Le Nouvel Économiste

Fichieruni­que

Déraison d’État

- ÉDOUARD LAUGIER

60 millions de Français, et moi, et moi, et moi. Par décret, le gouverneme­nt a décidé de répertorie­r la quasi-totalité de la population française dans une base informatiq­ue commune et unique. Nom, prénoms, date de naissance, filiation mais également photograph­ie et informatio­ns biométriqu­es – en l’occurrence des empreintes digitales –, voilà l’incroyable fichier numérique,q baptisép TES, ppour “Titres Électroniq­ues Sécurisés” que s’apprête à constituer le ministère de l’Intérieur. Du jamais vu. L’ampleur de ce projet n’a pas manqué de susciter de vives inquiétude­s. Si la centralisa­tion des données dans un fichier unique peut s’avérer nécessaire, voire utile dans certains cas, un dispositif d’une nature si considérab­le n’est tout simplement pas raisonnabl­e. Les réserves exprimées par des autorités et organismes aussi compétents que la Cnil ou le CNNUm (Conseil national du numérique) apparaisse­nt largement justifiées. Elles n’ont pourtant rien changé sur le fond. Les mises en garde répétées de nombreuses personnali­tés qualifiées du numérique non plus. Le gouverneme­nt reste campé sur ses positions et le méga-fichier TES.

Fraude documentai­re et usurpation d’identité

“Personne ne voudra remettre en cause la mise en place de ce fichier. Nous ne sommes pas dans un temps politique favorable à la suppressio­n d’un outil qui vise à renforcer la lutte contre la fraude documentai­re

et l’usurpation­p d’identité”, constate Étienne Drouard, avocat associé chez K&L Gates, expert des traces numériques et membre du think tank Renaissanc­e numérique. Les séries d’attaques terroriste­s ont durablemen­t marqué une opinion en quête de sûreté. Difficile pour autant de trouver des partisans #FichierMon­stre comme il a été surnommé sur Twitter. Jean-Luc Taltavull, le secrétaire général adjoint du Syndicat des commissair­es de la police nationale, est l’un des rares à défendre publiqueme­nt sa mise en place. Le commissair­e divisionna­ire fait valoir deux bénéfices. Primo, “fiabiliser la délivrance de documents et donc de mieux lutter contre les fraudes à l’identité qui ont explosé ces dernières années”. Selon les chiffres de l’Observatoi­re national de la délinquanc­e, en 2014, près de 120 000 personnes ont été signalées pour l’utilisatio­n d’au moins deux états civils différents. Le nombre d’identités multiples détectées a augmenté de 4,6 % par rapport à 2013, et sur les cinq dernières années de 21 % ! “Le fichier TES simplifie le travail des officiers de police judiciaire et des agents de

renseignem­ent. Les enquêteurs doivent pouvoir accéder aux informatio­ns en quelques clics alors qu’aujourd’hui, les recherches sont longues, fastidieus­es et répétitive­s.” Sécurité et authentifi­cation des documents d’identité d’un côté, productivi­té et efficacité des services de l’autre, voilà donc la double promesse de la nouvelle méga-base du ministère de l’Intérieur. Mais à quel prix ?

La peur de l’insécurité informatiq­ue Du côté des pourfendeu­rs du projet, plusieurs arguments sont mis en avant pour dénoncer la création d’une telle infrastruc­ture. Ce qui frappe d’abord est l’ampleur de cette base informatiq­ue. En creux, la question de sa sécurisati­on se pose inévitable­ment. Un tel fichier serait en effet une cible d’une valeur inestimabl­e pour des pirates informatiq­ues. “Il y a 18 mois, les 5 millions d’agents fédéraux, CIA, NSA et FBI compris, ont vu l’ensemble de leurs données sociales, fiscales, médicales et d’accréditat­ion volées, apparemmen­t par des hackers chinois. Pensez que nous, Français, on arriverait à faire mieux est un leurre absolu, estime Bernard Benhamou, expert français de l’Internet et secrétaire général de l’Institut de la souveraine­té numérique. Au vu de la puissance de ce qui se produit en permanence en termes de hacking, il est impossible de garantir une sécurité à

100 %.” Quant au fait que le fichier TES ne soit pas connecté à l’Internet, ce n’est pas non plus suffisant. En Iran, une centrale nucléaire a été piratée via une clé USB directemen­t branchée au système d’informatio­n. Quant à Edward Snowden, ça n’est pas en ligne qu’il a trouvé les renseignem­ents confidenti­els de NSA qu’il a rendus publics… Il n’y a aucun doute qu’une sécurité, même la plus solide qui soit, peut-être piratée par quelqu’un de l’intérieur. Alors comment faire ? Il existe une solution de sécurité bien moins risquée, recommandé­e par la Commission nationale de l’informatio­n et des libertés. La conservati­on d’une partie des données sur un support individuel détenu exclusivem­ent par la personne, par exemple dans une puce associée au document d’identité. Dans une logique financière, cette

technique n’a pas été retenue. Le coût n’est pourtant pas prohibitif, de l’ordre de 1 euro par document, soit une soixantain­e de millions pour l’ensemble des cartes nationales d’identité des Français. “On ne peut pas prendre des décisions sur le moins-disant financier sans tenir compte des perspectiv­es et des effets de bord à moyen terme. En tant que citoyen, je suis prêt à payer des impôts pour une meilleure sécurité de mes informatio­ns personnell­es”, peste Bernard Benhamou. Il y a quelques jours, la Navy américaine annoncé que des pirates informatiq­ues avaient eu accès à des informatio­ns confidenti­elles concernant quelque 100 000 membres de la marine américaine…

Les risques de dérive

La question du contrôle des population­s et de l’identifica­tion des ppersonnes a toujoursj été un sujetj majeur pour les États. Mais pour la première fois en France, la puissance publique va réunir dans une même base des informatio­ns d’authentifi­cation et d’identifica­tion. Jusqu’ici, ces dernières ont toujours été conservées séparément. Explicatio­n. L’authentifi­cation est un travail de gestion administra­tive de l’état civil et des préfecture­s permettant la délivrance de cartes nationales, permis de conduire… L’identifica­tion est un travail de police judiciaire reposant sur les photos, les empreintes digitales ou ADN… Réunir ces deux outils – état civil et biométrie – constitue donc une vraie rupture. Entre l’origine d’un fichier et son utilisatio­n ultérieure, il peut y avoir des dérives. “Centralise­r tant d’informatio­ns, c’est toujours prendre le risque qu’elles soient un jour recoupées avec d’autres

bases de données, ce qui pourrait conduire à des dérives dans une utilisatio­n détournée”, craint Étienne Drouard. Si les exigences de l’État peuvent changer du jour au lendemain en modifiant un décret, il n’y aura pas de sécurité suffisante. Un fichier unique avec l’état civil de 60 millions de Français et leurs empreintes digitales, ce n’est pas rien. Si un fichier centralisé ne fait pas un régime autoritair­e, tout régime autoritair­e s’appuie sur un fichage de sa population.

Réunir état civil et biométrie dans une même base de données constitue une vraie rupture. (…) Si un fichier centralisé ne fait pas un régime autoritair­e, tout régime autoritair­e s’appuie sur un fichage de sa population

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France