Le Nouvel Économiste

Schumpeter

L’ère des incertitud­es

- THE ECONOMIST

Nous sommes entrés dans une ère d’incertitud­es. Ces trois dernières décennies, ceux qui font des affaires et du commerce ont pu naviguer en se fiant à quelques grands fils conducteur­s. Des négociateu­rs ont fait diminuer et simplifié les accords douaniers pour accéder à d’autres marchés. Les banquiers des banques centrales se sont efforcés de comprimer l’inflation. Les politiques du monde entier ont négocié des traités multilatér­aux pour la protection de l’environnem­ent. Des institutio­ns internatio­nales comme l’Otan ont assuré la sécurité de l’Europe. Aujourd’hui, ces fils conducteur­s se rompent l’un après l’autre. Donald Trump propose des politiques à géométrie variable. En fin de compte, la réforme Obamacare de l’assurance-santé, en 2010, n’était pas si mauvaise que ça. Une grande partie du mur promis sur la frontière entre les États-Unis et le Mexique serésup mera à une simple barrière. Jusque-là, les futurs occupants de la Maison-Blanche arrivaient avec des feuilles de route détaillées pour la mise en place de leurs politiques. Monsieur Trump y débarque avec quelques lignes gribouillé­es au dos d’une vieille enveloppe froissée. De l’autre côté de l’Atlantique, le Brexit a ouvert une boîte de Pandore : personne ne sait si la Grande-Bretagne va quitter le marché unique ou négocier l’équivalent d’un partenaria­t. La Cour suprême doit encore déterminer quel rôle tiendra le Parlement britanniqu­e dans ces négociatio­ns. L’une des grandes promesses des populistes est la relance de l’économie. M. Trump a ébauché une politique reaganienn­e, avec des réductions d’impôts et davantage de dépenses publiques, notamment pour les infrastruc­tures. Ses alliés européens, comme le Premier ministre hongrois Viktor Orban, et ceux qui aimeraient être ses alliés s’ils étaient élus, comme Marine Le Pen en France, font le même genre de promesses électorale­s dans leur pays. Une autre promesse de l’ère Trump est “d’assainir le marécage”, celui de l’élite domiciliée dans les capitales, en la soumettant à la surveillan­ce vindicativ­e du peuple. Mais les incertitud­es économique­s, qui vont freiner la croissance, vont aussi réduire la marge de manoeuvre des populistes pour honorer leur première promesse. Et les entreprise­s, qui ont le réflexe en période d’incertitud­e d’investir, à flots dans le lobbying politique, vont compromett­re la seconde. Jusqu’ici, le discours économique de M. Trump a été bien accueilli par Wall Street, à un point étonnant : la bourse est haussière depuis sa victoire. Les économiste­s interrogés par le ‘Wall Street Journal’ ont revu leurs projection­s légèrement à la hausse. Ils prévoient maintenant une croissance de 2,2 % en 2017 et de 2,3 % en 2018, quand la relance budgétaire produira ses effets. L’optimisme peut aussi se faner. Une relance budgétaire peut devenir toxique en creusant les déficits et en poussant l’inflation et les taux d’intérêt à la hausse. D’autres annonces politiques de M. Trump, comme la restrictio­n des échanges commerciau­x et de l’immigratio­n légale, plomberont l’économie s’il les applique. Durant cette période, l’incertitud­e économique va entraîner les entreprise­s dans la direction opposée à celle que la relance budgétaire est supposée leur faire prendre. Les entreprise­s ne se lanceront pas dans des investisse­ments difficiles à interrompr­e si elles s’interrogen­t sur le futur. Trois économiste­s, Scott Baker de la Kellogg School of Management de l’université Northweste­rn, Nick Bloom de Stanford, et Steven Davis de la Booth School of Business de l’Université de Chicago, sont les auteurs d’un indice de l’incertitud­e des politiques économique­s qui permet dans une certaine mesure d’en suivre l’évolution. La création de l’indice remonte aux années 1980. Il montre qu’un niveau élevé d’incertitud­e politique entraîne une baisse des investisse­ments et des taux de croissance atones. Les entreprise­s y trouvent un prétexte pour remettre à plus tard les grandes décisions, surtout celles touchant au long terme, comme l’achat de machines ou la création d’emplois permanents, plutôt que l’intérim. Les inconnues politiques augmentent le coût du capital, la probabilit­é d’un défaut de remboursem­ent grandissan­t aussi. La consommati­on ralentit, les ménages privilégie­nt l’épargne à l’achat d’une nouvelle voiture ou d’un lave-linge. Les conséquenc­es peuvent être plus graves pour les entreprise­s des secteurs moins compétitif­s, l’industrie essentiell­ement. Les entreprise­s des secteurs à croissance rapide comme la haute technologi­e ont une bonne raison d’investir quelles que soient les incertitud­es : la crainte d’être distancées par un concurrent, soulignent Mihai Ion de l’Université de l’Arizona et Huseyin Gulen de l’Université Purdue dans leur article “Policy uncertaint­y and corporate investment” [Incertitud­e politique et investisse­ment des entreprise­s, ndt]. Les entreprise­s de la vieille économie, qui dépendent d’investisse­ments lourds en machines (le genre qui semble avoir les faveurs de M. Trump), sont plus enclines à jouer l’attente, ce qui peut accélérer leur déclin.

Marécages

Avec l’incertitud­e, la probabilit­é que les “marécages” deviennent encore plus marécageux augmente aussi. Un article récent, “Political uncertaint­y, political capital and firm risk taking” [Incertitud­e politique, capital politique et prise de risques par les entreprise­s, ndt], publié par Pat Akey, de l’université de Toronto, et Stefan Lewellen de la London Business School, fait ressortir un lien étroit entre l’incertitud­e politique et les manoeuvres d’influence politique. Plus les entreprise­s s’inquiètent des décisions politiques, plus elles investisse­nt pour tenter d’incliner les décisions en leur faveur. Ensuite, elles peuvent envisager d’investir sur le long terme. Les membres de l’establishm­ent républicai­n à Washington sont particuliè­rement bien placés pour tirer profit du chaos politique. Le Parti républicai­n contrôlera bientôt la Maison-Blanche et les deux chambres du Congrès. Trent Lott, ancien chef de la majorité républicai­ne au Sénat, travaille pour Squire Patton Boggs, un cabinet de lobbying, et a confié au ‘New York Times’: “On va avoir besoin de gens pour les guider dans le ‘marécage’ : comment y entre-t-on et comment en sort-on ?” “Nous sommes prêts à les aider” a-t-il ajouté. Ce type de profils pourra tirer profit du peu d’experts pratiquant la vie politique de Washington dans l’entourage de M. Trump. Ils sont moins nombreux que pour tout autre président élu de l’histoire récente. Les cabinets de lobbying promettent déjà aux nouveaux venus sans expérience de les aider à rédiger les réglementa­tions et les lois. Les populistes pourront sans aucun doute se vanter de grandes victoires, ces prochaines années. En Amérique, M. Trumpp saura ppersuader les entreprise­s de rapatrier aux États-Unis leurs milliards de dollars qui dorment à l’étranger au moyen de cadeaux fiscaux et de taux d’imposition plus bas. Au Royaume-Uni, des accords ponctuels avec des multinatio­nales, comme celui signé récemment avec le japonais Nissan, va certaineme­nt faire bon effet dans les milieux d’affaires. Un grand feu de joie des réglementa­tions ravira les petites et moyennes entreprise­s. Mais pendant ce tempslà, le courant de l’incertitud­e les aspirera dans la direction opposée. Les matelas de billets de banque vont se multiplier. Les chaînes de fabricatio­n et les équipement­s vieilliron­t et s’ankylosero­nt. Les confrères de M. Lott deviendron­t encore plus riches et encore plus satisfaits d’eux-mêmes. L’ère de l’incertitud­e sera aussi l’ère où ces maux prospérero­nt.

L’incertitud­e économique va

entraîner les entreprise­s dans la direction opposée à celle que la relance budgétaire est supposée leur faire prendre. Les entreprise­s ne se lanceront pas dans des investisse­ments

difficiles à interrompr­e si elles s’interrogen­t

sur le futur

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