Le procès des aveugles
Les élites américaines ont failli, les françaises pourraient échouer aussi
Derrière la victoire de Trump, il y a surtout une défaite, celle des élites américaines, politiques au premier chef – démocrate et républicaine confondues – mais aussi économiques, médiatiques et intellectuelles. Celles-ci ont été incapables de voir la montée de la colère d’une partie de l’Amérique, et donc de la contrecarrer, plus prompts qu’elles ont été à la réprouver qu’à chercher à la comprendre. Un aveuglement lourd de conséquence car il a ouvert la voie de la Maison-Blanche à un populiste imprévisible,, pplongeantg ainsi les États-Unis – et le monde – dans une zone d’incertitude à très hauts risques, inégalée dans l’histoire contemporaine. La responsabilité est donc lourde pour tous ces politiques, financiers, journalistes, experts, hauts fonctionnaires et autres professeurs d’université qui, de Washington à Los Angeles en passant par Boston et New York, n’ont pas su – pas voulu – par ignorance (?), indifférence (?) ou arrogance (?) répondre au sentiment d’abandon exprimé par cette Amérique profonde, conduisant cette dernière à se révolter dans les urnes. L’élite éclairée, celle qui dispose du pouvoir de “dire” et de “faire”, censée dans une société guider la population par la clairvoyance de ses diagnostics et de ses solutions, a manifestement failli.“Jusque-là, l’Amérique se regardait dans un miroir qui lui racontait la belle Amérique où tout est possible. Les élites démocrates, mais aussi les élites républicaines, n’ont en réalité pas réalisé que la mondialisation avait été extraordinairement inégalitaire et avait porté la société au bord de la rupture”, analyse Thierry Pech, président de la fondation Terra Nova. Or, les mêmes causes reproduisantp les mêmes effets, , ce qui est arrivé aux États-Unis pourrait bien advenir aussi très bientôt en France. Le temps presse : il ne reste plus à notre élite hexagonale que six petits mois pour, d’ici l’élection présidentielle, monter une parade, c’est-à-dire trouver les mots – et les remèdes – à une angoisse de la population qui n’est pas moins ggrande chez nous qu’aux États-Unis.
La “angry white men” passée sous les radars
Le vote Trump est d’abord et avant tout celui des Américains non éduqués, tant il est vrai que le diplôme a été le facteur discriminant le plus significatif de ce scrutin, bien plus que le niveau de revenus. Chez les électeurs blancs ayant un faible niveau d’études, l’homme d’affaires l’a emporté sur Hillary Clinton avec 67 % contre 28 %. Cette vérité sortie des urnes ne pouvait-elle pas être anticipée ? N’accablons pas à l’excès l’aveuglement des élites, leur perception a été faussée par une série d’outils défaillants. Avec au premier chef, le retentissant plantage des sondeurs. Ceux-ci ont été mis en défaut par le désormais célèbre “vote caché”. Pour des raisons multiples où la méfiance à l’égard des instituts de sondage le dispute au sentiment de honte d’un vote non assumé, une frange non négligeable de l’électorat populaire a dissimulé jusqu’au bout sa préférence pour Trump, et même son intention d’aller déposer un bulletin dans l’urne. Or c’est bien en grande partie le sur-vote surprise de l’électorat blanc moyen qui a fait la différence décisive lors du scrutin du 8 novembre dernier, et non le vote des plus pauvres restés majoritairement fidèles à la candidate démocrate. Assurant à Trump un total de 66 millions de suffrages, suffisant pour battre Hillary Clinton pourtant victorieuse au vote populaire (avec un écart de près de 1,5 million de voix). Mais si aussi peu de monde a senti venir cette mobilisation électorale venue des profondeurs du pays, c’est aussi parce que la colère de la classe moyenne est passée depuis bien longtemps sous les radars. “Les statistiques macroéconomiques sont trompeuses. Elles laissent croire que la crise est finie, ce qui est très
La responsabilité est donc lourde pour tous ces politiques, financiers, journalistes, experts, hauts fonctionnaires et autres professeurs d’université qui n’ont pas su – pas voulu – par ignorance (?), indifférence (?) ou arrogance (?) répondre au sentiment d’abandon exprimé par cette Amérique profonde, conduisant cette dernière à se révolter dans les urnes.
loin de correspondre au ressenti de la population. Or les ‘milieux autorisés’ – commentateurs et hommes politiques – ne voient plus la réalité qu’à travers le truchement de ces indicateurs limités. Ainsi la baisse du taux de chômage à 4,5 % ne dit rien de l’évolution vers des emplois beaucoup plus précaires et moins bien rémunérés” déplore Gilles Biassette, grand reporter à ‘La
Croix’, spécialiste de l’Amérique. La sociologie américaine semble avoir quant à elle mit son mouchoir sur cette partie de l’Amérique profonde, plus intéressée, statistiques ethniques aidant, par les minorités et les études de genre ou par l’analyse des déviances, que par le sort de la “majorité silencieuse”. “L’université et les médias américains sacralisent les divisions ethniques et de genre, et ont totalement scotomisé la dimension de classe, dont la condition dégradée des classes populaires blanches et autres”, critique Loïc Wacquant, sociologue bourdieusien à Berkeley. Angle mort de la société américaine, la destinée des déclassés du rêve américain intéresse-t-elle au moins la littérature ? Force est de constater que la crise post-subprimes et ses conséquences attendent toujours son livre de référence façon Steinbeck dans ‘Les raisins de la
colère’. “De jeunes romanciers tentent bien de saisir cette réalité sociale, à l’instar de Pollock qui décrit dans ‘Knockemstiff’ la vie d’une petite bourgade perdue de 300 habitants de l’Ohio. Mais au pays du ‘reality show’ très peu de gens les lisent vraiment”, se désole André Clavel, journaliste spécialiste de littérature. Ne surnagent dans cette cécité intellectuelle collective que quelques personnalités suffisamment décalées et hors du mainstream pour faire montre d’une certaine lucidité : le trublion Mickael Moore, qui a tablé très tôt sur une victoire de Trump, le cinéaste Clint Eastwood, qui n’a pas son pareil pour mettre en scène ces Américains “affreux,
sales et méchants”, ou bien encore l’écrivain Thomas Franck qui se demandait dans un essai très pénétrant dès 2004 “ce qui n’allait pas
au Kansas ?”. Autant de réflexions bien trop solitaires pour embrasser complètement le vaste sujet du déclin américain.
Une critique forte de l’“establishment”
Une autre caractéristique forte ressort clairement des cartes électorales du vote du 8 novembre : en bleu, la quasi-totalité des comtés urbains pro-Clinton, en rouge tous les autres, les comtés ruraux et des périphéries pro-Trump. Un puissant contraste qui départage grosso modo les gagnants et les perdants au grand jeu de la mondialisation. C’est-à-dire d’un côté les élites urbaines éduquées, très à gauche, ouvertes et fondamentalement optimistes – l’Amérique des deux côtes – et de l’autre l’Amérique des banlieues et de la ruralité, peu éduquée, pauvre dans le sud et en voie de déclassement dans le nord, en proie au doute et à l’angoisse.g “Cette ppartie centrale des États-Unis, celle ‘par-dessus laquelle on vole’ (‘flight over country’) est un
immense territoire dont l’opinion est ignorée, voire méprisée par la côte Est tournée vers le gouvernement et par la côte Ouest tournée vers Hollywood
et la Silicon Valley”, pointe la journaliste Anne Toulouse, auteur de
‘Dans la tête de Trump’ (Stock). Un choc culturel qui trouve sa source dans l’isolement de cet establishment coupé du peuple et dont Washington fut la cible favorite de Trump. François Clémenceau, rédacteur en chef au ‘JDD’, correspondant d’Europep 1 dans la capitale des États-Unis, raconte
et nuance : “Cette ville, entièrement dédiée à la politique, vit,c’est vrai, un peu en vase clos. On y trouve la densité au mètre carré la plus forte au monde d’hommes politiques, d’avocats, de lobbyistes, de journalistes et de commentateurs. Donc forcément, dans ce milieu, l’auto-intoxication joue. La difficulté est plutôt pour les politiques. Il faut aller ‘outside the belt way’ (au-delà du périphérique de la ville) pour sentir les contrastes hallucinants entre les chiffres de l’économie du Trésor et du département du Travail, et la réalité concrète telle que la vivent les gens.” L’unanimisme de la réprobation morale des médias contre Trump – sur les 100 principaux journaux du pays, 2 seulement l’ont soutenu – a eu l’effet contraire à celui qui était recherché, celui de rejeter encore plus la population dans les bras de celui qui parlait de son vécu et de ses frustrations. “Il y a longtemps que les grands journaux tels que le ‘New York Times’ ou le ‘Washington Post’ ne font plus l’opinion. Il faut écouter les radios locales du Mid West pour lui prendre le pouls”, analyse Marie Cécile Naves, chercheuse à l’Iris et auteur de ‘Trump,
l’onde de choc populiste’ (FYP éditions). Autre trait de caractère de l’élite américaine accentuant la césure : sa condescendance visàde l’Américain moyen. “En traitant les électeurs de Trump de ‘basket of deplorables’ – de minables – Hillary Clinton a commis une grosse faute. Elle a confondu Trump et ses électeurs” reprend MarieCécile Naves. Or cette condescendance appelle en retour une violence au moins égale de la part des “petits Blancs” à l’égard de l’establishment politico-médiatique vu comme un repaire de “criminels”, “corrompus”, “mondialistes”. “Un choc culturel terrible entre deux Amériques”, analyse François Clemenceau. En misant sur l’addition des minorités pour asseoir sa conquête du pouvoir (noire, hispanique, homosexuelle, etc.), le parti démocrate ne s’est pas rendu compte que l’ex-majorité silencieuse voulait être traitée avec les mêmes égards qu’une minorité et ne pas être oubliée…
La leçon n’a pas servie
Quinze jours après le vote, la leçon du scrutin a-t-elle été au moins apprise ? On peut en douter. À côté du rédacteur en chef du ‘New York
Times’ qui a fait amende honorable, ou d’un Carlos Diaz, entrepreneur high-tech, qui se pose la question de savoir pourquoi “l’Amérique traditionnaliste, ringarde et analogique n’a pas acheté la promesse du monde meilleur numérique”, les autres
réactions sont plutôt inquiétantes. Elles oscillent entre déploration du résultat – sur certains campus universitaires, des “griefs consellor” viennent soigner le “chagrin” post-électoral des étudiants !! – et volonté de digérer au plus vite le phénomène, à l’instar des milieux financiers – “La finance est déjà passée à autre chose. L’analyse du désarroi de la classe moyenne n’est vraiment pas le sujet des financiers new-yorkais. La finance ne s’intéresse qu’à la finance”, rapporte l’économiste Jean-Paul Betbèze, un fin connaisseur du milieu à la tête de Betbèze Conseil. La tentation de la sécession est même là. Déjà un mouvement transhumaniste californien demande l’indépendance de la Californie – État qui a voté à plus de 60 % pour Clinton – car il considère qu’il n’a rien à voir avec les nativistes du Midwest qui ont mal voté. Même ignorance du mal-être profond du pays, coupure culturelle aussi décisive, choix identique des médias de privilégier le traitement des minorités plutôt que la majorité silencieuse : les mêmes causes produisant les mêmes effets, un scénario à la Trump est-il envisageable en France ? “La coupure des élites avec la ppopulationp est encore plusp forte chez nous qu’aux États-Unis” , prévient l’éditorialiste Alain Duhamel sur RTL. Alors…
Même ignorance du mal-être profond du pays, coupure culturelle aussi décisive, choix identique des médias de privilégier le traitement des minorités plutôt que la majorité silencieuse : les mêmes causes produisant les mêmes effets, un scénario à la Trump est-il envisageable en France ? “La coupure des élites avec la population est encore plus forte chez nous qqu’aux États-Unis”, prévient l’éditorialiste Alain Duhamel. Alors...