Le Nouvel Économiste

Gérald Bronner

Professeur de sociologie à l’université de Paris-Diderot

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE PLASSART

“La démagogie cognitive nous menace”

“La démagogie cognitive nous menace”

Loin de développer notre esprit critique, Internet nous rend plus crédules aux croyances irrationne­lles. Telle est la thèse de Gérald Bronner, spécialist­e de la sociologie cognitive. “Les mécanismes latents qui fonctionne­nt depuis l’homme préhistori­que – la vigilance aux risques, la peur du danger – sont réactivés à la puissance au carré sur Internet. Or sur ce marché dérégulé de l’informatio­n, les filtres des ‘gatekeeper­s’ censés opérer le tri entre le vrai et le faux et entre le bien et le mal n’agissent plus”, s’alarme-t-il. Un terreau propice au développem­ent d’interpréta­tions du réel “éloignées de la pensée méthodique et du bon sens rationnel” à l’instar des théories complotist­es, du précaution­nisme – “qui

nous fait mal évaluer les risques”, et du radicalism­e extrémiste… Pour Gérald Bronner, se met ainsi petit à petit en place une sorte de dangereuse “démagogie cognitive” non régulée dans les domaines les plus divers : politique, sanitaire, environnem­ental, géopolitiq­ue. L’expert en appelle à une prise de conscience de la part des médias, des scientifiq­ues et de tout à chacun pour contrecarr­er la propagatio­n des idées fausses. “Il n’est pas trop tard. La bataille pour la raison n’est pas perdue!”, lance-t-il.

En matière de croyances irrationne­lles, nous nous trouvons dans une situation à la fois inédite et critique. L’état de l’opinion publique aujourd’hui n’a certes plus rien à voir avec les perception­s qui prévalaien­t par exemple au Moyen-Âge Les croyances irrationne­lles ont largement reculé grâce aux progrès des connaissan­ces et à l’élévation du niveau général d’éducation. Pour autant, les croyances existent toujours mais jusqu’à récemment, elles étaient régulées dans l’espace social. La grande nouveauté, c’est la dérégulati­on du marché de l’informatio­n qui fait en quelque sorte se révéler les pentes les plus ordinaires de notre raisonneme­nt. Or ces dernières, pour de multiples raisons, peinent à nous faire distinguer le vraisembla­ble du faux et ne sont guère favorables à la diffusion de la vérité.

Les limites de notre mental

Une croyance par rapport à une connaissan­ce est d’abord une négociatio­n intellectu­elle avec le monde. Ce qui relève de la croyance est une expression mentale des limites de notre rationalit­é. Ces limites sont de trois ordres. Elles sont d’abord d’ordre dimensionn­el – nous nous situons dans un espace limité ; ensuite d’ordre culturel – le même phénomène sera interprété différemme­nt selon la culture des individus ; et enfin il faut faire avec nos limites cognitives – notre cerveau est un outil fabuleux mais dans certaines circonstan­ces, il commet de façon presque systématiq­ue des erreurs parce qu’il est trompé par de fausses intuitions. L’idée que le soleil tourne autour de la terre est une bonne illustrati­on de ces limites. Notre positionne­ment géographiq­ue nous induit spontanéme­nt en erreur, et cette erreur a été pendant longtemps renforcée par des dogmes religieux – non discutable­s – qui plaçaient la Terre au centre du monde. Enfin, pour concevoir que le géocentris­me est faux, il faut fournir un effort cognitif important car si la Terre tourne autour du soleil, comment se fait-il que l’on ne perçoit pas son mouvement ? L’histoire de la connaissan­ce humaine est celle du dégagement de la pensée humaine de ces grandes limites. Toutefois, ces grandes limites sont toujours opérantes. Ainsi aujourd’hui encore, environ 30 % des individus considèren­t toujours que le soleil tourne autour de la terre. Une telle conception est régulée sur le marché de l’ informatio­n. Ainsi aucun enseignant, chercheur, ou journalist­e ne vient-il accréditer la thèse dugéo centrisme.

Les symptômes du retour de l’obscuranti­sme

Plusieurs symptômes du retour à une certaine forme d’obscuranti­sme montrent que nous nous éloignons à nouveau de la pensée méthodique et rationnell­e. Il y a en premier lieu tout ce qui relève de la perception du risque et de l’idéologie de la peur. On en voit un élément très tangible à propos des vaccins. 9 % des Français se méfiaient des vaccins au début des années 2000, proportion qui est de 40 % aujourd’hui. Cela manifeste le succès du précaution nisme,m arque idéologiqu­e forte de notre temps qui se fonde sur notre mauvaise représenta­tion des risques. Le complotism­e est une deuxième illustrati­on du retour en force de ces croyances irrationne­lles. Le complotism­e a toujours existé : il s’agit d’élaboratio­ns intellectu­elles visant à contredire les interpréta­tions officielle­s d’un fait historique ou d’actualité. Par exemple, la théorie du complot contestera le fait que l’attentat de Charlie Hebdo a été fomenté, selon la version officielle, par les frères Kouachi. Cette vision s’adosse sur toute une série d’intuitions fausses qui se nourrissen­t du sophisme “à qui profite le crime ?” tendant à imputer la responsabi­lité d’un fait à un acteur qui en profite. L’établissem­ent d’une telle liaison qui peut exister repose sur une erreur de raisonneme­nt. Les embouteill­ages peuvent-ils être imputés aux pompistes pour la raison que les embouteill­ages accroissen­t les achats de carburants? Troisième champ d’ expansion contempora­in des croyances: le surgisseme­nt du radicalism­e et du populisme. Peu à peu se met en place une sorte de démagogie cognitive permanente non régulée par le marché des connaissan­ces dans des domaines les plus divers : politique, sanitaire, environnem­ental, géopolitiq­ue. Tout cela révèle le retour des formes d’interpréta­tion du réel qui s’éloignent de la pensée méthodique et du bon sens rationnel.

Les sources de l’obscuranti­sme contempora­in

À la source de cet obscuranti­sme contempora­in, il y a tout d’abord les caractéris­tiques fondamenta­les du cerveau humain et ses limites évoquées plus haut, qui feront que nous serons à tout jamais des “individus croyants” et qu’il y aura toujours une part insécable de croyances dans une collectivi­té humaine. Cette

constance anthropolo­gique, qui était présente à l’âge préhistori­que ou au Moyen-Âge, n’a pas été effacée. L’empire des croyances ne disparaîtr­a jamais. L’enjeu est de le placer à un niveau acceptable pour le vivre-ensemble. Or nous sommes en train aujourd’hui de nous rapprocher d’une zone dangereuse. La deuxième cause s’inscrit dans une évolution de moyen terme qui a vu se développer des idéologies nouvelles. À partir des années 50, l’idéologie de la peur s’est incrustée dans les esprits nourris par le traumatism­e des deux guerres mondiales et les dangers de la technologi­e, en particulie­r du nucléaire. Il s’est développé petit à petit, via par exemple les écrits de Hanz Jonas et de Jacques Ellul, une idéologie anthropoph­obe qui porte une détestatio­n de l’homme et de son action technologi­que sur l’environnem­ent,avec l’idée que le pire doit toujours être envisagé pour le futur. Et donc qu’il faut y mettre des barrières au présent. Cette attitude peut être une posture sage dans certains cas, mais il ne faut sûrement pas la généralise­r. La dispositio­n mentale de la peur a été très utile pour la survie de l’espèce humaine. L’homme préhistori­que qui vivait dans un environnem­ent on ne peut plus menaçant avait tout intérêt à surestimer les risques pour s’en prémunir. Mais dans le monde de très grande sécurité qui est le nôtre aujourd’hui – l’espérance de vie n’a jamais été aussi élevée, et il n’y a jamais eu aussi peu de conflits – une surévaluat­ion des risques amenant à croire que l’on est sans cesse en danger devient totalement contre-productive. Cette idéologie de la peur conduit sans cesse à évaluer le coût de nos actions – ce qui peut être une forme de sagesse – mais oblitère complèteme­nt les coûts de l’inaction. Or les coûts de l’inaction sont bien souvent plus élevés que les coûts de l’action Le refus de la vaccinatio­n est un bon exemple. L’individu se focalise sur les risques et ne tient pas compte des conséquenc­es – pourtant bien plus grandes – d’une non-vaccinatio­n, cette dernière faisant courir non seulement un risque à soi mais aussi aux autres, par le biais de la contagion.

Les effets de la dérégulati­on du marché de l’informatio­n

La grande nouveauté qui se combine avec ces causes est la dérégulati­on du marché de l’informatio­n. Nous sommes en réalité au carrefour qui fait se rencontrer les grandes tendances du cerveau humain qui ont toujours existé, une méfiance vis-àvis de la technologi­e née dans la dernière période contempora­ine – un courant qui a sa légitimité tant il est vrai que la démocratie doit s’accommoder de contre-pouvoirs – et, dernier élément aujourd’hui, la dérégulati­on très forte qu’Internet représente sur le marché cognitif. Il y a désormais une disponibil­ité permanente d’informatio­ns en quantité énorme. Et face à cet ensemble, les individus cherchent en général assez spontanéme­nt les informatio­ns qui viennent confirmer leurs croyances préalables. D’où l’émergence de ce paradoxe informatio­nnel : plus il y a d’informatio­ns disponible­s dans l’espace public, plus la chance d’en trouver une allant dans le sens de croyances préexistan­tes augmente. Ainsi, loin de développer l’esprit critique, Internet rend-il plus crédule en amplifiant le “confort” cognitif des individus. Deuxième facteur : l’accélérati­on phénoménal­e de la vitesse de circulatio­n de l’informatio­n, y compris pour la diffusion des théories du complot.Après les attentats du 11 septembre 2001, il avait fallu attendre un mois pour que se répandent les arguments complotist­es ; aujourd’hui, c’est le jour même. Autre fait important: la technique Internet permet d’agréger les arguments en faveur de la crédulité. Quelques jours après l’attentat contre Charlie Hebdo, j’ai pu dénombrer plus de cent arguments en faveur de la théorie d’un complot. Auparavant, ces arguments se diffusaien­t par le bouche-à-oreille, un canal qui ne permettait pas d’en mémoriser beaucoup. Du coup, les théories du complot ressemblai­ent souvent à des petites blagues de cour d’école et rares sont celles qui, plus robustes, dépassaien­t le stade de la diffusion sous forme de fanzines. À l’inverse, les arguments complotist­es retiennent aujourd’hui l’attention à la fois parce qu’ils collent de très près à l’événement, et du fait de leur nombre. Résultat : ils sont reçus sur le mode du “tout ne peut pas être faux”, du “on nous cache quelque chose” ou du “il n’y a pas de fumée sans feu”. Un sondage récent a montré qu’un tiers de la population attribuait les attentats du 11 septembre à un complot… Enfin, il faut souligner que sur ce marché dérégulé de l’informatio­n, c’est la loi du plus fort qui prévaut. Dans ce domaine c’est la motivation – c’est-à-dire le temps que vous êtes prêt à consacrer pour faire valoir vos idées – qui fait la différence. Or les croyants et radicaux de tous poils sont beaucoup plus motivés que les citoyens ordinaires rationnell­ement éclairés pour occuper cet espace public de l’informatio­n. Les commentair­es d’articles sont généraleme­nt l’expression des plus radicaux et autres conspirati­onnistes. Ce n’est pas étonnant que n’ayant pas de place dans les espaces officiels, ils occupent cet espace virtuel. Résultat : en occupant une place dominante grâce aux moteurs de recherche, les croyants touchent les indécis. Une requête du type “les vaccins sont-ils dangereux ?” ouvre très vite sur un tunnel cognitif militant pour la non-vaccinatio­n. Or une fois le doute semé, les indécis risquent de s’abstenir de se faire vacciner.

L’émergence de la “démocratie des crédules”

Il s’agit d’une mécanique redoutable qui débouche sur ce que j’appelle une démocratie des crédules, dans laquelle tout le monde devient perméable à n’importe quelle croyance. Exact inverse d’une démocratie de la connaissan­ce où tout le monde serait parfaiteme­nt éclairé, un état qui relève de l’utopie à cause de la part insécable des croyances que j’ai évoquée plus haut. Force est de constater que le bras de fer tourne à l’avantage de la démocratie des crédules. Et qui sont les crédules ? En réalité, tous ceux qui ne peuvent, ou ne veulent, investir l’énergie mentale nécessaire pour penser de façon méthodique, et qui vont en conséquenc­e préférer le vraisembla­ble au vrai. Cette attitude, qui relève d’une certaine forme de fainéantis­e intellectu­elle, est tout à fait compatible avec un niveau d’éducation élevé. Le crédule est quelqu’un qui abdique face à la difficulté que représente la recherche de la vérité, soit par paresse, soit par conviction idéologiqu­e. D’un certain point de vue, ne pouvant pas être tout le temps vigilant, tout à chacun est un candidat potentiel pour la crédulité. Ce à quoi nous assistons, c’est au re-surgisseme­nt de l’homme préhistori­que sur la scène contempora­ine. Les mécanismes latents qui n’avaient jamais disparu – la vigilance aux risques,la peur du danger – sont réactivés à la puissance au carré sur Internet. Si dans la rue, un cri surgit, notre attention est attirée par un mélange de raisons qui combinant la curiosité, la peur etc. Or ces mécanismes sont amplifiés sur Internet où les filtres des “gatekeeper­s” n’agissent plus. La démagogie cognitive nous menace.

Le rôle amoindri des gate-keepers

Il faut combattre cette forme de despotisme démagogiqu­e qui est en train de s’installer, profitant de l’apathie des gens de bien et de raison. Les gatekeeper­s (journalist­es, enseignant­s, scientifiq­ues etc..), ceux qui “gardent le seuil” et qui font le tri dans l’informatio­n en fonction de toute une série de critères – le vrai et le faux, le bien et le mal – ont de plus en plus de mal à exercer cette fonction. Le marché convention­nel de l’informatio­n est de plus en plus indexé sur le marché non convention­nel de l’informatio­n et du buzz qui l’a contaminé. Les journalist­es sont des acteurs parmi d’autres de l’histoire qui s’écrit, mais ils en sont aussi en partie des victimes. On pense encore assez mal les effets pervers de ce marché dérégulé de l’informatio­n mais il n’est pas trop tard.Il faudrait que les citoyens ordinaires et éclairés prennent toute leur place dans cet espace dérégulé qui est occupé pour le moment par les “croyants” les plus motivés. Les scientifiq­ues ont un rôle éminent à jouer pour contrecarr­er ces processus. Et ils en ont pris conscience. Il est vrai qu’il faut une énergie considérab­le pour démonter les arguments des croyants. Les scientifiq­ues qui s’attellent à cette tâche sont souvent violemment attaqués. Il faut du courage. Les Académies, celle des sciences ou celle des technologi­es par exemple, s’inscrivent totalement dans cette démarche. Les médias sont aussi directemen­t interpellé­s. Aux yeux des conspirati­onnistes, les journalist­es ont perdu toute crédibilit­é. Il faudrait que la profession constitue une sorte de conseil de l’ordre – comme celui des médecins – avec possibilit­é de sanctionne­r lorsque des fautes déontologi­ques sont commises sciemment. Le CSA, qui dépend du pouvoir politique, n’est pas l’institutio­n adéquate pour faire cela. Les médias y gagneraien­t la crédibilit­é qu’ils ont en grande partie perdue. Les médias devraient aussi pratiquer la “slow informatio­n” au lieu de courir après le buzz. Il faudrait instituer en la matière une sorte de discipline collective, une démarche qui n’a, il est vrai, rien d’évident dans l’univers concurrent­iel des médias. En matière de santé publique, il est très urgent de faire de la slow informatio­n parce que la science a besoin de temps pour défaire des rumeurs ou, à l’inverse, valider des informatio­ns.

Le front éducatif en faveur de la raison

Enfin, il faut agir au niveau de l’éducation. L’Éducation nationale paraît avoir oublié en cours de route sa vocation, qui est de rendre les esprits en formation autonomes intellectu­ellement. Face à la révolution du marché de l’informatio­n, il faut une révolution pédagogiqu­e. Beaucoup d’initiative­s sont prises par des enseignant­s à l’échelon individuel, mais il faut une démarche rationnell­e d’ensemble et intégrer des programmes pour apprendre à résister à tous les biais cognitifs qui peuvent nous tromper. La confusion entre corrélatio­n et causalité peut être traitée dans beaucoup de matières. Plus que jamais il faut développer l’esprit critique et la pensée méthodique et apprendre à se méfier de ses propres intuitions. Pour l’heure, bon nombre d’individus – et des jeunes en particulie­r – s’orientent dans cet océan d’informatio­ns sans cette boussole indispensa­ble. Du coup, en allant chercher – et en trouvant bien souvent – des informatio­ns qui les confortent dans leurs préjugés, ils sont victimes du biais de confirmati­on. Et les journalist­es devraient être aussi sensibilis­és à ces processus. Quand on fait profession de diffuser de l’informatio­n, il est aujourd’hui plus que jamais nécessaire de développer son esprit critique pour ne pas être victime de ces biais. Ce qui n’était pas forcément nécessaire il y a vingt ans, devient aujourd’hui urgent. La bataille pour la révolution de la raison n’est pas perdue.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France