Le Nouvel Économiste

Le procès des aveugles

Les élites américaine­s ont failli, les françaises pourraient échouer aussi

- PHILIPPE PLASSART

Derrière la victoire de Trump, il y a surtout une défaite, celle des élites américaine­s, politiques au premier chef – démocrate et républicai­ne confondues – mais aussi économique­s, médiatique­s et intellectu­elles. Celles-ci ont été incapables de voir la montée de la colère d’une partie de l’Amérique, et donc de la contrecarr­er, plus prompts qu’elles ont été à la réprouver qu’à chercher à la comprendre. Un aveuglemen­t lourd de conséquenc­e car il a ouvert la voie de la Maison-Blanche à un populiste imprévisib­le,, pplongeant­g ainsi les États-Unis – et le monde – dans une zone d’incertitud­e à très hauts risques, inégalée dans l’histoire contempora­ine. La responsabi­lité est donc lourde pour tous ces politiques, financiers, journalist­es, experts, hauts fonctionna­ires et autres professeur­s d’université qui, de Washington à Los Angeles en passant par Boston et New York, n’ont pas su – pas voulu – par ignorance (?), indifféren­ce (?) ou arrogance (?) répondre au sentiment d’abandon exprimé par cette Amérique profonde, conduisant cette dernière à se révolter dans les urnes. L’élite éclairée, celle qui dispose du pouvoir de “dire” et de “faire”, censée dans une société guider la population par la clairvoyan­ce de ses diagnostic­s et de ses solutions, a manifestem­ent failli.“Jusque-là, l’Amérique se regardait dans un miroir qui lui racontait la belle Amérique où tout est possible. Les élites démocrates, mais aussi les élites républicai­nes, n’ont en réalité pas réalisé que la mondialisa­tion avait été extraordin­airement inégalitai­re et avait porté la société au bord de la rupture”, analyse Thierry Pech, président de la fondation Terra Nova. Or, les mêmes causes reproduisa­ntp les mêmes effets, , ce qui est arrivé aux États-Unis pourrait bien advenir aussi très bientôt en France. Le temps presse : il ne reste plus à notre élite hexagonale que six petits mois pour, d’ici l’élection présidenti­elle, monter une parade, c’est-à-dire trouver les mots – et les remèdes – à une angoisse de la population qui n’est pas moins ggrande chez nous qu’aux États-Unis.

La “angry white men” passée sous les radars

Le vote Trump est d’abord et avant tout celui des Américains non éduqués, tant il est vrai que le diplôme a été le facteur discrimina­nt le plus significat­if de ce scrutin, bien plus que le niveau de revenus. Chez les électeurs blancs ayant un faible niveau d’études, l’homme d’affaires l’a emporté sur Hillary Clinton avec 67 % contre 28 %. Cette vérité sortie des urnes ne pouvait-elle pas être anticipée ? N’accablons pas à l’excès l’aveuglemen­t des élites, leur perception a été faussée par une série d’outils défaillant­s. Avec au premier chef, le retentissa­nt plantage des sondeurs. Ceux-ci ont été mis en défaut par le désormais célèbre “vote caché”. Pour des raisons multiples où la méfiance à l’égard des instituts de sondage le dispute au sentiment de honte d’un vote non assumé, une frange non négligeabl­e de l’électorat populaire a dissimulé jusqu’au bout sa préférence pour Trump, et même son intention d’aller déposer un bulletin dans l’urne. Or c’est bien en grande partie le sur-vote surprise de l’électorat blanc moyen qui a fait la différence décisive lors du scrutin du 8 novembre dernier, et non le vote des plus pauvres restés majoritair­ement fidèles à la candidate démocrate. Assurant à Trump un total de 66 millions de suffrages, suffisant pour battre Hillary Clinton pourtant victorieus­e au vote populaire (avec un écart de près de 1,5 million de voix). Mais si aussi peu de monde a senti venir cette mobilisati­on électorale venue des profondeur­s du pays, c’est aussi parce que la colère de la classe moyenne est passée depuis bien longtemps sous les radars. “Les statistiqu­es macroécono­miques sont trompeuses. Elles laissent croire que la crise est finie, ce qui est très

La responsabi­lité est donc lourde pour tous ces politiques, financiers, journalist­es, experts, hauts fonctionna­ires et autres professeur­s d’université qui n’ont pas su – pas voulu – par ignorance (?), indifféren­ce (?) ou arrogance (?) répondre au sentiment d’abandon exprimé par cette Amérique profonde, conduisant cette dernière à se révolter dans les urnes.

loin de correspond­re au ressenti de la population. Or les ‘milieux autorisés’ – commentate­urs et hommes politiques – ne voient plus la réalité qu’à travers le truchement de ces indicateur­s limités. Ainsi la baisse du taux de chômage à 4,5 % ne dit rien de l’évolution vers des emplois beaucoup plus précaires et moins bien rémunérés” déplore Gilles Biassette, grand reporter à ‘La

Croix’, spécialist­e de l’Amérique. La sociologie américaine semble avoir quant à elle mit son mouchoir sur cette partie de l’Amérique profonde, plus intéressée, statistiqu­es ethniques aidant, par les minorités et les études de genre ou par l’analyse des déviances, que par le sort de la “majorité silencieus­e”. “L’université et les médias américains sacralisen­t les divisions ethniques et de genre, et ont totalement scotomisé la dimension de classe, dont la condition dégradée des classes populaires blanches et autres”, critique Loïc Wacquant, sociologue bourdieusi­en à Berkeley. Angle mort de la société américaine, la destinée des déclassés du rêve américain intéresse-t-elle au moins la littératur­e ? Force est de constater que la crise post-subprimes et ses conséquenc­es attendent toujours son livre de référence façon Steinbeck dans ‘Les raisins de la

colère’. “De jeunes romanciers tentent bien de saisir cette réalité sociale, à l’instar de Pollock qui décrit dans ‘Knockemsti­ff’ la vie d’une petite bourgade perdue de 300 habitants de l’Ohio. Mais au pays du ‘reality show’ très peu de gens les lisent vraiment”, se désole André Clavel, journalist­e spécialist­e de littératur­e. Ne surnagent dans cette cécité intellectu­elle collective que quelques personnali­tés suffisamme­nt décalées et hors du mainstream pour faire montre d’une certaine lucidité : le trublion Mickael Moore, qui a tablé très tôt sur une victoire de Trump, le cinéaste Clint Eastwood, qui n’a pas son pareil pour mettre en scène ces Américains “affreux,

sales et méchants”, ou bien encore l’écrivain Thomas Franck qui se demandait dans un essai très pénétrant dès 2004 “ce qui n’allait pas

au Kansas ?”. Autant de réflexions bien trop solitaires pour embrasser complèteme­nt le vaste sujet du déclin américain.

Une critique forte de l’“establishm­ent”

Une autre caractéris­tique forte ressort clairement des cartes électorale­s du vote du 8 novembre : en bleu, la quasi-totalité des comtés urbains pro-Clinton, en rouge tous les autres, les comtés ruraux et des périphérie­s pro-Trump. Un puissant contraste qui départage grosso modo les gagnants et les perdants au grand jeu de la mondialisa­tion. C’est-à-dire d’un côté les élites urbaines éduquées, très à gauche, ouvertes et fondamenta­lement optimistes – l’Amérique des deux côtes – et de l’autre l’Amérique des banlieues et de la ruralité, peu éduquée, pauvre dans le sud et en voie de déclasseme­nt dans le nord, en proie au doute et à l’angoisse.g “Cette ppartie centrale des États-Unis, celle ‘par-dessus laquelle on vole’ (‘flight over country’) est un

immense territoire dont l’opinion est ignorée, voire méprisée par la côte Est tournée vers le gouverneme­nt et par la côte Ouest tournée vers Hollywood

et la Silicon Valley”, pointe la journalist­e Anne Toulouse, auteur de

‘Dans la tête de Trump’ (Stock). Un choc culturel qui trouve sa source dans l’isolement de cet establishm­ent coupé du peuple et dont Washington fut la cible favorite de Trump. François Clémenceau, rédacteur en chef au ‘JDD’, correspond­ant d’Europep 1 dans la capitale des États-Unis, raconte

et nuance : “Cette ville, entièremen­t dédiée à la politique, vit,c’est vrai, un peu en vase clos. On y trouve la densité au mètre carré la plus forte au monde d’hommes politiques, d’avocats, de lobbyistes, de journalist­es et de commentate­urs. Donc forcément, dans ce milieu, l’auto-intoxicati­on joue. La difficulté est plutôt pour les politiques. Il faut aller ‘outside the belt way’ (au-delà du périphériq­ue de la ville) pour sentir les contrastes hallucinan­ts entre les chiffres de l’économie du Trésor et du départemen­t du Travail, et la réalité concrète telle que la vivent les gens.” L’unanimisme de la réprobatio­n morale des médias contre Trump – sur les 100 principaux journaux du pays, 2 seulement l’ont soutenu – a eu l’effet contraire à celui qui était recherché, celui de rejeter encore plus la population dans les bras de celui qui parlait de son vécu et de ses frustratio­ns. “Il y a longtemps que les grands journaux tels que le ‘New York Times’ ou le ‘Washington Post’ ne font plus l’opinion. Il faut écouter les radios locales du Mid West pour lui prendre le pouls”, analyse Marie Cécile Naves, chercheuse à l’Iris et auteur de ‘Trump,

l’onde de choc populiste’ (FYP éditions). Autre trait de caractère de l’élite américaine accentuant la césure : sa condescend­ance visàde l’Américain moyen. “En traitant les électeurs de Trump de ‘basket of deplorable­s’ – de minables – Hillary Clinton a commis une grosse faute. Elle a confondu Trump et ses électeurs” reprend MarieCécil­e Naves. Or cette condescend­ance appelle en retour une violence au moins égale de la part des “petits Blancs” à l’égard de l’establishm­ent politico-médiatique vu comme un repaire de “criminels”, “corrompus”, “mondialist­es”. “Un choc culturel terrible entre deux Amériques”, analyse François Clemenceau. En misant sur l’addition des minorités pour asseoir sa conquête du pouvoir (noire, hispanique, homosexuel­le, etc.), le parti démocrate ne s’est pas rendu compte que l’ex-majorité silencieus­e voulait être traitée avec les mêmes égards qu’une minorité et ne pas être oubliée…

La leçon n’a pas servie

Quinze jours après le vote, la leçon du scrutin a-t-elle été au moins apprise ? On peut en douter. À côté du rédacteur en chef du ‘New York

Times’ qui a fait amende honorable, ou d’un Carlos Diaz, entreprene­ur high-tech, qui se pose la question de savoir pourquoi “l’Amérique traditionn­aliste, ringarde et analogique n’a pas acheté la promesse du monde meilleur numérique”, les autres

réactions sont plutôt inquiétant­es. Elles oscillent entre déploratio­n du résultat – sur certains campus universita­ires, des “griefs consellor” viennent soigner le “chagrin” post-électoral des étudiants !! – et volonté de digérer au plus vite le phénomène, à l’instar des milieux financiers – “La finance est déjà passée à autre chose. L’analyse du désarroi de la classe moyenne n’est vraiment pas le sujet des financiers new-yorkais. La finance ne s’intéresse qu’à la finance”, rapporte l’économiste Jean-Paul Betbèze, un fin connaisseu­r du milieu à la tête de Betbèze Conseil. La tentation de la sécession est même là. Déjà un mouvement transhuman­iste californie­n demande l’indépendan­ce de la Californie – État qui a voté à plus de 60 % pour Clinton – car il considère qu’il n’a rien à voir avec les nativistes du Midwest qui ont mal voté. Même ignorance du mal-être profond du pays, coupure culturelle aussi décisive, choix identique des médias de privilégie­r le traitement des minorités plutôt que la majorité silencieus­e : les mêmes causes produisant les mêmes effets, un scénario à la Trump est-il envisageab­le en France ? “La coupure des élites avec la ppopulatio­np est encore plusp forte chez nous qu’aux États-Unis” , prévient l’éditoriali­ste Alain Duhamel sur RTL. Alors…

Même ignorance du mal-être profond du pays, coupure culturelle aussi décisive, choix identique des médias de privilégie­r le traitement des minorités plutôt que la majorité silencieus­e : les mêmes causes produisant les mêmes effets, un scénario à la Trump est-il envisageab­le en France ? “La coupure des élites avec la population est encore plus forte chez nous qqu’aux États-Unis”, prévient l’éditoriali­ste Alain Duhamel. Alors...

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