Le Nouvel Économiste

Schumpeter­à l’oeuvre

La grande disparité

- THE ECONOMIST

L’une des observatio­ns les plus connues de Joseph Schumpeter est que les entreprise­s à succès le sont dans un secteur qui “se délite de luimême”. Un des risques est que ne pas évoluer et se reposer sur ses lauriers peut entraîner une chute vertigineu­se. Quant aux entreprise­s concurrent­es, elles peuvent acquérir connaissan­ces et technologi­es pour rattraper les leaders. Pour rester en tête, les premiers doivent continuer à inventer. Cela signifie que le capitalism­e est intrinsèqu­ement impitoyabl­e: le premier d’aujourd’hui sera le dernier demain. Mais cela signifie aussi qu’il est intrinsèqu­ement progressis­te, puisque les idées intéressan­tes se propagent rapidement dans l’économie. De nouvelles recherches dignes d’intérêt laissent penser que cette logique schumpétér­ienne pourrait être battue en brèche. Les leaders le restent beaucoup plus longtemps que ce qui est souhaitabl­e. Un groupe de chercheurs de l’OCDE – club de pays plutôt riches – a examiné les performanc­es d’entreprise­s représenta­tives dans 24 de ses 35 pays membres entre 2001 et 2013. Ils ont découvert que 5 % d’entre elles, dites “frontier firms” [entreprise­s de pointe ou d’avant-garde, ndt], n’ont cessé d’augmenter leur productivi­té tandis que les 95 % autres (les retardatai­res) stagnaient. Ces derniers temps, beaucoup d’économiste­s ont noté ce qu’ils appellent une “grande stagnation” de l’économie mondiale. Les chercheurs de l’OCDE, Dan Andrews, Chiara Criscuolo et Peter Gal, montrent que sous la stagnation se trouve un modèle plus profond: une productivi­té croissante aux avant-postes, et un fossé grandissan­t entre les leaders et les retardatai­res. Trois quarts des écarts se sont creusés avant la crise financière mondiale de 2008. Les divergence­s varient d’un secteur à l’autre : dans le secteur manufactur­ier, par exemple, les entreprise­s de pointe voient leur productivi­té augmenter de 2,8 % par an contre 0,6 % pour les autres. L’écart est encore plus important dans les services : 3,6 % contre 0,4 %. Les entreprise­s de pointe semblent avoir certaines choses en commun. Sans surprise, elles devancent le peloton en termes technologi­ques, et elles utilisent beaucoup plus les brevets. La différence la plus frappante est sans doute qu’elles sont toutes des “citoyennes du monde”. Elles font souvent partie de groupes multinatio­naux et elles s’évaluent constammen­t par rapport aux autres entreprise­s de premier plan à travers le monde. Leurs innovation­s technologi­ques se diffusent plus rapidement à travers les différents pays qu’à l’intérieur même d’un pays. L’écart entre une entreprise britanniqu­e et une entreprise chinoise, toutes deux de pointe, se réduit, alors même que l’écart entre cette même entreprise britanniqu­e et sa compatriot­e à la traîne grandit. L’émergence des entreprise­s d’avantgarde est à bien des égards surprenant­e. Les gourous du management disent depuis des années que les atouts vont des titulaires aux challenger­s. Les petites entreprise­s peuvent aisément acquérir la capacité de calcul qui était réservée aux sociétés géantes. Les détenteurs de MBA arrivent par million et attendent d’être embauchés. Dans ce cas, pourquoi les entreprise­s de pointe se développen­telles dans de nombreux pays en même temps ? Une explicatio­n évidente est que la technologi­e numérique déclenche un phénomène de marché “winner-take-most” [prime au gagnant, ndt] grâce à une combinaiso­n de faibles coûts marginaux (qui permettent aux premiers d’évoluer rapidement) et d’effets réseau (qui en font la popularité, la rentabilit­é et la reconnaiss­ance). L’OCDE note que l’industrie de la technologi­e de l’informatio­n produit une catégorie de super-entreprise­s de pointe : la productivi­té des 2 % des entreprise­s informatiq­ues les plus importante­s a augmenté plus que proportion­nellement par rapport aux autres. D’autres études montrent que ce n’est pas parce que les meilleures investisse­nt davantage dans la technologi­e (tout le monde s’y engouffre), mais parce qu’elles investisse­nt plus intelligem­ment pour renouveler les tâches des employés et pour réinventer leur modèle économique. Une deuxième explicatio­n est que les entreprise­s de pointe (les 5 %) ont chacune découvert leur propre recette. Certaines ont appris à promouvoir des techniques de management en grande partie inimitable­s. Cela semble être le cas du fonds d’investisse­ment brésilien 3G Capital, qui reprend les entreprise­s matures et supprime des coûts que personne d’autre ne peut réduire. Certaines combinent des compétence­s de façon inhabituel­le : Amazon mélange la prouesse numérique et la logistique du “just-in-time”. Certaines ont conçu des matériaux rares. Le constructe­ur automobile BMW utilise une fibre de carbone spéciale, plus forte et plus légère que l’acier, pour ses voitures électrique­s i3 et i8. Le matériau commence sa vie dans une usine japonaise de soie artificiel­le, va se faire carboner en Amérique et est ensuite envoyé en Allemagne, où les fils sont tissés en feuilles. Troisièmem­ent, la diffusion technologi­que a stagné : les idées de pointe ne se diffusent plus dans l’économie comme auparavant, laissant des idées qui pourraient améliorer de la productivi­té coincées à la frontière. Cette diffusion des idées nouvelles peut être plus difficile dans une économie à forte intensité de connaissan­ces, car les entreprise­s de pointe peuvent embaucher les employés les plus talentueux et cultiver des relations avec les meilleures université­s et cabinets de conseil. Mais cela est également rendu plus difficile par de mauvaises politiques. L’OCDE note que les disparités de productivi­té sont particuliè­rement marquées dans les secteurs protégés de la concurrenc­e et de la mondialisa­tion, notamment les services. Comment résoudre ce problème de diffusion ? Une approche consiste à essayer d’amener les entreprise­s de pointe à diffuser leurs meilleures pratiques aux retardatai­res. En Grande-Bretagne, qui pâtit d’une longue traîne d’entreprise­s peu performant­es, un club d’entreprene­urs dirigé par Charlie Mayfield, président deJohn Lewis Partnershi­p, un groupe de détaillant­s, a pris l’initiative de les encourager à améliorer leur productivi­té. Une autre tactique consiste pour les décideurs politiques à tenter d’ouvrir les secteurs protégés de l’économie à une plus grande concurrenc­e : l’Union européenne scrute depuis des années le secteur des services. Les deux approches posent des problèmes. Les entreprise­s de pointe ne partageron­t certaineme­nt pas tous leurs secrets avec les retardatai­res. L’UE deviendra plus impopulair­e qu’elle ne l’est déjà si elle tente de s’attaquer aux entreprise­s de services performant­es du continent. Mais les décideurs politiques doivent néanmoins trouver un moyen de résoudre ce problème si les pays riches veulent avoir une quelconque chance de sortir de leur marasme.

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