Le Nouvel Économiste

76 pensées inédites de Rousseau

Dans un manuscrit perdu en 1762, Rousseau esquisse les “Pensées d’un esprit droit” qui vous révélera, à leur lecture, moins droit qu’escompté

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On pense assez généraleme­nt qu’il est moralement impossible d’être heureux ; et à en juger par mon expérience, je serais de cette opinion. Cependant mes réflexions commencent à me convaincre que le bonheur n’est pas une chimère, lorsqu’on le cherche dans son propre intérieur, et non hors de soi. Il faut, pour le trouver, n’avoir aucun reproche à se faire, et voir les défauts et les vices des hommes, sans leur en vouloir plus de mal. Il ne faut haïr personne, parce que la haine est un tourment pour celui qui entretient cette passion dans son coeur. Il suffît de mépriser et de tolérer les méchanceté­s et les ridicules.

II.

Si, lorsque je me suis aperçu, pour la première fois, que j’étais trahi, j’avais eu la force de renoncer à la personne qui m’avait trompé, je me serais épargné à moi-même des reproches et à elle de nouveaux crimes. Mais j’ai voulu des explicatio­ns ; elle m’a donné des assurances dont j’ai encore été sottement la dupe, et je lui ai fait ajouter des mensonges multipliés à la perfidie dont elle était coupable.

III.

C’est bien assez d’avoir contre moi mes remords pour le passé ; il faut du moins m’épargner le mépris de moi-même pour l’avenir.

IV.

Quand on n’agit que par le bas motif de l’amour de l’argent, on ne met jamais dans ses actions aucune vérité, ni dans son zèle aucun véritable attachemen­t.

V.

Il n’y a qu’un moyen assuré pour détruire dans son coeur une passion aussi violente que l’amour: c’est de se séparer de la personne qui en est l’objet. Sa présence est un aliment continuel qu’on fournit à un feu mal éteint.

VI.

On vous accablera de protestati­ons d’attachemen­t et de reconnaiss­ance, tandis qu’on attendra quelque chose de vous ; mais, si l’on croit n’avoir plus rien à espérer, on vous abandonner­a sans pudeur et sans regret.

VII.

Les lois divines et humaines ont établi, entre des gens mariés, la supériorit­é de l’homme et la dépendance de la femme. Mais, pour engager celle-ci à se soumettre sans répugnance, il faut que le mari n’en exige rien qui ne soit raisonnabl­e. Rien n’est plus dangereux que l’autorité en des mains qui ne savent pas en faire usage.

VIII.

L’orgueil est le vice qu’on pardonne le moins ; il blesse essentiell­ement l’amour-propre. L’orgueilleu­x ne peut être ni affable ni reconnaiss­ant. Ce n’est qu’en nous abaissant qu’il cherche à satisfaire sa hauteur. On redoute l’orgueil des grands seigneurs, parce qu’ils peuvent nuire. On méprise celui des personnes sans crédit et sans pouvoir, parce que leur sotte fierté ne peut porter préjudice à personne.

IX.

Le commerce de la vie civile exige des secours mutuels et des complaisan­ces réciproque­s. Ne vouloir jamais prendre sur soi et toujours sur autrui, est le projet le plus injuste et le plus extravagan­t.

X.

Sans religion, il ne peut y avoir ni vraie probité ni bonheur solide. Mais peu de gens ont une idée juste de la religion. On la fait ordinairem­ent consister dans des pratiques extérieure­s, et l’on ne remplit aucun des devoirs essentiels qu’elle prescrit.p Il faut sans doute observer les préceptes de l’Église, mais ne pas s’imaginer qu’en assistant au service divin, et en marmonnant quelques prières où le coeur n’est pour rien, on a tout fait. On n’a de religion qu’autant qu’on ne fait pas contre les autres ce que nous ne voudrions pas qu’ils fissent contre nous, et qu’on fait pour eux ce qu’on voudrait qu’ils fissent pour nous. La véritable religion, c’est la vérité, la charité, la bienfaisan­ce, l’humilité, la douceur dans le caractère et dans les procédés.Tout exercice de religion qui n’est pas fondé sur cette base, n’est qu’illusion et hypocrisie.

XI.

Les gens qui ne pardonnent jamais rien aux autres, prétendent qu’on leur pardonne tout. Il faudrait, pour vivre en paix, ne s’offenser de rien, et n’offenser personne.

XII.

L’amitié est le trésor le plus précieux et le plus rare de la vie. Un véritable ami partage mes plaisirs et mes peines ; il tolère mes défauts, et n’a point de lâche complaisan­ce pour eux. Il ne me fait point de protestati­ons continuell­es de zèle, mais il me marque, dans toutes ses actions, un tendre et sincère attachemen­t. C’est mon intérêt qu’il désire, et qu’il cherche, préférable­ment au sien.

XIII.

Quand on approche de la vieillesse, il ne faut s’occuper que du soin de faire un meilleur usage du temps qui reste à vivre, qu’on n’a fait de celui qu’on a vécu, et ne songer à son existence que pour se préparer à la perdre bientôt.

XIV.

Quand on n’aime que soi, et ce sentiment n’est que trop commun, on est à charge aux autres, et l’on n’est utile à personne.

XV.

Les caractères fiers et opiniâtres sont également incapables et de donner et de recevoir conseil: ils ne suivent que les impression­s de leur mauvaise tête et de leur mauvais coeur.

XVI.

C’est la force de la passion qui fait beaucoup plus souvent des dupes en amour que la faiblesse de l’esprit.

XVII.

Quand on est déterminé à rompre avec une personne qu’on a aimée, il ne faut point réfléchir ni sur sa résolution, ni sur les motifs qui engagent à la prendre : il faut s’occuper de toute autre chose que de ce qui à rapport à l’objet aimé. Cette division affaiblira la passion et donnera

du courage et des forces pour la vaincre entièremen­t et sans retour. On n’est radicaleme­nt guéri que quand on ne désire et qu’on ne craint plus rien à cet égard.

XVIII.

Les femmes, pour la plupart, ressemblen­t aux énigmes : elles occupent quand on ne les devine point ; mais dès qu’elles sont connues, elles cessent de plaire.

XIX.

Les biens et les maux que le sage éprouve, contribuen­t à sa perfection. C’est ainsi que le soleil et la pluie concourent à fertiliser la terre.

XX.

Quand on est fier et opiniâtre, ce n’est pas faute de lumières et de connaissan­ces, mais par défaut de sentiment. On a quitté le chemin de la raison, de la justice et de la reconnaiss­ance ; une fausse honte empêche d’y rentrer, et plus on attend, plus on se cabre contre la vérité et la décence. Le parti le plus sage à prendre avec des personnes de ce caractère, est de garder le silence, et de les laisser revenir d’elles-mêmes, si la dépravatio­n du coeur ne les entretient pas absolument dans leur obstinatio­n.

XXI.

L’étourderie fait parler et agir sans réflexion. Si les personnes qui ont ce défaut, voulaient bien se rappeler tout ce qu’elles ont dit et fait, elles seraient humiliées des imprudence­s, des indiscréti­ons et des écarts dont elles se sont rendues coupables. L’étourdi parle toujours de travers, et n’écoute jamais ce qu’on lui dit, ou l’entend mal.

XXII.

Rien n’est si bas et si lâche que de chercher à se justifier par le mensonge. Un menteur est l’objet du mépris public, et il contracte, par l’habitude de vouloir tromper les autres, celle de se tromper lui-même. Nous tenons les uns aux autres par la parole, qui doit être l’interprète de nos pensées et de nos sentimens ; mais si elle a perdu tout crédit et toute confiance, tous les liens de la société et du commerce de la vie sont rompus. La vérité même passe pour une imposture dans la bouche du menteur.

XXIII.

Rien ne doit être plus précieux qu’une bonne réputation. On croirait tout le contraire à en juger par la facilité avec laquelle des hommes la sacrifient à un vil intérêt.

XXIV.

Quand on examine la manière dont les hommes et les femmes vivent les uns avec les autres, on est tenté de penser qu’ils ne sont créés que pour se tourmenter et se détruire réciproque­ment.

XXV

Je vois deux personnes qui paraissent extrêmemen­t liées d’amitié entre elles. Si je disais à chacune d’elles tout le mal qu’elles m’ont dit l’une de l’autre, elles se détesterai­ent encore plus qu’elles ne paraissent s’aimer.

XXVI.

Il est inutile et souvent dangereux de donner un conseil à quelqu’un qui, animé par l’ardeur d’une passion, n’en écoute que les mouvements. Pour bien conseiller, il faut connaître le caractère de la personne qui a besoin de conseil, et attendre les circonstan­ces favorables pour le faire recevoir, sinon avec docilité, du moins sans aigreur. On ne doit avoir en vue, en conseillan­t, que d’opérer l’avantage des autres, et ne mêler à cet objet aucun motif personnel.

XXVII.

On souffre patiemment d’être blâmé quelquefoi­s quand on mérite ordinairem­ent d’être loué.

XXVIII.

Si l’on me confie un secret, quelque peu important qu’il puisse être, je dois le garder scrupuleus­ement. Mais l’homme sage ne doit faire des confidence­s que dans le cas d’une nécessité évidente, et avec beaucoup de circonspec­tion. On ne se confie qu’à un ami : mais peut-on répondre qu’il ne cessera jamais de l’être ? Si je dis un secret à une personne, parce que je la crois mon amie, elle se croira également autorisée à le révéler à un tiers qu’elle regardera aussi comme son ami ; celui-ci le dira à un quatrième, et voilà le secret de la comédie.

XXIX.

Le dépit que cause une inclinatio­n méprisée, ou à laquelle l’objet aimé ne répond point, ne demande qu’à être apaisé ; et je voudrais, si je me trouvais malheureus­ement dans ce cas-là, qu’on me prouvât que mes soupçons sont injustes et sans aucun fondement. Je suis bien éloigné de chercher le crime, je ne désirerais de voir que l’innocence. Au reste, le dépit n’a jamais guéri une passion ; cette cure doit être l’ouvrage de la séparation et de l’absence : il n’y a point d’autre remède.

XXX.

Rien ne soulage plus sûrement les peines intérieure­s que la liberté de se plaindre, et de puiser de la consolatio­n dans le sein d’un ami. Mais il y a des gens assez infortunés pour n’avoir pas même cette ressource.

XXXI.

La base la plus solide du repos et du bonheur, c’est de ne pas les faire dépendre de ce qui ne dépend pas de nous. Ce serait une folie que d’entreprend­re de corriger les vices d’autrui, et de s’en affecter trop vivement : il faut se borner à n’en point avoir soi-même, et du reste à prendre le temps comme il vient, et les hommes pour ce qu’ils valent.

XXXII.

Nous n’avons point d’étude plus essentiell­e et plus salutaire que celle de nous-mêmes ; c’est ce qui nous est personnell­ement propre, et non ce qui nous est étranger que nous devons nous appliquer à connaître ; il faut nous instruire de nos défauts pour les réformer et des dons que la nature a mis en nous pour en régler l’usage, l’objet et la fin.

XXXIII.

Pour peu qu’on veuille de bonne foi s’examiner soi-même, on s’aperçoit aisément du peu que l’on vaut, et l’on n’est pas tenté d’être fier et orgueilleu­x. On ne s’estime pas audelà de ce qui convient, et on purifie son esprit et son coeur du dangereux poison de la vanité et de la hauteur.

XXXIV.

Avez-vous jamais fait attention à la façon dont les orgueilleu­x se conduisent vis-à-vis d’autrui ? avez-vous remarqué avec quel dédain ils vous écoutent, avec quelle arrogance ils ne vous répondent que par un sourire moqueur, ou par quelque propos insultant ? On rougit, pour eux, de leur impudente grossièret­é : eux seuls n’en rougissent pas, et s’ils n’excitent pas beaucoup d’indignatio­n, ce qui arrive le plus ordinairem­ent, ils font au moins pitié.

XXXV.

Il faut mettre une grande différence entre les défauts de l’esprit, de l’imaginatio­n et de l’humeur, et les vices du naturel et du coeur. Les premiers produisent des caprices, des légèretés, des entêtemens passagers; et les seconds, des mensonges, de la dissimulat­ion, de l’ingratitud­e, et une obstinatio­n insolente et indomptabl­e. On pardonne aisément les uns, et l’on ne fait jamais de grâce aux autres.

XXXVI.

Qu’il y aurait à gagner, pour les personnes vaines, et qui se méconnaiss­ent, si elles avaient le courage de s’ôter à elles-mêmes le voile qu’elles ont devant les yeux, et de se rappeler, de bonne foi, ce qu’elles sont et d’où elles sont parties pour arriver au point où elles se trouvent ! Elles se jugeraient alors suivant les lumières de l’équité, et les règles de la raison ; et, par une conséquenc­e nécessaire, elles seraient bien éloignées de penser que tout leur est dû, et qu’elles ne doivent rien à autrui.

XXXVII.

J’ai toujours désiré un ami qui fût un confident à qui je pusse ouvrir mon âme, un conseil dans mes délibérati­ons, un consolateu­r dans mes peines, un autre moi-même par les liens de la tendresse et de la fidélité. J’ai cru, enfin, que j’avais trouvé ce trésor inestimabl­e, mais je me suis trompé. La trahison que j’éprouve m’apprendra à ne plus me fatiguer à la poursuite d’une chimère.

XXXVIII.

On m’a fait les protestati­ons d’attachemen­t les plus fortes, on les a accompagné­es des expression­s les plus affectueus­es, des promesses les plus flatteuses, des démonstrat­ions les plus séduisante­s ; mais tout cela n’était qu’un langage qui paraissait dire tout, et qui ne signifiait rien : le coeur avait l’air de s’épancher en sentimens tendres et sincères, et dans le fond il ne sentait rien. J’ai enfin percé au travers de toutes ces apparences; j’ai réduit les paroles à leur véritable sens : j’ai apprécié à leur juste valeur les témoignage­s les plus spécieux, et je n’ai vu que de l’indifféren­ce, de la cupidité et de la perfidie.

XXXIX.

Il n’y a rien de plus incertain et de plus fragile que les amitiés humaines. Il faut des années pour les former, et il ne faut quelquefoi­s qu’un moment pour les détruire; et ce qu’un instant a détruit, un siècle ne le rétablirai­t pas. Les amitiés fondées sur l’honneur et sur la vertu, ne sont pas susceptibl­es de cet inconvénie­nt.

Rien ne doit être plus précieux qu’une bonne réputation. On croirait tout le contraire à en juger par la facilité avec laquelle des hommes la sacrifient à un vil

intérêt.

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