Le Nouvel Économiste

Marketing

Levée de boucliers contre le tout-data p. 11

- ANDREW HILL, FT

Le professeur Clay Christense­n raconte une blague sur une visite guidée du paradis : “Comment se fait-il qu’il n’y ait pas de data ?” demande un professeur de Harvard à son guide céleste. “Parce que la data ment” répond celui-ci. Pour cette raison, conclut le professeur Christense­n, “chaque fois que quelqu’un dit ‘je veux voir les chiffres’, je lui réponds juste ‘ Va en enfer’.” La plaisanter­ie a fait rire l’assistance du Forum Drucker à Vienne. Peter Drucker, le théoricien du management éponyme, voyait dans le management “une matière artistique”, et ses fans réunis à Vienne ont exprimé des inquiétude­s quant à l’utilisatio­n qui est faite de ces données, à l’encontre du jugement humain et de l’inventivit­é. On note des signes de révolte contre la big data même là où elle s’est enracinée le plus profondéme­nt. Justin King, CEO de la chaîne de supermarch­és britanniqu­es J Sainsbury jusqu’en 2014, avait commandé des données qui démontraie­nt, par exemple, que les ventes de produits de régime étaient le signe le plus sûr que des clients préparaien­t des projets de vacances, et qu’ils étaient alors réceptifs à une légèreg incitation de marketing direct pour une crème solaire. À son avis, les grandes surfaces feraient mieux d’utiliser ces données pour mieux représente­r le consommate­ur durant les négociatio­ns avec les fournisseu­rs, par exemple. Au cours du Forum Financial Times, que j’ai présidé récemment, il m’a aussi confié qu’il ne voit pas d’un bon oeil que les données soient aujourd’hui utilisées contre les clients. Il donnait l’exemple des cartes de fidélité, utilisées pour “braconner le consommate­ur” en offrant des bons de réduction pour qu’ils changent de marque. Il est encore trop tôt pour admettre le triomphe de la big data, celle qui tient les conseils d’administra­tion en haleine ces dernières années, sur l’idéologie du ‘facile à quantifier’. L’échec des sondeurs, annoncé en toute hâte depuis qu’ils n’ont pas pprédit la victoire de Donald Trump p aux États-Unis, est certaineme­nt plus imputable à la mauvaise qualité des entretiens en face à face qu’à des défauts criants dans la récolte de données. La science de l’analyse des données va devenir plus sophistiqu­ée et précise en s’associant à l’informatiq­ue cognitive ou encore à la recherche en neuroscien­ces et en comporteme­ntalisme.

Pour l’heure, certains outils destinés à mesurer la satisfacti­on des clients sont aussi grossiers que ces bornes avec smileys que vous trouvez dans les aéroports américains et qui vous demandent d’évaluer la qualité de votre voyage. Je me demande encore comment la compagnie aérienne que j’ai utilisée l’été dernier a interprété les données envoyées par un bambin ravi qui s’amusait à taper sur l’icône du bonhomme en colère sur l’écran, dans notre salle d’embarqueme­nt. Pendant ce temps, Facebook, avec ses trésors de données auto-générées par les utilisateu­rs – un trésor dont les commerçant­s et les compagnies aériennes peuvent seulement rêver – se retrouve en mauvaise posture face à ses annonceurs. Facebook a admis avoir mal mesuré le temps passé par les internaute­s à visionner les clips vidéos publicitai­res et les articles. Trop souvent, les “faits” générés par une machine en arrivent à faire fi de tout sens commun. À la mort du pape Jean Paul II en 2005, un de nos rédacteurs en chef avait remarqué que la nouvelle se plaçait en tête des articles les plus lus sur notre site et m’avait donné l’ordre (à l’époque, j’étais l’éditeur des pages d’opinion) de commander des articles sur les politiques du Vatican, les moeurs des catholique­s et l’histoire de la papauté. Aucun n’a été un hit. Trois jours plus tard, l’écrivain Saul Bellow décédait. Sa nécrologie s’est elle aussi placée en tête des articles les plus lus. Cette fois, il n’y a pas eu d’ordre d’améliorer notre couverture journalist­ique des écrivains américains et de leurs oeuvres. Les informatio­ns récoltées directemen­t auprès de quelques utilisateu­rs individuel­s sont toujours utiles. M. King conseille de ne pas ignorer la cliente qui se plaint d’attendre un quart d’heure aux caisses automatiqu­es, même si votre fichier Excel certifie que le temps d’attente moyen est de 2 minutes. Sa perception de l’attente peut vous en dire plus que des tableaux de bord débordant de données. Toujours sur ce thème, durant le Forum Drucker, on a demandé à Joakim Sundén, directeur technologi­que du site de musique à la demande Spotify, ce qu’il ferait face à un “customers from hell”, un client impossible. Joakim Sundén a répondu que la “souffrance profonde” du client impossible peut mettre en lumière un problème que vous n’aviez pas identifié. Souvenez-vous également que dans certaines situations, la data ne vous sera jamais d’une grande utilité. L’une de ces situations est l’innovation : la tyrannie du business plan étouffe les idées et réduit les options, ont jugé les experts réunis à Vienne. Rita Gunther McGrath, de la Columbia Business School, a résumé le piège ainsi : “C’est toujours plus simple de retourner au tableur”. Roger Martin, directeur de la Rotman management school du Martin Prosperity Institute, a répondu qu’il bannirait le mot “prouvé” du vocabulair­e des entreprise­s qui veulent innover. “C’est difficile d’explorer de nouvelles voies si vous devez connaître la réponse avant de commencer”, a ajouté Tim Brown, le CEO de Ideo. Connaître vos clients ne sera jamais un jeu à somme nulle entre un enquêteur avec sa liste de questions à la main et le cyber-assistant Watson d’IBM. Et il ne devrait pas l’être. Les meilleures projection­s sont une combinaiso­n difficile à définir de remontées d’informatio­ns des clients, de ce que vous pouvez apprendre de leur comporteme­nt collectif passé, et ce que vous devinez de leurs souhaits futurs. L’hypothèse vraiment erronée, c’est qu’une capsule de données insérée dans la machine à analyser produira toujours une mixture parfaite.

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