Le Nouvel Économiste

Les affres du french management

Du manager au leader, du management au leadership

- PATRICK ARNOUX

Désimpliqu­és, démotivés, peu engagés… Le moral des salariès auscultés par quelques experts inquiète tant le phénomène a pris des proportion­s inquiétant­es. PPrès des ¾ des plans de transforma­t tions échouent du fait du peu d’etten ntion porté au facteur humain et quatre salariés sur cinq seraient peu engagés si l’on en croit une étude Gallup Deloitte. A l’heure ou jamais la situation n’a été si complexe. En effet l’entreprise – de la Pme au vaste groupe – doit relever 6 défis essentiels : Le digital, la financiari­sation de l’économie, l’internatio­nalisation multicultu­relle de ses marchés, la transforma­tion radicale de son organisati­on, hier, verticale et hierarchiq­ue et aujourd’hui, horizontal­e et structurée par projet sans oublier les enjeux de la gé! énération! Y et l’obliga- tion d’innover C’est une toute e autre alchimie que la bonne vieille gestion qui permettra de faire face à tant de contrainte­s et surtout de trouver du sens à l’action collective. Sacré enjeu. Il réclame une vision incar rnée. Et remplace sans doute le modèle e dépassé du manager- gestionnai­re par celui du leader.

On en parle si peu. Et pourtant l’engagement – ou plutôt le désengagem­ent – des salariés est l’alarme prioritair­e qui angoisse les comités de direction. L’une des plaies du fonctionne­ment actuel des organisati­ons. Évaluéepré­p cisément par Deloitte et Gallup à quatre salariés sur cinq, peu motivés, peu engagés, la moindre implicatio­n à tous les étages, à tous les âges (et pas seulement pour les génération­s Y et Z) ne figure évidemment pas dans le bilan à la rubrique “baisse de rendement des actifs humains”. Ces derniers n’y sont pas pris en compte. Et pourtant, ils risquent de sévèrement impacter les résultats. Pour une raison simple: 70 % des plans de transforma­tion des entreprise­s échouent à cause du manque d’attention aux seuls facteurs humains.

Le chamboule-tout

Or actuelleme­nt, la gestion de ces entreprise­s ressemble à un véritable chamboule-tout. Elles doivent simultaném­ent relever six défis : celui du digital, majeur évidemment, de la financiari­sation de l’économie, de l’internatio­nalisation multicultu­relle provoquée par la mondialisa­tion, sans oublier la transforma­tion radicale de leur organisati­on passant d’une verticalit­é des fonctions-silos à l’horizontal­ité du travail par projet et la gestion-adaptation aux génération­s X et Y, sans oublier l’ardente obligation de l’innovation, clé de leur compétitiv­ité. Multi-pression collective se transforma­nt chimiqueme­nt en stress individuel. Or si la créativité créative s’étiole, et si la réactivité des équipes est aussi poussive que l’engagement est anémique, la première risque de rester durablemen­t en berne. Les observatio­ns des DRH sont effarantes : 11 % de salariés proactifs et engagés, 70 % des salariés sont passifs. Un ratio à inverser.

Démotivati­on généralisé­e

Mais peut-on se lever le matin avec enthousias­me pour faire progresser l’Ebitda, ou batailler sur les marchés du grand large pour les résultats au nom des “valeurs” brandies dans toutes les communicat­ions corporate, comme ces mots-valises vidés de sens à force d’être utilisés à tors et de travers ? L’incapacité à donner du sens à son travail, l’inscrire dans un projet collectif au cap explicite, a des conséquenc­es qui le sont parfaiteme­nt : elle suscite craintes, peurs et angoisses. Et ce n’est pas la langue de bois managérial­e si convenue qui va faciliter cette compréhens­ion. Bourrée de bonnes intentions mais creuse de significat­ion, farcie de discours lénifiants déconnecté du réel, elle farde le message d’insignifia­nces pédantes, multiplian­t stéréotype­s et incantatio­ns vertueuses. Ces rituels-là ne passent plus. Tant ils ont décroché par rapport à une réalité. D’autant plus que le travail est devenu si souvent abstrait, virtuel, invisible, sinon sous forme de ratios, tableaux et autre feuilles de tableur.

Le management “à la française”

Conséquenc­e aujourd’hui : l’innovation la plus critique à développer pour une entreprise est sans aucun doute celle de son management. Hier il reposait sur une organisati­on hiérarchiq­ue, des procédures et processus. Aujourd’hui, il dépend de la dynamique initiée par la compétence d’un leader. Or le management “à la française” ne brille pas par ses qualités explicites. Surtout lorsqu’il est comparé avec les modèles structuran­t les entreprise­s à l’étranger. Ce qu’a fait il y a deux ans une équipe d’universita­ires pilotée par Frank Bourjois, directeur général de l’ESCP Europe en interrogea­nt 2 200 managers étrangers travaillan­t dans 18 groupes du CAC 40, en France ou hors des frontières. Leur constat est affligeant autant qu’accablant: “culture très hiérarchiq­ue”, “management implicite”, “existence d’un ‘plafond de verre’ freinant l’accession des étrangers au top management”… Plus grave, pour nombre des sondés, leurs collègues français privilégie­nt l’individuel sur le collectif et sont peu portés sur le travail collaborat­if. Pointant “l’arrogance” de leurs collègues, ils expliquent que “nombre de décisions importante­s ne se prennent pas en réunion mais près de la machine à café ou lors de rencontres informelle­s”. Bref, une belle collection de codes subliminau­x à expliciter pour qui veut s’adapter. De son côté, le sociologue des organisati­ons François Dupuy, qui a enseigné à l’Insead, dénonce dans son dernier ouvrage (‘ La faillite de la pensée managérial­e’) “l’inculture générale des managers préférant le concret et leurs décisions paresseuse­s qui en résultent”, et surtout : “l’indifféren­ciation entre organisati­ons – ce que font réellement les gens – et structures – les organigram­mes abstraitem­ent fétichisés – est un premier problème. La réduction du pouvoir, issu d’un jeu permanent d’acteurs, à la seule hiérarchie, est une deuxième difficulté”.

Le vide de réflexion stratégiqu­e

Enfin, pour être complet, les conséquenc­es de la financiari­sation de l’économie depuis les années 90, par l’obsession omniprésen­te de performanc­es court-termistes, ont provoqué un “désapprent­issage” de la réflexion stratégiqu­e, “un vide stratégiqu­e” dans l’administra­tion des entreprise­s, a constaté le professeur Philippe Baumard (Cnam et Polytechni­que). Et croire que la fée digitale va transforme­r cette désastreus­e situation est une colossale erreur. Il s’agit simplement d’un moyen, d’un outil – dont la maîtrise et l’agilité sont indispensa­bles, certes, mais insuffisan­tes – et non d’une finalité, comme pourrait le laisser croire tant de déclaratio­ns. C’est en tout cas l’avis du DRH d’Avril

Philippe Lamblin : “Les sociétés qui performero­nt demain ne sont pas celles qui feront du tout-numérique, mais celles qui sauront mobiliser leurs équipes et reconnaîtr­e leur travail”. Et ce, sans schizophré­nie. Car audelà des majestueus­es déclaratio­ns d’intentions sur les vertus de l’autonomie et de l’entreprene­uriat, certains groupes n’hésitent pas à multiplier les procédures de contrôle, les process de surveillan­ce. Avec en arrière-plan un enjeu majeur : la volatilité des talents. La culture start-up conjuguée aux aspiration­s des plus jeunes génération­s transforme les comporteme­nts. “Ma boîte me plaît, je reste, et si je m’y ennuie, je la quitte.” Adieu les injonction­s contradict­oires, bonjour comporteme­nt agilement coopératif.

Adieu manager, bonjour leader

Ces exigences obligent à des réponses rarement pécuniaire­s mais le plus souvent managérial­es, encore à inventer pour ces jeunes au comporteme­nt décomplexé. Ce facteur génération­nel sera sans doute le dernier coup de boutoir à un modèle de management dépassé. Mais il faut aller bien au-delà de la bousculade des usages. Bien au-delà aussi des apparences trompeuses d’un management “cool & fun” avec baby-foot et distributi­on gratuite de fraises Tagada ! Ce cortège de disruption­s et d’imprévisib­ilité mérite un autre traitement, dont la clé se trouve sans doute au sommet, dans les pratiques d’un manager devenu leader. Ce qu’exprime assez bien l’ancien patron d’Essilor, Xavier Fontanet : “Parmi les dirigeants, il y a ceux qui dirigent par le contrôle et ceux qui dirigent par la confiance. Les uns sont des dirigeants-managers et les autres sont des dirigeants-leaders”. Ceux du deuxième type correspond­ent le mieux aux exigences de l’époque.

Un formidable besoin de sens

En effet, pour le capitaine qui définit le cap, il ne s’agit plus de gérer cette collectivi­té aux prises avec tant de changement­s, transforma­tions et mutations de l’organisati­on, mais d’incarner une vision, le sens ultime des manoeuvres. Comme l’explique Daniel Martin-Gelot dans ‘Repenser le management, une urgence à l’ère numérique’, “donner du sens est plus indispensa­ble que jamais car aujourd’hui, l’action n’est pas unidimensi­onnelle. Elle s’insère dans un monde en réseau et impacte simultaném­ent des actes différents de plus en plus nombreux. Le système est multidirec­tionnel, c’est un environnem­ent immaîtrisa­ble sans une conscience claire et continue des finalités. Le leader aujourd’hui a une vision macroscopi­que et systémique”. Adieu manager gestionnai­re. Il fallait administre­r, gérer les affaires courantes, user du commandeme­nt, avoir un jeu à court terme, garder un oeil fixé sur les résultats ; désormais, il faut innover, se concentrer sur les hommes, inspirer la confiance, avoir une perspectiv­e à long terme et garder un oeil sur l’horizon. Bonjour le leader.

“Le système est multidirec­tionnel,

c’est un environnem­ent immaîtrisa­ble sans

une conscience claire et continue des finalités. Le leader aujourd’hui a une vision macroscopi­que

et systémique”

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France