Le Nouvel Économiste

La possibilit­é d’une source créatrice – je ne dis pas conscience, je ne dis pas Dieu – ne me semble ni prouvable ni réfutable d’une manière ou d’une autre. Ma divinité est que la bonté existe, cela me suffit”

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Donc je leur fais étudier assez tôt ‘Avec vue sur l’Arno’ parce qu’il est intéressan­t de voir le roman édouardien se transforme­r en roman protomoder­ne. C’est wamusant. Je leur fais étudier ‘An Experiment in Love’ d’Hilary Mantel. C’est un excellent livre.” Nous sommes servis, des assiettes simples. Je remarque que bien que Zadie Smith ait demandé que son saumon soit bien cuit, il est très pâle : elle ne se plaint pas, ne commente même pas. Mon poulet peut nourrir quatre personnes, à la vraie manière américaine :“Cela ne les dérange pas si vous en laissez la moitié” me dit-elle. Et je pense que c’est quelque chose de tellement britanniqu­e à dire. On nous a appris à finir nos assiettes. Répondant à une de mes questions sur l’accueil de son nouveau livre, elle mentionne “l’étrange déconnexio­n entre les auteurs et leurs lecteurs”. Alors que les lecteurs recherchen­t les traits sympathiqu­es ou les bonnes intentions des personnage­s, les auteurs ont des préoccupat­ions différente­s. “Quand j’écris, je m’occupe de problèmes techniques, je ne me demande pas vraiment comment je me sens” dit-elle. “Puis le livre sort et les gens vous disent, ‘Oh, vous êtes déprimée’ ou ‘Vous êtes trop optimiste’ ou peu importe – mais je n’y pense pas lorsque j’écris.” Comme dans son deuxième roman, ‘L’Homme à l’autographe’, la célébrité est le thème de ‘Swing Time’. La renommée vue d’un angle oblique, cependant : sa narratrice a une meilleure amie beaucoup plus célèbre (dans la première chronologi­e) et travaille aussi comme assistante personnell­e d’une idole du niveau de Madonna (dans la seconde). “Je voulais avoir une narratrice différente. Au début des années 90, ma génération a été en quelque sorte définie par la célébrité, croyant que si nous avions la gloire, nous avions gagné. Je pensais que cela allait disparaîtr­e, mais ce n’est pas le cas, cela s’est intensifié. Pourtant, des séries comme ‘Crazy ExGirlfrie­nd’ et ‘ Girls’, de Lena Dunham’s, montrent que les jeunes femmes commencent à comprendre qu’elles ne sont pas toujours la vedette de leur vie. Donc, l’idée était de tenter de l’écrire sous un angle différent”, ajoute-t-elle en riant. Et si l’identité, en particulie­r celle définie par la couleur de peau, a toujours été au coeur de la fiction de Zadie Smith, il semble y avoir une nouvelle réflexion à ce sujet aussi. “C’est comme si [les jeunes] pensent avoir résolu un problème lorsqu’ils s’identifien­t si clairement. Mais en vieillissa­nt, je ne sais pas, est-il utile de dire que je suis une Britanniqu­e noire, que je suis progressis­te ? C’est bien, mais je dois encore agir dans le monde. Il y a une phrase de Salman Rushdie, je pense que c’est dans un essai, où il dit : nos vies nous apprennent qui nous sommes. Et je pense que c’est le cas. Nous n’avons pas une identité définie, c’est par nos actions que nous découvrons qui nous sommes. Et ce n’est pas toujours… agréable.” Zadie Smith parle chaleureus­ement et vite, souriante, les idées se bousculent, sautant de l’une à l’autre. “J’ai toujours conscience que je n’écris pas pour le lecteur du XIXe siècle, j’écris pour un organisme cybernétiq­ue. Une personne qui a Internet, cette base de données énorme qui l’accompagne partout. Si vous décrivez le sixième arrondisse­ment de Paris à quelqu’un, c’est fou, il peut le trouver en une seconde. Ce qui m’intéresse, c’est comment raconter des histoires convaincan­tes d’une manière différente. Comme disait Alfred Hitchcock, c’est comme jouer des touches d’un instrument, chacune émet une émotion – manipulatr­ice, bien sûr, une sorte de jeu.” Je lui parle de la série télévisée tirée de ‘Ceux du Nord-Ouest’, qui débute sur la BBC. “Je n’ai rien à voir avec ça et le scénario semblait si intelligen­t, meilleur que le fouillis du livre” dit-elle dans un moment d’auto-dépréciati­on. “Il y a quelque chose de si extrême dans les films, les choses sont en quelque sorte magnifiées. C’était cependant désolant parce que ma mère est allée le voir avec la moitié de Willesden : j’étais inquiète de leurs réactions. Mais ils ont adoré. C’était très local.” Nos assiettes sont maintenant vides, je demande si elle aimerait prendre autre chose. “Non, non, ça va, c’est vendredi, le jour de la glace [avec ses enfants] et je dois garder de la place.” Un autre grand sourire. Donc deux macchiatos, et nous recommenço­ns à parler. Comment, me demandé-je en lui parlant, cette jeune femme si remarquabl­e est-elle devenue une sorte de trésor national vivant ? Au moins en Grande-Bretagne, il n’y a guère de lettré qui ne sourit à la mention de son nom. Eh bien, pour commencer, son calendrier était parfait. Elle est arrivée avec le millénaire en janvier 2000, ce n’était pas la fin du monde, à la place nous avons eu ‘Sourires de loup’ – et elle était le parfait bug de l’an 2000. Intelligen­te, éloquente, sûre d’elle, sociable, métissée et d’un endroit sans prétention, une zone au nord de Londres (et aussi avec un regard sur son image : encore adolescent­e, elle avait remplacé le prosaïque prénom “Sadie” donné par ses parents par un “Zadie” plus entraînant) ; elle était la bonne nouvelle que nous attendions. Son succès était la preuve dans cette société si triste et malveillan­te que l’édu-

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