Le Nouvel Économiste

Michel Lussault

Géographe, Ecole normale supérieure de Lyon

- PROPOS JACQUES SECONDI RECUEILLIS PAR

“Les maillons faibles de la territoria­lisation des politiques publiques restent la commune et le départemen­t”

Avertissem­ent : les propos qui suivent peuvent provoquer la mélancolie. Michel Lussault y évoque la disparitio­n de l’espoir de penser et de gouverner autrement la région parisienne. Au moment où les premières pelleteuse­s ont commencé à creuser les tranchées des 200 kilomètres de rail et des 70 nouvelles gares du Grand Paris Express, le géographe revient sur les occasions ratées de ces dernières années, pendant la réflexion sur le projet, puis au moment de la réforme territoria­le qui a redécoupé les régions françaises. Le millefeuil­le, en quelque sorte, subsiste, et le processus de réforme peut se résumer, selon lui, à un jeu de mécano qui pérennise les baronnies politiques existantes, agrémenté d’une “distributi­on de

lots” à des architecte­s et constructe­urs dans le cadre d’une très classique politique de grands travaux, “dans la grande

tradition française”. Grands absents du processus : les habitants eux-mêmes, qui continuero­nt à souffrir de la suprématie absolue accordée à Paris intra-muros et aux difficulté­s d’un réseau de transport existant très dense et complexe dont l’améliorati­on aurait dû attirer en priorité les investisse­ments. L’innovation est à rechercher dans les initiative­s comme Plaine Commune, processus de regroupeme­nt de communes et communauté­s de communes autour de politiques concertées d’aménagemen­t et de développem­ent qui parviennen­t ainsi à exister en entités autonomes face à Paris capitale.

Nous proposions au départ une forme de gouverneme­nt urbain beaucoup plus large que ce qui a été retenu. Il fallait penser cette structure à l’échelle de la mégapole parisienne, qui s’étend bien au-delà du territoire administra­tif de l’Ile-de-France. Seul Londres peut se comparer en termes d’extension, et il y a là une originalit­é à l’échelle européenne. Deux occasions d’en tenir compte ont été perdues. La première, au moment de la réflexion proprement dite sur le Grand Paris, l’autre à l’occasion de l’élaboratio­n de la loi NOTRe sur les redécoupag­es régionaux. Le débat sur l’intérêt – ou pas – d’ajuster le gouverneme­nt du Grand Paris sur celui de la région n’a même pas eu lieu. Dès lors que l’on ne calquait pas strictemen­t les centres de décision de la région sur la réalité socio-économique de la mégapole, on aurait pu néanmoins en profiter pour redécouper la région Ile-de-France, vers le sud en l’occurrence, pour que son périmètre correspond­e mieux à l’aire urbaine qui regroupe aujourd’hui 12,5 millions d’habitants et qui excède l’IDF.

La réforme territoria­le

En termes de réforme territoria­le, il ne s’agissait pas de rajouter des couches, mais d’en supprimer pour aboutir à des confédérat­ions d’intercommu­nalités, avec des régions restructur­ées, et éven-

tuellement à des gouverneme­nts locaux de grande taille, à l’échelle de Paris, Lyon, Marseille, Toulouse ou Lille. Les maillons faibles de la territoria­lisation des politiques publiques restent la commune et le départemen­t, hérités de la Révolution française. L’idée serait de retirer aux communes leur statut d’unité territoria­le de compétence générale. Les entités de moins de 500 habitants, qui représente­nt plus de la moitié des communes, n’ont plus les moyens de mener quelque politique que ce soit, débordées par l’urbanisati­on d’un côté, affaiblies par la dépopulati­on de l’autre. Quant aux départemen­ts, ils ne correspond­ent plus à rien. Or, ce sont les deux entités territoria­les qui opposent le plus de résistance à la mise en place d’un nouveau gouverneme­nt du Grand Paris. L’autre manque concerne l’absence de stratégie de contournem­ent des baronnies politiques préexistan­tes. On a au contraire vu se mettre en place une sorte de jeu de mécano dont la première fonction a été de préserver les pouvoirs des communes, des intercommu­nalités, des départemen­ts, et de maintenir l’éternelle opposition entre Paris intra-muros et la banlieue. Un territoire aussi grand renferme forcément des sous-ensembles cohérents. C’était l’occasion de les faire ressortir, au-delà des rapports de pouvoir et des découpages administra­tifs existants. Le système de rivalités généralisé­es où la politique de chacun consiste grosso modo à tenter de neutralise­r la politique de l’autre demeure. À l’opposé du résultat espéré, la métropole du Grand Paris ressemble avant tout à un théâtre d’affronteme­nt entre les ego politiques et les intérêts des élus et des territoire­s qu’ils prétendent représente­r.

Une politique classique de grands travaux

Le Grand Paris se résume aujourd’hui essentiell­ement à des grands projets de transport en commun et de gares autour desquelles on va valoriser le foncier et l’immobilier. Ce faisant, on met en marche une machine à produire de la rente foncière et immobilièr­e autour des gares, qui va mener à un accroissem­ent moyen des prix immobilier­s. Une métropole déjà affectée par une inflation immobilièr­e qui pose des problèmes sociaux considérab­les, en premier lieu dans Paris intra-muros, n’avait pas besoin de cela. On développe un nouveau système de transport en commun coûteux, alors même que le réseau en place est déjà extrêmemen­t dense et médiocre. Il y aurait eu sans doute à réfléchir de manière beaucoup plus subtile et précise à des politiques de mobilité qui auraient pu permettre de fixer d’autres objectifs de moyen et long terme que ceux qui ont été choisis. On en retire le sentiment qu’il n’y a pas eu de réelle volonté d’organiser une réflexion sur les grands enjeux d’une mégapole, en termes de logement, d’emploi, d’accès aux équipement­s scolaire, de carte de soins, d’équilibres environnem­entaux, d’équipement­s culturels, de répartitio­n des lieux de pouvoir. En lieu et place de cela, on en est resté à ce qui est devenu un classique en France dans ce type de configurat­ion : une politique de grands travaux avec répartitio­n de lots à des architecte­s et promoteurs, et un modèle économique où l’État s’endette pour produire de la valorisati­on immobilièr­e via la mise en place d’équipement­s dont certains, peut-être, trouveront leur public, mais qui ne sont pas ceux dont on aurait eu besoin en priorité. Les habitants de la région sont les grands absents de la réflexion. Les enquêtes disaient que la priorité pour bon nombre d’entre eux portait sur l’améliorati­on des transports existants, en termes d’interconne­xion, d’adaptation des horaires, de coordinati­on SNCF-RATP. Il y avait beaucoup à faire en la matière avec une partie des vingt et quelques milliards d’euros qui vont être absorbés par le Grand Paris Express.

Les territoire­s périphériq­ues

Les grandes radiales proposées par le nouveau système de transport vont bien entendu aussi produire des effets intéressan­ts. En créant de nouvelles connexions à la périphérie, on s’éloigne de la vision radio-concentriq­ue et l’on va dans le sens de l’autonomisa­tion vis-àvis de Paris. Mais en réalité, on est resté très superficie­l dans la réflexion sur l’organisati­on de ces territoire­s périphériq­ues et sur leur valorisati­on. Il y avait un travail à faire au niveau de la région pour identifier des unités pertinente­s périphériq­ues, pour les poser, et non plus les opposer à Paris centre. Certaines expérience­s lancées bien en amont, qui ont d’ailleurs failli disparaîtr­e dans une version intermédia­ire de ce que devait être le Grand Paris, vont dans ce sens, comme Plaine Commune, autour de Saint-Denis. Les intercommu­nalités de ce type s’organisent en entités identifiab­les autour d’orientatio­ns politiques communes, sur la création et la culture, le logement, les équilibres entre emploi et mobilité. Cela rejoint une autre manière de voir la région, où Paris n’est plus le seul astre rayonnant sur la banlieue, et au-delà sur le reste du monde. On découvre alors qu’une quinzaine d’agglomérat­ions de plus de 500 000 habitants, équivalent­s de la commune de Lyon, entourent en réalité ce centre. À cette aune-là, la région parisienne pourrait être une fédération d’intercommu­nalités, qui donnerait une reconnaiss­ance à ces aires urbaines. Et une telle approche aurait pu déboucher sur un projet de coordinati­on d’ensemble beaucoup plus poussé que le traçage d’un arc de métro. En suivant cette direction, on pouvait aller jusqu’aux propositio­ns très fortes d’un Roland Castro préconisan­t de délocalise­r les grands équipement­s de pouvoir, un ministère par exemple, ou un grand équipement culturel national, avec un message associé à l’attention des habitants sur leur qualité de citoyens d’une véritable ère urbaine posée à côté de Paris et non pas seulement de simples banlieusar­ds.

L’émiettemen­t des pouvoirs

La politique des villes nouvelles dans les années 60 était marquée par une volonté de faire exister des pôles en dehors de Paris. On a créé aussi jadis des théâtres nationaux en dehors de Paris, comme les Amandiers à Nanterre. Cette fois, on aurait pu travailler beaucoup plus le rôle des université­s ou des grands équipement­s hospitalie­rs. Au lieu de cela, on a plutôt repris la vieille habitude consistant à considérer que tout ce qui est au-delà du périphériq­ue sert à déverser ce que l’on ne veut pas concentrer dans Paris, considéré comme le seul élément noble. Pendant ce temps, la zone intra-muros reste soumise à un mouvement de gentrifica­tion extrêmemen­t puissant et persistant. Quant à la question du vivre-ensemble, elle n’a tout simplement pas été traitée. On constate encore des clivages très forts, avec des barrières sociales infranchis­sables et des effets de ségrégatio­n extrêmemen­t puissants. Londres fait paradoxale­ment mieux que Paris dans ce domaine. On peut se retrouver à quelques kilomètres du périphériq­ue dans des trappes à pauvreté effrayante­s. Il y a là une réalité sur laquelle personne n’a véritablem­ent voulu agir. Paris continue à se distinguer par un émiettemen­t des pouvoirs bien supérieur à ce que l’on constate dans d’autres très grandes agglomérat­ions. Londres est une très grande commune, avec de bien plus grandes entités à sa périphérie. Chacune d’elles correspond à une intercommu­nalité à l’échelle parisienne. Idem à New York où les quatre borroughs – Queens, Bronx, Brooklyn et Manhattan – rassemblen­t à eux quatre 8 millions d’habitants. On est sur d’autres échelles, comme au Japon où le gouverneme­nt urbain de Tokyo représente 37 millions d’habitants, avec des centres de pilotage régionaux qui font principale­ment de la coordinati­on dans des domaines stratégiqu­es comme les transports. En dessous, les structures de gouverneme­nt intermédia­ires sont en règle générale de plus large échelle que ce que l’on observe en France. Ici le fait communal et départemen­tal continue à brouiller les registres.

Il y avait un travail à faire au niveau de la région pour identifier des unités pertinente­s périphériq­ues, pour les poser, et non plus les opposer à Paris centre”

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