Le Nouvel Économiste

Ali Al-Naïmi

Deux décennies à la tête du pétrole saoudien

- ROULA KHALAF, FT

“Nous n’avions pas le choix”

“Nous n’avions pas

le choix”

Je commence à peine mon déjeuner avec Ali Al- Naïmi et nous sommes déjà à des milliers de kilomètres, dans une autre époque, nous nous déplaçons à travers les sables de l’est de l’Arabie saoudite sur le chameau blanc de sa mère. C’était sa dot pour son deuxième mariage et elle voyageait ainsi dans les années 1950. Comme les Bédouines qui aujourd’hui conduisent des camions et des voitures dans le désert. L’interdicti­on faite aux femmes de conduire, l’un des aspects les plus scandaleux des conditions de vie en Arabie saoudite, est rarement respectée dans les régions reculées du royaume. L’ancien ministre du Pétrole saoudien, le légendaire Ali Al-Naïmi, rit. “Autrefois on voyait des femmes sur des chameaux, et maintenant elles conduisent des Toyota et les chameaux sont à l’arrière sur le plateau de la camionnett­e.” Nous sommes Chez George, une brasserie élégante et un club privé au coeur de Mayfair à Londres, assis

“Tu quittes un job dans lequel tu réussis, où tu gagnes

de l’argent, des éloges, où tu as de la liberté, du glamour et de la flexibilit­é. Tu l’échanges contre quelque chose de moins bien payé, de difficile, où il n’y a pas de liberté, pas de glamour, un job extrêmemen­t

stressant, et tu pourrais découvrir que tu es une très mauvaise prof. Est-ce que quelque chose

m’a échappé ?”

L’an prochain, je ne serais plus à mon bureau du Financial Times en train d’écrire des chroniques ironiques sur les folies de la vie en entreprise. Je me tiendrai debout devant des adolescent­s dans une école de Londres pour leur enseigner les rudiments de la trigonomét­rie. Plusieurs choses dans ce changement de carrière sont bizarres. Pour commencer, je l’entreprend­s tard dans la vie. J’aurai 58 ans quand je commencera­i. Une autre est que je l’annonce très tôt. Je ne quitterai pas le FT avant juillet prochain. La raison pour laquelle je pose mon préavis si longtemps à l’avance est que je veux vous persuader de planter là ce que vous faites et de me suivre. Plus précisémen­t, je veux vous persuader si vous êtes : a) d’un certain âge, b) d’une déterminat­ion à toute épreuve, c) domicilié(e) à Londres et d) séduit(e) par l’idée d’enseigner les maths, les sciences ou les langues, là où la pénurie d’enseignant­s en Grande-Bretagne est la pire. Ces derniers mois, en complicité avec des gens qui savent ce qu’ils font, j’ai fondé une associatio­n pour encourager les banquiers, les avocats et les directeurs financiers à passer le reste de leur carrière dans une salle de classe. Notre organisati­on s’appelle Now Teach, elle a pour objectif de produire une nouvelle version de ce que Teach First a si bien réussi – à savoir, convaincre de brillants jeunes diplômés qu’enseigner est quelque chose de noble et de cool avant de s’acheminer vers une carrière chez McKinsey/PwC/ Goldman Sachs. Pour nous, ce sera l’inverse. Nous voulons convaincre ceux qui ont fait leur carrière chez McKinsey et les autres qu’enseigner est une chose noble et cool à pratiquer, mais après. Tout le monde ne trouve pas que ce soit une bonne idée. Quand j’en ai parlé à mon collègue du FT, le chroniqueu­r Gideon Rachman, il m’a regardée, ahuri. “Laisse-moi vérifier si j’ai bien compris” a-t-il dit, le sourcil froncé. “Tu quittes un job dans lequel tu réussis, où tu gagnes de l’argent, des éloges, où tu as de la liberté, du glamour et de la flexibilit­é. Tu l’échanges contre quelque chose de moins bien payé, de difficile, où il n’y a pas de liberté, pas de glamour, un job extrêmemen­t stressant, et tu pourrais découvrir que tu es une très mauvaise prof. Est-ce que quelque chose m’a échappé ?” La réponse, Gideon, est : oui, quelque chose t’a échappé. Personne ne peut continuer à faire la même chose éternellem­ent. Dans la plupart des jobs, 20 ans, c’est déjà beaucoup et je m’y suis tenue pendant 31 ans parce que mon job est le plus merveilleu­x au monde. Mais même dans ce cas de figure, cela fait assez longtemps. Dans un job, comme dans une fête, mieux vaut partir quand vous vous amusez encore. Pour moi, l’idée de recommence­r, d’apprendre quelque chose de nouveau, de terribleme­nt difficile, fait partie du processus. Comme l’idée de me retrouver dans une salle des profs avec des collègues de l’âge de mes enfants. Mais le plus important – chose que les lecteurs trouveront peut-être dur à avaler étant donné que j’ai passé ma carrière à ridiculise­r les autres – est que, pour ce prochain acte, je veux être utile. Oui, je sais, donner des coups de griffe à des dirigeants pompeux est utile au sens très large, mais ce n’est pas le genre d’utilité que j’ai à l’esprit. Il y a quelques mois, j’avais publié une chronique où je relevais qu’il n’y a presque plus de quinquagén­aires dans la banque, chez les avocats d’affaires ou dans la plupart des directions d’entreprise­s. Sous l’article, un lecteur avait commenté, avec une certaine prescience : “Le moment de ‘Teach Last’ (Enseigner, pour finir) est arrivé ?”. Oui, il est arrivé. Les écoles ont besoin d’enseignant­s. Dans notre génération, la plupart d’entre nous avons remboursé notre prêt immobilier, nous aurons des retraites et pouvons nous permettre une baisse de salaire. Nous allons vivre jusqu’à 100 ans et travailler jusqu’à 70. Si Leonard Cohen a pu faire des tournées mondiales jusqu’à 80 ans, je trouverai certaineme­nt l’énergie nécessaire pour me tenir dans une salle de classe toute la journée, et enseigner aux élèves ma matière préférée. Différente­s personnes ont protesté, ont dit que ça ne marchera pas, que ma génération est incapable de discipline­r ces adolescent­s déchaînés. Mais je ne vais pas me parachuter, moi ou les nouvelles recrues de Now Teach, sans préparatio­n. Nous avons un partenaria­t avec Ark, une organisati­on caritative spécialisé­e dans l’éducation qui sait comment former des professeur­s. J’ai suivi certaines sessions et j’ai appris comment affronter les élèves, quoi faire avec ma voix pour que les gosses filent droit. Je me suis entraînée devant mon miroir. J’ai presque réussi à me faire peur. À compter de maintenant, j’interdis aux lecteurs du FT de m’envoyer des mails pour me faire leurs adieux puisque je ne suis pas encore partie. Je reste jusqu’à l’été prochain, et même ensuite, je ne couperai pas tout à fait le cordon. Je continuera­i à écrire pour le FT dès que j’aurai une minute de libre, après toute cette trigonomét­rie. En revanche, je veux avoir des nouvelles des personnes intéressée­s par le projet Now Teach. Encore mieux : je veux être contactée par quiconque est prêt(e) à laisser tomber la vie en entreprise et à venir avec moi.

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