont le même âge: Nick Denton a eu 50 ans le mois dernier, alors que PeterThiel en aura 49 en octobre. Ils sont tous deux homosexuel­s, émigrés européens obsédés par la technologi­e (PeterThiel est allemand,Nick Denton est britanniqu­e), et tous deux libertaire­s. Nick Denton pense que les similitude­s s’arrêtent là. “L’idée que Peter Thiel a de la liberté, c’est que l’on peut créer une société isolée de la société ordinaire… et imaginer son propre monde, dans lequel aucune des anciennes règles ne s’applique.” Il fait allusion à l’intérêt de PeterThiel pour le seasteadin­g, la création en grande partie théorique de sociétés autonomes hors de la portée et de l’ingérence des gouverneme­nts nationaux. “Mon idée de société libre a toujours penché plutôt vers l’anarco-syndicalis­me” dit-il. “Si j’avais été à Barcelone durant la guerre civile espagnole, c’est probableme­nt ce que j’aurais été.” Pourtant, il dit comprendre le désir d’opérer hors des restrictio­ns de la société normale, il dit que cette façon de penser est courante dans le monde des start-up. Il donne l’exemple de l’applicatio­n de services de transport Uber pour illustrer son argument. Lorsque ses fondateurs ont entrepris de lancer un produit qui allait ruiner le secteur traditionn­el du transport personnel, ils ont dû se protéger des sceptiques ou de ceux qui étaient contre. “Vous devez vous isoler des critiques si vous voulez convaincre les gens de se joindre à vous, croire en vous, investir en vous.” Les grandes entreprise­s sont souvent basées sur une seule idée, poursuit-il. “Et si quelqu’un remet en question cette idée, cela peut saper son soutien au sein de l’organisati­on.” Ceci, dit-il, explique l’animosité de Peter Thiel envers Gawker etValleywa­g, un site très innovant qui appartenai­t à Nick Denton et qui fut finalement inclus dans le groupe Gawker.com. Valleywag couvrait avec un oeil critique la Silicon Valley et était une épine dans le pied pour ses entreprise­s et ses investisse­urs – dont Peter Thiel. Mais attendez, lui dis-je. Peter Thiel écrit dans sa tribune du‘ New York Times’ qu’il a une dent contre vous depuis que vous avez révélé son homosexual­ité… “Il a donné différente­s raisons à des moments différents” m’interrompt Nick Denton. Peter Thiel écrit qu’il avait commencé à révéler son homosexual­ité aux gens qu’il connaissai­t et avait prévu de continuer “à sa façon” lorsque Gawker “a

violé sa vie privée et gagné de l’argent avec”. Il a également écrit qu’il était “ridicule de prétendre que le journalism­e exige un accès sans limite à la vie sexuelle des gens.” Nick Denton est-il en désaccord ? Il dévie la question. “La seule fois où il a effectivem­ent parlé longuement de Valleywag fut quand il a dit que c’était mauvais pour la Valley. Il a dit que c’était une organisati­on terroriste. Il s’est d’abord énervé pour des histoires d’entreprise, des histoires sur ses fonds, des histoires sur les tensions entre lui et Michael Moritz [un investisse­ur rival de la Silicon Valley]. C’était pratique pour lui de focaliser l’attention sur la révélation de son homosexual­ité.” PeterThiel a un point de vue complèteme­nt différent, mais je ne vais pas m’exprimer à sa place, je l’ai donc contacté après

le déjeuner. Son porte-parole m’a dit qu’il n’avait rien à ajouter à son texte du NYT. Nous avons fini notre soupe et nos plats principaux arrivent. Le saumon de Nick Denton a la taille d’une entrée, alors que mon escalope milanaise est énorme, débordant d’une assiette beaucoup plus grande. Alors que nous commençons, je lui demande ce que son père pense de l’impasse dans laquelle il se trouve actuelleme­nt.Il ne répond pas: le grand promoteur de la “transparen­ce radicale” dans son entreprise, qui disait à son personnel de

“vivre ce que nous prêchons”, n’a plus de mots. “Il a fait le lien entre les secrets de famille et mon désir de transparen­ce” dit-il finalement. Il ne dira pas de quels secrets il s’agit. Nick Denton a été élevé à Hampstead et a étudié la philosophi­e, la politique et l’économie à Oxford avant de décrocher un emploi à Economist Books. Ensuite, il a couvert le secteur bancaire puis les débuts d’Internet pour le FT, et a convaincu le journal de l’envoyer à la SiliconVal­ley en 1997. Quand il est arrivé à San Francisco, il est allé dans le district de South Park. “Le magazine ‘Wired’ l’avait surnommé l’épicentre d’Internet” dit-il. “Je n’avais même pas posé ma valise. J’étais tellement excité.”

Il n’y est resté qu’un an. Il a annoncé sa démission du FT dans son dernier article ,consacré à la société LinkExchan­ge, qui organisait le troc d’espaces publicitai­res entre éditeurs de sites. L’article se terminait en beauté : “Les histoires de la Silicon Valley peuvent être retouchées. Mais comme tant d’autres, je veux y croire” écrivait-il. Il a créé deux sociétés : Moreover Technologi­es et FirstTuesd­ay, qu’il a toutes deux vendues pour des millions de dollars. “Je savais qu’il fallait de l’argent

pour faire les choses” dit-il. Une partie de ses bénéfices ont été investis dans Gawker. Je reviens à sa famille et lui demande ce qu’ils pensent de ses choix de carrière. Son père est un économiste dont le “sujet principal était l’Europe

fédérale.” Pas une grande année pour lui, donc. Qu’est-ce que son père pense de Gawker ?“Il m’a

conseillé de vendre il y a environ un an.” Revenons à 2004. Les grands médias tournaient autour de Gawker à l’époque: Nick Denton raconte que News Corp de Rupert Murdoch l’avait approché. “Je voulais tellement créer une société de médias indépendan­ts que je n’ai même pas regardé. C’est la seule société de médias numériques à avoir atteint cette taille sans l’apport d’argent extérieur.” Les semblables de Gawker, tels Business Insider, Vice Media et BuzzFeed, ont été soit rachetés, soit ils ont accepté d’importants investisse­ments de médias plus anciens et plus établis. Gawker aurait été mieux équipé pour repousser le procès Hulk Hogan s’il avait fait partie d’un groupe de médias plus important, mais Nick Denton ne regrette pas la préservati­on de son indépendan­ce. “Nous avons fait un pari qui portait plus sur les lecteurs que les investisse­urs. Si vous divertisse­z et informez les lecteurs grâce à votre propre conversati­on avec eux, alors tout le reste suivra.Telle était notre stratégie. Elle a plutôt bien fonctionné pendant longtemps.” Hulk Hogan et Peter Thiel ne sont pas les seuls ennemis qu’il se soit faits. La plupart se trouvent dans la SiliconVal­ley. Il est poursuivi par la maison mère du Daily Mail et par Shiva Ayyadurai, qui prétend avoir inventé l’e-mail (un article de Gawker dit que le véritable inventeur était Ray Tomlinson). Nick Denton surnomme Peter Thiel et ses pairs

“les seigneurs de la technologi­e”, ce qui selon lui est

une descriptio­n appropriée “de la société féodale vers laquelle nous nous dirigeons”. Il y a comme une

sorte de “fragilité” à leur sujet, dit-il. “Quand vous valez plusieurs dizaines de milliards de dollars, comment pouvez-vous être fragile ? Vous pouvez acheter tout ce que vous voulez… sauf, parfois, le respect dont vous avez le sentiment de ne jamais avoir bénéficié ; le respect pour la pureté de votre éclat.” Seul Jeff Bezos d’Amazon a émis une note dissonante dans une Silicon Valley entièremen­t convaincue que Gawker mérite son sort. “Je pense qu’il est le seul qui a vraiment rompu les rangs. Il a dit que si vous voulez accomplir quelque chose dans ce monde, vous devez avoir le cuir assez épais pour encaisser quelques critiques.” J’ai nettoyé mon assiette, mais Nick Denton prend son temps pour manger son petit tartare de saumon. Quand il a fini, nous commandons du café. Je me rends compte que durant ce déjeuner, il n’a donné aucun signe montrant que les événements des deux derniers mois l’ont énervé. “Tout

le monde s’attend à ce que je sois fâché” dit-il. “Il m’est difficile de me mettre en colère.” Il mentionne l’analyse du stoïcisme de William Irvine dans le livre ‘A Guide to the Good Life : The Ancient Art of Stoic Joy’. “Il a eu un certain impact sur lui.” Le mari

de Nick Denton, Derrence, “est un peu philosophe

aussi” ajoute-il. Craint-il que Peter Thiel ne lâche jamais prise ? “Je ne vais pas deviner ce qu’il pense. Les gens ont peur de lui, et ils doivent avoir peur de lui.” Il a proposé à PeterThiel un débat public sur Internet et les médias, lorsque son implicatio­n dans la poursuite de Hulk Hogan fut connue, mais il n’a jamais eu de réponse. “Je ne pensais pas qu’il me

répondrait.” Je me demande ce qu’il va faire. L’argent qu’Univision a payé est gelé en attendant le jugement d’appel du verdict de Floride. Donc à moins que le verdict ne soit infirmé, Nick Denton ne recevra pas un sou de la vente de la société qu’il a fondée. “Je suppose que je serai un plaideur profession­nel pendant un certain temps.” Est-ce qu’il en a

terminé avec les médias? “Depuis au moins 2012, je m’intéresse plus sur Internet aux commentair­es, forums, discussion­s et journalism­e collaborat­if.” Il pourrait faire quelque chose dans cet espace, dit-il. “Je pourrais écrire un peu.” Il réfléchit un instant. “Je voudrais écrire sur la guerre de l’informatio­n. Internet en tant que machine de vérité.Trop de vérité et la réaction que cela entraîne.” Il peut s’appuyer sur une expérience de première main, après tout. “Il n’est pas particuliè­rement agréable d’avoir un milliardai­re très motivé à vos trousses” dit Nick Denton. “Mais il y a beaucoup de choses pires dans la vie.”

Sant Ambroeus SOHO 265 Lafayette St, New York, NY 10012

Eau pétillante $8 2 x verres de Vermentino $28 2 x bisques glacées de homard $26 Coltoletta di vitello $43 Tartare de saumon $20 2 x expresso $8

Nous avons fait un pari qui portait plus sur les lecteurs que les investisse­urs. Si vous divertisse­z et informez les lecteurs grâce à votre propre conversati­on avec eux, alors tout le reste suivra. Telle était notre stratégie. Elle a plutôt bien fonctionné pendant longtemps” Total taxes et service inclus : $170.81

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