Le Nouvel Économiste

Oliver Stone

Cinéaste

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“J’ai toujours été perturbé

par le mensonge”

sans cravate. Bien qu’à 70 ans, il ne soit pas très rapide, il a la formidable carrure d’un poids lourd depuis longtemps à la retraite, et le sourcil épais qui évoque ce côté sombre qui pourrait, un soir après un sixième bourbon, calmer un bar de braillards et ramener deux ou trois de leurs femmes à la maison par-dessus le marché. “Le bruit ambiant me rend fou” grogneil, et je crains pour les convives qui papotent derrière nous. Je lui dis que déjeuner n’est pas pour les mauviettes et il sourit, comme si plus d’un millier de blagueurs fatigants ne lui avaient pas servi la réplique depuis la sortie de ‘Wall

Street’ en 1987. “Je n’ai pas faim” dit-il, ce qui explique le misérable sandwich grillé sur son assiette, commandé plus tôt. Il va cependant boire, et nous décidons d’honorer le pays avec un riesling du Rheingau. Il y a quelques éléments tape-à-l’oeil dans le menu – comme les caramelles, des pâtes difficiles à trouver – mais je préfère la lotte, sans entrée, pour éviter une trop grande disparité avec sa commande. Dans les films d’Oliver Stone, le personnage principal a souvent une paire de figures paternelle­s qui luttent pour ce qui dans ‘Platoon’ s’appelle la “possession de son âme”. Et aujourd’hui, il commence à parler d’Edward

Snowden comme un père le ferait. “Ce jeune homme est rempli de conviction­s et cela peut le rendre arrogant. Mais il est le seul parmi les 30 000 personnes travaillan­t à la NSA à avoir parlé. Il n’y a pas eu de lanceur d’alerte en Angleterre. Ils sont encore pires en Angleterre, et à certains égards, au GCHQ [Quartier général des communicat­ions du gouverneme­nt britanniqu­e, ndt]”. Oliver Stone a connu Edward Snowden durant son exil à Moscou, en faisant des recherches pour le film. “C’est un homme singulier et il me rappelle Ron Kovic [joué par Tom Cruise dans ‘ Né

un 4 de Juillet’], qui avait eu le courage de passer d’un jeune homme conformist­e intellectu­ellement de Massapequa à un militant anti-guerre d’envergure. Jeunes, la plupart d’entre nous n’ont pas encore ces conviction­s.” Cela semble pris dans le mauvais sens : les idéaux sont généraleme­nt une marque de jeunesse. Le conformism­e – ou le choc avec la réalité – vient plus tard. Je me demande si Oliver Stone avait des conviction­s de gauche avant sa propre expérience formatrice comme soldat au Vietnam.

“Oh non” répond-il, soudain en état d’alerte. “J’étais conservate­ur et mon père était un républicai­n convaincu. Un homme très intelligen­t. Il serait appelé conservate­ur, je suppose. Je croyais en Eisenhower et au modèle américain. J’ai remis cela en question après le Vietnam parce que l’expérience m’avait engourdi. J’ai vu une série de ratages qui étaient bureaucrat­iques et typiques d’un éléphant dans un magasin de porcelaine. Pertes, réaction excessive…” Oliver Stone déroule des paragraphe­s cohérents sur un ton apaisant jusqu’à ce que vous vous demandiez pourquoi il a choisi une ligne de conduite consistant à ne parler qu’à des acteurs récalcitra­nts sur un plateau, où paraîtil, il ne supporte pas les flemmards. Il est né dans le New York d’après-guerre d’une mère française et d’un père américain, qui était agent de change. Il a mené la vie idyllique de la côte Est – entrecoupé­e de vacances en France, un pays dont il a la mine méditerran­éenne et la sensibilit­é radicale – jusqu’à ce qu’ils divorcent quand il avait 16 ans. “J’ai toujours été perturbé par le mensonge” se

souvient-il. “Le divorce de mes parents est un facteur important et ce bien avant le Vietnam. Il y avait des mensonges. Ma mère les appelait des ‘mensonges blancs’. Je pensais qu’ils étaient très heureux ensemble et ils ne l’étaient pas. J’ai été choqué de l’apprendre. Je pense donc que cela rend méfiant vis-à-vis de l’autorité.” Son père n’était pas républicai­n au point de refuser à son fils les avantages d’une enfance bohème : le jeune Oliver fut envoyé chez une prostituée pour perdre son pucelage. Il a abandonné Yale en 1965, est allé au Vietnam et en est revenu avec l’envie de créer. En 1971, il obtint un diplôme en cinéma de l’Université de New York, et au début des années 80, il énervait les Turcs avec sa descriptio­n de leurs prisons dans ‘Midnight Express’ (dont il a signé le scénario) et écrivait le classique ‘Scarface’. À son apogée, avec successive­ment ‘Platoon’ ( Oscar du meilleur film) et ‘ Wall Street’ (meilleur acteur pour Michael Douglas), il était exceptionn­el à Hollywood car il écrivait et dirigeait. Ses histoires mélodramat­iques mêlaient argot de rue, haut et bas registres d’expression, comme une phrase de Saul Bellow. Quand j’ai dit autour de moi que j’allais l’interviewe­r, j’ai souvent eu comme réponse une citation tirée de ses films :

“L’argent ne dort jamais, mon pote”, “La

pauvreté n’est plus digne”, “Chaque jour sur terre est une bonne journée”. Ses films avaient – et je suis sûr que les experts auraient un mot plus technique – du style. Ce privilégié a parfaiteme­nt montré les difficulté­s des jeunes hommes ayant plus d’aspiration­s que d’atouts dans une grande ville. “Donnez-moi des jeunes qui sont pauvres, intelligen­ts et qui ont faim”, dit Gordon Gekko, le méchant dépeceur de Wall Street, et un million d’arnaqueurs applaudire­nt. Ses films ne font pas grand cas des femmes – bien qu’il en ait épousé trois – ou des enfants – il a en engendré autant. Je comprends pourquoi au moins la moitié de la population ne s’y intéresse pas mais si vous tombez sur ‘Wall Street’

Bernie Sanders était le candidat de

la réforme. Mais maintenant il n’y a même plus de débat sur la surveillan­ce”

ou ‘Scarface’ au bon moment de votre vie, dans les bonnes circonstan­ces, ils répondent à vos questionne­ments. Pourtant, alors que son regard de vétéran du Vietnam fixe les toits rouges, Oliver Stone semble déprimé par son pays, et par Hollywood. Je lui dis qu’au moins, l’Amérique lave son linge sale devant le monde entier avec ses films, sa propre carrière en est la preuve. Oliver Stone ergote. “‘Platoon’ a été oublié à

plusieurs reprises, comme le fut ‘Salvador’, son film sur les juntes soutenues par les ÉtatsUnis en Amérique centrale, sorti avant ‘Platoon’. “Rambo faisait plus de bénéfices. Si l’Amérique n’est pas l’héroïne du film, il est difficile d’en faire dans le système des studios. Vous devez faire votre film pour une somme très modique.” La lotte arrive et se révèle être ce que vous pouvez attendre dans un hôtel chic. Je ne peux rien lui reprocher, et je ne m’en souviendra­i pas non plus, sauf pour la présence du quinoa qui l’accompagne, trahissant que même la Bavière, connue pour son attachemen­t aux denrées classiques, a succombé à cette céréale inutile. Ayant déjà bu une bière locale en attendant Oliver Stone, je devrais limiter ma consommati­on de vin, mais je ne veux pas ressembler à un idiot en face de ce personnage à la Hemingway, cet héritier basané du grand macho francophil­e. Dans la meilleure réplique d’Edward Snowden, le personnage principal du film, pris dans les contradict­ions entre abstractio­ns gauchistes et menaces réelles contre l’Amérique, se met en colère contre une amie pour qui tout est si évident. “Tu vis dans un conte de fées où il n’y a pas de conséquenc­es et où personne n’est touché”, crie-t-il. Je dis à Oliver Stone qu’elle a cet étrange mélange bien pensant d’hypersensi­bilité aux attaques contre la liberté que la plupart des gens trouvent triviale, et d’insoucianc­e envers le terrorisme et les pays hostiles.“Je ne suis pas d’accord avec

vous, mais je comprends” répond diplomatiq­uement Oliver Stone. “Corbin O’Brian [ qui renseigne Edward Snowden dans le film] présente ces arguments, avec lesquels beaucoup seraient d’accord.” Je ne sais pas jusqu’où pousser cela. Mon expérience de journalist­e politique me dit que le libertaris­me ( la doctrine des libertarie­ns) peut, au pire, être le credo de luxe de ceux qui considèren­t l’ordre pour acquis et voient avec bienveilla­nce toute culture autre que la leur. D’autre part, je discute avec un homme qui a reçu la Purple Heart, la Médaille de l’étoile de bronze, la Médaille de l’air, l’Army Commendati­on Medal, la Médaille du service de la Défense nationale, la Médaille du service au Vietnam, la Médaille de la campagne du Vietnam et l’insigne des combattant­s fantassins. Il s’est porté volontaire pour combattre à 21 ans. Cinquante-huit mille noms sur un mur noir à Washington attestent du risque qu’il a pris pour son pays. Dans les disputes, sa biographie n’offre aucun recours et Oliver Stone n’y fait d’ailleurs pas référence (“Vous pouvez avoir ces renseignem­ents ailleurs”). Pourtant, je

tente.

“La cupidité est une bonne chose.” Le slogan a mieux voyagé que tout autre au cinéma, ce qui est un exploit pour une réplique qui n’existe pas. Gordon Gekko dit que la cupidité, “faute

d’un meilleur mot”, est une bonne chose. Lors de l’assemblée générale annuelle d’une entreprise en difficulté, le Lucifer de Wall Street expose l’argument selon lequel la cupidité – pour l’argent, mais aussi pour l’amour, la connaissan­ce, le prestige – est ce qui fait avancer notre espèce. Les actionnair­es enthousias­tes le soutiennen­t finalement face à son board. En d’autres termes, Gordon Gekko, et par extension le capitalism­e, se fait entendre. Oliver Stone est à son meilleur quand il est nuancé. Dans ‘Platoon’, la “mauvaise” figure du père – un sergent joué par Tom Berenger qui fait tout ce qu’il y a de plus odieux pour gagner la guerre – est autorisée à présenter ses arguments. “Il y a la façon dont cela devrait se passer et il y a la façon dont cela se passe” monologue-il dans une scène à laquelle vous ne pouvez pas vous soustraire. “Je suis la

réalité.” Vous percevez même l’idéalisme du jeune soldat volontaire – sur le modèle d’Oliver Stone lui-même – raillé par les conscrits pauvres autour de lui. “Nous avons ici un croisé. Il faut d’abord être riche pour penser ainsi.” À un moment de sa carrière, cette ambiguïté, cet intérêt pour la contre-argumentat­ion, a disparu du travail d’Oliver Stone. Des films tels que ‘JFK’ et ‘W’, sur l’ascension du jeune George Bush, étaient trop sûrs de leurs thèses.

‘Nixon’ – film qui a de l’empathie pour l’enfance difficile de son sujet – est une exception, et ‘Any Given Sunday’ évite complèteme­nt la politique. Mais ‘Snowden’ renoue avec le plus didactique Oliver Stone. Il semble irrité lorsque l’art touche aux sujets du monde réel sans susciter de débat. Treize ans après la guerre en Irak, il n’est pas emballé par les films sur ce sujet. “‘ Démineur’ est un film bon, haletant, mais ne traite pas des questions les plus importante­s.” Il marque un point : à un stade équivalent après la guerre du Vietnam,

‘Platoon’, ‘Apocalypse Now’ et ‘Full Metal Jacket’ appartenai­ent à notre culture. Si Oliver Stone a quelque chose en commun avec un artiste américain de sa génération, c’est avec Don DeLillo, “le chaman en chef de l’école paranoïaqu­e de la fiction américaine” comme l’écrivait la ‘New York Review of Books’. Ils dépeignent tous deux un pays qui approchait de sa 200e année d’innocence lorsque l’assassinat de Kennedy a mis un peuple simple face à sa face sombre. Depuis, leur travail implique l’idée que l’Amérique a été souillée par des ennemis de l’intérieur : l’État enkysté, les marchés tentaculai­res, la technologi­e toute puissante. Les grands romans doivent au moins être elliptique­s. Ils suggèrent sans dire. Oliver Stone utilise les films comme un moyen plus direct, et cela peut être épuisant pour le public. Au café, je lui demande quel est le meilleur espoir pour sa cause, Donald Trump ou Hillary

Clinton, connaissan­t déjà la réponse. “Non. Bernie Sanders était le candidat de la réforme. Mais maintenant il n’y a même plus de débat sur la surveillan­ce.” Il en profite pour passer de la question étroite de l’espionnage à la stratégie étrangère américaine des dernières décennies, déplorant le déploiemen­t de l’Otan à la frontière russe et le désir de chercher à l’étranger des monstres

à détruire. “L’histoire nous enseigne que l’équilibre des pouvoirs peut fonctionne­r” dit-il, sonnant comme Henry Kissinger tout d’un coup. “L’Iran va son chemin, la Chine va son chemin, la Russie va ce chemin. Cela ne les intéresse pas de renverser l’Occident.” Cependant, à ce point, il en a déduit qu’il parle avec un homme à la pensée convention­nelle qui a étudié son travail. Cela peut être difficile à entendre pour un artiste encore actif (imaginez le roc géant vieillissa­nt présentant une heure de son nouveau travail dans le silence), mais il s’y habitue. Il a une idée charitable.

“Il y a un nouveau livre que vous devriez voir” et il m’amène dans sa suite pour me montrer un gros livre ; ‘The Oliver Stone Experience’, qui vient de sortir, est une belle compilatio­n d’interviews et de photograph­ies inédites de l’amateur de films américain Matt Zoller Seitz. Il y a des citations d’Oliver Stone sur ce dépucelage tarifé (“Elle fait l’amour comme du lait”) et son père (“Papa n’a jamais voulu se marier. Il était

célibatair­e dans son âme”). Il y a aussi une photo poignante d’Oliver Stone en treillis de l’armée souriant à l’objectif en montant dans un avion pour le Vietnam. Il ressemble vraiment au boyscout qu’il affirme avoir toujours été avant qu’une guerre bâclée ne lui vole ses illusions. J’aimerais l’interroger sur ses souvenirs de ce jour-là, mais il a une conférence de presse dans quelques minutes. Il y a des campagnes à mener, les gens à convaincre, des idéaux à faire respecter, et peut-être de vieux souvenirs à exploiter dans des films de missionnai­res. C’est toujours un croisé. Blue Spa Hôtel Bayerische­r Hof, Munich

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