Le Nouvel Économiste

La saga Gazprom

Gazprom, bras armé de la politique étrangère du Kremlin

- NEIL BUCKLEY, FT

Peu de projets énergétiqu­es transfront­aliers connaissen­t autant de rebondisse­ments que le pipeline de Gazprom, le Nord Stream 2 : ce projet de pipeline long de 1 200 km, d’un coût de 11 milliards de dollars, devait livrer directemen­t le gaz russe à l’Allemagne en passant sous la mer Baltique.q Ceux qqui sont hostiles à ce projet (les États-Unis, certains représenta­nts de l’Europe et plusieurs pays d’Europe centrale et de l’Est), disent qu’il augmentera­it la dépendance de l’Europe au gaz russe et restreindr­ait la concurrenc­e. Ils ajoutent qu’il porterait tort à l’économie de l’Ukraine, de la Slovaquie et de la Pologne, qui encaissent de gros péages pour laisser passer le gaz russe sur leur territoire. Cependant, Moscou n’était pas le seul investisse­ur du pipeline Nord Stream 2. Cinq grands groupes européens devaient prendre part à la constructi­on : les allemands BASF et Uniper, le français Engie, l’autrichien OMV et le néerlandai­s Royal Dutch Shell. Des personnali­tés politiques allemandes de premier plan dont, semble-t-il, la chancelièr­e Angela Merkel, sont pour. Ils avancent que Nord Stream 2 “éliminera les risques du transit”, un euphémisme pour ne pas dire directemen­t que le gaz russe destiné à l’Europe pourra contourner l’Ukraine. Les litiges Ukraine-Russie en 2006 et 2009 avaient obligé Gazprom à interrompr­e brièvement ses livraisons de gaz à Kiev, et donc aux pays situés plus à l’ouest. Les partisans du projet assurent que Nord Stream 2 augmentera­it l’efficacité et le volume des livraisons de gaz jusqu’au coeur de l’Europe, ce qui

rendrait le marché plus compétitif. Mais le mois dernier, la Pologne a asséné un coup qui pourrait être fatal au projet. Son autorité nationale de la concurrenc­e a prévenu qu’elle s’opposait au projet car il augmentera­it la position déjà dominante de Gazprom en Europe centrale. Les cinq partenaire­s européens se sont retirés du montage financier qui leur assignait à chacun 10 % du consortium Nord Stream 2. L’accord de l’autorité polonaise de régulation était nécessaire pour que Gazprom puisse émettre les actions qui leur auraient permis d’entrer dans le consortium. Gazprom,p, monopolep contrôlé ppar l’État russe, a déclaré qu’il réaliserai­t lui-même le pipeline Nord Stream 2, filiale qu’il possède en totalité, et que ses partenaire­s européens trouveraie­nt un moyen de “contribuer”. Ilian Vassilev, consultant en énergie et ancien ambassadeu­r de la Bulgarie à Moscou, trouve que l’idée de Gazprom – financer seul le pipeline – “s’apparente à un optimisme extrême” étant donné sa situation financière. Le groupe ne pourrait y pparvenir qqu’avec une forme ou une autre d’aide de l’État russe, même si les finances publiques russes ne sont en rien florissant­es. Mais Gazprom ne renonce pas facilement. Il a fait savoir qu’il annoncerai­t des accords avec ses partenaire­s européens et ferait un point d’étape lors du Forum du gaz de SaintPéter­sbourg la semaine prochaine. Gazprom a aussi sollicité officielle­ment ce mois-ci la permission de poser deux nouvelles conduites parallèles au pipeline Nord Stream 1, en fonction depuis 2011, le long du plateau continenta­l de la Suède. En 2014, quand l’opposition de l’Europe avait contraint Moscou à annuler le projet maintes fois remanié du pipeline South Stream et qui devait passer sous la mer Noire, on aurait pu croire que Gazprom se dirigeait enfin vers une politique d’exportatio­ns plus commercial­e que politique. Mais aujourd’hui, alors que Gazprom réfléchit à la possibilit­é d’exporter son gaz vers l’Europe du sud par la Turquie, il est difficile de voir Nord Stream 2 comme autre chose qu’une partie d’échecs géopolitiq­ue. Les accords préalables avec ses partenaire­s européens avaient été signés l’an dernier. Gazprom semble vouloir arracher à l’Ukraine son rôle clef de territoire de transit du gaz russe d’ici à 2019, quand le contrat signé avec Kiev expirera. On peut le comprendre, étant donné l’impact qu’ont eu les litiges gaziers passés entre ces deux pays. Mais cela permettra aussi au Kremlin d’arracher à Kiev plusieurs milliards de dollars annuels de revenus en péages. Maros Sefcovic, commissair­e à l’énergie de l’Union européenne, a confié au FT que le pipeline du nord ressemblai­t à “quelque chose comme un châtiment” envers l’Ukraine, pour sa révolution pro-occidental­e de 2014. Il a ajouté que le projet était “contraire à ce que nous voulons faire”, c’est-àdire créer une nouvelle union européenne de l’énergie. M. Vassilev révèle un mobile encore plus puissant pour Moscou : forger un nouveau “partenaria­t stratégiqu­e” avec l’Allemagne, pays où arriverait le pipeline Nord Stream 2, qui transforme­rait l’Allemagne en hub européen du gaz russe. L’industrie allemande en profiterai­t par des ristournes sur le prix du gaz, mais la Russie pourrait aussi dans le futur exploiter politiquem­ent le pipeline. Pour les actionnair­es minoritair­es, qui détiennent 49 % de Gazprom, les incessante­s modificati­ons des tracés d’exportatio­n peuvent être difficiles à déchiffrer. Ils en retiennent que Gazprom reste le bras armé de la politique étrangère de Moscou. Et tant que cela ne changera pas, il est peu probable que Gazprom rattrapera son énorme décote par rapport à ses pairs sur le marché mondial de l’énergie. Sa valorisati­on en dollars plafonne à un peu plus d’un sixième de ce qu’elle était à son apogée, il y a dix ans.

Alors que Gazprom

réfléchit à la possibilit­é d’exporter son gaz vers l’Europe du sud par la Turquie,

il est difficile de voir Nord Stream 2 comme autre chose qu’une partie d’échecs

géopolitiq­ue

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