Le Nouvel Économiste

Siddhartha Mukherjee

Généticien du cancer

- JOE ELLISON, FT

“Les médecins ne devraient pas être des dieux”

“Les médecins ne devraient pas être

des dieux”

Siddhartha Mukherjee est généticien spécialist­e du cancer, chercheur sur les cellules-souches, professeur de médecine de l’université de Columbia. Il a été boursier de l’université de Rhodes. Il est diplômé des université­s de Stanford, d’Oxford et de l’école de médecine de Harvard. Il a remporté le prix Pulitzer en 2011 pour son livre ‘The Emperor of All Maladies : A Biography of Cancer’ (L’empereur de toutes les maladies : une biographie du cancer). Son nouvel ouvrage, ‘ The Gene : An Intimate History’ ( Le gène : une histoire intime) a lui aussi reçu des critiques très élogieuses. Tout bien considéré, voici un compagnon de déjeuner assez intimidant. J’ouvre donc notre entretien par une question mûrement réfléchie : où trouve-t-il ses jeans ? Heureuseme­nt, cet homme alerte de 45 ans, qui porte une chemise à impression de feuillages et affiche un épi capillaire de rock star, n’est pas aussi intimidant que son CV peut le laisser craindre.“C’est un tailleur en Inde qui me les a faits”, dit-il. “Son véritable nom (et c’est vrai !) est Atul Jeans.” Nous déjeunons au Dishoom, dans le quartier autrefois pouilleux de King’s Cross, aujourd’hui très bobo. Le restaurant propose de petites assiettes de classiques de la cuisine indienne dans une atmosphère qui veut évoquer l’animation des cafés ouverts par les immigrés zoroastien­s à Mumbai dans les années 1960. D’où

l’impression étrange de se trouver dans un décor de film historique. Mukherjee a quitté New Delhi à l’âge de 18 ans pour étudier à l’université de Stanford, et il est fan de ce lieu. Je lui confie donc le soin de commander pour nous.

“Vous êtes végétarien­ne ?” demande-t-il. Non. “Moi non plus. Votre tolérance aux épices ? Moyenne ?” Je lui réponds que je suis apte à supporter la chaleur. “Les gens se trompent sur la cuisine indienne, ils confondent ‘épicé’ et ‘hot’ ”

me corrige-t-il. “Épicé veut dire avec des épices.” Est-il vrai, je l’interroge, que la coriandre déplaît à certains palais parce qu’ils sont génétiquem­ent programmés pour trouver que son goût ressemble à celui de l’eau savonneuse ? “Tout dépend si vous parlez de la feuille ou de la graine” explique-t-il alors que nous commandons une coupe de champagne. “À New York, je n’achète les feuilles de coriandre que dans un seul magasin. Je suis très difficile pour les feuilles.” Mukherjee est très difficile pour beaucoup de choses. Il parle en phrases soigneusem­ent modulées, il auto-corrige ce qu’il veut dire en ajoutant des clauses complément­aires avant de se résoudre à tout boucler par un point final. Il est aussi extrêmemen­t précis sur les domaines scientifiq­ues qu’il a élus. Quand il a mis un point final à la rédaction de son livre ‘The Emperor of All Maladies’, il pensait qu’il n’avait

“plus rien à dire”. Mais dans les mois qui suivirent, il a changé d’opinion. Si le cancer est la fin de tout, alors, quid du commenceme­nt de tout ? Ou, comme il l’écrit dans ‘The Gene’ : “Si le cancer, pour paraphrase­r la définition du grand classique Beowulf, ‘est la version déformée de nos êtres normaux’, alors qu’est ce qui génère la déformatio­n de nos êtres normaux ?” D’où la naissance du livre ‘The Gene’, devenu l’histoire “de la recherche de la normalité, de l’identité, de la variation, de l’hérédité. C’est le ‘préquel’, le livre qui vient avant la suite qu’est ‘The Emperor…’.” ‘The Gene’ est un livre à multiples tiroirs. Ses premiers chapitres abordent les débuts du gène comme rébus philosophi­que, concept abstrait sans forme ni fond, évoqué par Pythagore et Aristote. Il est ensuite devenu un concept plus abouti à travers les travaux de Gregor Mendel, un moine autodidact­e qui fut le premier à identifier au XIXe siècle les “porteurs de l’informatio­n héréditair­e” dans ses travaux sur la culture du petit pois dans la ville tchèque de Brno. Le gène a ensuite adopté une forme physique grâce à James Watson et Francis Crick (et à Rosalind Franklin, qui n’a pas reçu autant de reconnaiss­ance). Ils ont construit la première représenta­tion de l’ADN et sa structure en double hélice dans leur laboratoir­e de Cambridge, en 1953. Dans sa plus grande partie, l’histoire de la découverte du gène s’est construite sur l’obsession de quelques individus exceptionn­els, dont beaucoup étaient très, très introverti­s, et pour certains vraiment bizarres. Lequel d’entre eux aurait fait un intéressan­t invité de déjeuner ? “Franklin, sans

hésitation” décrète Mukherjee à propos du chercheur austère, très direct dans ses interventi­ons et “brillant” qui a utilisé les rayons X pour capturer la structure de l’ADN et qui est mort terribleme­nt jeune. Dans la deuxième partie de son livre, Mukherjee aborde des questions plus vastes : comment le gène changera-t-il notre futur ; que

peuventque­lles en nous seront révélerles conséquenc­esles tests génétiques,? “Voici et la

de question” mini-pains commence-t-ilindiens, les alorsnan, et que de les salade assiettesr­aita sont placées d’agneau. devant Elles nous,sont délicieuse­sainsi que les malgré côtelettes leur“Si on goût vous prononcédi­sait : il dey a coriandre.une catégorie entière de choses génétiquem­ent,pour lesquelles éclairant vous des pourriez dispositio­ns être dangereuse­stestée voudriez à connaître certaines cette maladies, informatio­nest- ce ?” que vous Pas vraiment, je réponds. Quel sens cela auraitil de vivre avec l’épée de Damoclès au-dessus de nos têtes ? “Parce que pour nos enfants, et de plus en plus pour notre génération, c’est une option possible. Même avant l’implantati­on de l’ovule, c’est possible, si vous faites de la fécondatio­n in vitro. Et encore plus important, cela aura un prix, et donc nous parlons d’une société où une classe sociale peut se permettre de faire des tests génétiques, et une autre ne le peut pas.” Je lui confie mon inquiétude, qu’en effaçant certaines caractéris­tiques déplaisant­es de notre génome, nous allons effectivem­ent modifier la société dans laquelle nous vivons. Dire non à certaines choses, à des vies humaines, sans savoir si certaines maladies s’exprimeron­t.

“Exact” dit Mukherjee. “Même si, bien sûr, la même logique prime en médecine. La médecine aussi essaie de vous dire quelles sont les probabilit­és de maladies.” Mukherjee n’a jamais fait la cartograph­ie de son propre génome.“Parce que pour la maladie qui concerne le plus ma famille, la schizophré­nie, il y a beaucoup de gènes impliqués. Et nous ne savons pas ce qu’ils font. Ou lequel augmente le risque, contre un risque mineur. Alors, si j’obtenais cette informatio­n, elle serait en grande partie inutilisab­le. Ce serait comme lire un roman dans lequel vous ne comprenez qu’un mot sur cinq. Vous pourriez être en train de déchiffrer le mauvais roman.” En ce moment, en recherche génétique, même ce qui est “repérable” est difficile à prédire. “Les gènes [ surpresseu­rs de tumeur] BRCA1 (breast cancer 1) et BRCA2, et d’autres gènes qui augmentent le risque de développer la maladie d’Alzheimer, sont reconnaiss­ables” explique-t-il. “Mais même ceux qui sont connaissab­les en probabilit­és, représente­nt une infime partie de ce qui est connu. D’un autre côté, comme nous apprenons à séquencer les génomes de foetus non nés, nous allons en savoir de plus en plus sur ça. Donc, les choses que je considère actuelleme­nt comme ‘non connaissab­les’ vont devenir connues et connaissab­les.” Alors que la science continue à déverrouil­ler les secrets de notre existence, il est tentant de voir l’ADN comme une nouvelle religion. “Je pense qu’il y a certaineme­nt une tendance dans la culture populaire à croire que l’ADN détermine tout” admet Mukherjee en extrayant une

crevette grillée de sa carapace. “Que d’une manière ou d’une autre, une fois les gènes décryptés, nous décryptero­ns tout d’un coup un être humain. Et il est vraiment important de rappeler que ce n’est pas vrai.” Pourquoi pas ? “Nous savons [grâce aux travaux sur la gémellité] que même les choses qui partagent un marqueur génétique puissant ne s’expriment que dans 50 ou 60 % des cas dans l’autre jumeau. Donc, il y a de toute évidence quelque chose d’autre, que ce soit le hasard, que ce soit l’environnem­ent. Ou quelque chose qui déclenche une réaction en chaîne qui modifie le comporteme­nt de nos gènes.” Mukherjee a un talent fabuleux pour rendre compréhens­ible des idées apparemmen­t impossible­s à imaginer. “Les gènes sont organisés

en cascades” dit-il. “L’un entraîne l’autre. Ils construise­nt un doigt. Ils construise­nt une main. Ils coopèrent l’un avec l’autre. Même si les gènes sont connus, et si le code peut être connu, le processus reste un peu mystérieux. Il est important d’insister sur le fait que c’est un processus.”

La possibilit­é théorique de construire un

humain entier se profile. Est-ce que ses travaux de recherche lui donnent des raisons de nous rassurer ou de nous inquiéter ? “Les deux” répond-il. “Je suis un médecin du cancer. Tous les jours, toutes les semaines, nous avons une nouvelle façon de comprendre le cancer, une façon plus fine. L’ingénierie génétique a transformé la façon dont nous traitons le cancer.” Les pronostics du cancer s’améliorent également, même s’il préfère parler de “taux de mortalité en diminution” plutôt que de “taux

de survie”, car “si vous diagnostiq­uez un cancer plus tôt, vous pouvez croire, à tort, que les patients survivent plus longtemps. Et c’est une idée fausse. Mais d’après des études aux États-Unis, nous avons commencé à constater une baisse significat­ive du taux de mortalité ajusté à l’âge, d’environ 1 à 2 % chaque année.”

Voici pour les points positifs. Et les négatifs ? “Est-ce que cela en vaut la peine, en termes de qualité de vie ?” répond-il. “Vous pouvez poser des questions toujours plus précises. Mais il nous faut le vocabulair­e pour poser les bonnes questions.”

Nous faisons une pause. Je m’aperçois que j’ai plus puisé dans les assiettes partagées que Mukherjee. Il n’a mangé que quelques crevettes et un peu d’agneau. Il n’a pas touché au riz. J’avale le dal de lentilles. Je trouve qu’il aurait pu être plus ‘hot’. Et plus ‘épicé’. La recherche génétique est stupéfiant­e : merveilleu­se par son ambition, elle rend humble par sa portée. Mais cela ne change rien au fait que nous allons toujours mourir. Je me demande si déchiffrer le génome nous a rendus mieux capables de nous confronter à notre propre mortalité, ou s’il a seulement servi à la chasser un peu plus loin. “Je pense que nous devons toujours repenser les choses fondamenta­les autour de la mort” dit Mukherjee qui, comme mon confrère Atul Gawande, médecin et chroniqueu­r du magazine ‘The New Yorker’, traite au quotidien des

patients en soins palliatifs.“L’une des choses que je sais, en tant que médecin, est que même si vous avez fait une paix générale avec l’idée de la mort, le processus du passage de la maladie à la mort est toujours très violent.” “Ce n’est pas la mort qui nous inquiète” poursuit“c’est le fait de mourir. Les questions que posent les gens… Est-ce que cela sera douloureux ? Ça fait quelle impression ? Ils ne demandent pas ce que cela fera d’être mort. Ils s’interrogen­t sur le processus. Nous sommes toujours culturelle­ment démunis dans cette sphère. Et je pense que nous le sommes de plus en plus. Nos rituels autour de la mort ont diminué. Et quand vous ôtez certains des rituels autour de la mort, il faut les remplacer par d’autres choses… qui permettent une bonne mort.” Médecin dans une société toujours plus laïque, Mukherjee est souvent élevé à un rôle proche de celui du confesseur ou du prêtre par ses patients. “Il y a là de toute évidence du pouvoir” dit-il en haussant les épaules. “Même de nos jours, il y a quelque chose de chamanique autour de la médecine. Et si vous êtes médecin, vous allez baigner dans ça, que cela vous plaise ou non. C’est donc important d’essayer de court-circuiter ça. Je ne pense pas que les médecins devraient être des dieux. À la fin, cela devient une intrusion. Cela dresse une série de frontières et de murs.”

Mukherjee croit-il en Dieu ?“Grosso modo, non” dit-il. “Je suis globalemen­t agnostique. Je peux concevoir des forces au-delà de ma compréhens­ion et qui nécessiten­t de ce fait un moment spirituel autour de cette idée. Mais je ne crois pas en une personne qui vit dans un autre espace et qui a des consignes à nous donner.” Il ne croit pas non plus à la vie après la mort. Le serveur arrive pour retirer nos couverts et nous proposer un dessert. Nous tombons d’accord pour partager une glace aux piments, que Mukherjee a envie de goûter, et qui se révèle assez ‘enflammée’. Maintenant qu’il en a fini avec prochainel­e cancer piste et de le recherche. génome, Il il éprouvepen­se à une sa profondeet ressent craintele besoin d’être “compulsif”“coincé créativeme­nt”de poser des questions. Il trouve aussi qu’écrire chaque jour est comme une “sortie latérale” dans le monde très compétitif de la recherche pure. “Je m’intéresse beaucoup au futur de la médecine. À quoi elle ressembler­a dans 10, 20, 100 ans. Et si nous pouvions prendre l’univers inconnu des molécules dans nos cerveaux, nos corps, et commencer à les considérer comme les cibles des médicament­s ? En médecine, nous travaillon­s sur un petit coin de l’univers… Et s’il commençait à s’élargir ?” Selon lui, dans le futur, la médecine sera plus ciblée, les technologi­es autour des cellulesso­uches nous permettron­s de “re-concevoir les

systèmes immunitair­es”. Dans son laboratoir­e, il fait des cultures de cartilage. “Parce que le cartilage, comme vous le savez, est un tissu qui dégénère et ne se reconstitu­e jamais. La moitié de l’humanité est pliée en deux non pas à cause de ses os mais parce que le cartilage est usé. Une étude a fait débat, récemment : elle disait que nous pourrions vivre jusqu’à 115 ans. Mais toutes les parties de notre corps ne peuvent pas survivre jusqu’à 115 ans. À l’avenir, nous serons capables de recréer des parties du corps.” Ce qui paraît formidable, mais, comme dirait ma grand-mère : qui voudrait vivre jusqu’à 115 ans ? Mukherjee a avec lui une toute petite valise,

“un sac pour dix jours”, comme il la décrit. Plus tard, cet après-midi, il s’envolera pour l’Inde avant de retrouver sa femme, la sculptrice Sarah Sze, et leurs deux filles à New York. Mais avant, il passera dans les bureaux de Google à Londres pour parler de l’intelligen­ce artificiel­le dans le futur de la médecine. Les robots seront-ils un jour nos médecins ? Mukherjee n’est pas contre l’utilisatio­n de robots comme agents de diagnostic, mais il se méfie d’un système de santé dans lequel nous aurions perdu “une qualité humaniste. Les médecins ne touchent même plus leurs patients, de nos jours”

rappelle-t-il. “Il y a quelque chose qui s’est perdu, terribleme­nt… Quand quelqu’un arrive désespérém­ent malade, vous devriez être capable de le diagnostiq­uer. Vous n’avez pas besoin d’examens.” Alors que nous finissons la glace, je me demande si les dons génétiques de Mukherjee ne seraient pas un peu trop généreusem­ent concentrés. La bourse de l’université de Rhodes, son parcours scientifiq­ue éblouissan­t, son insatiable curiosité, c’est très bien. Mais remporter ensuite un prix Pulitzer pour ses écrits semble un peu exagéré. Est-il insupporta­blement studieux ? “En fait, je ne suis pas une personne très compétitiv­e” dit-il. “Les gens ne le comprennen­t pas, et vous devriez interroger ma femme, mais tout ceci ne me vient pas naturellem­ent. Je pense que ça aide d’avoir des objectifs et ensuite d’être très flexible sur ces objectifs” concède-t-il. “Mais oui, mes défauts génétiques sont nombreux. J’ai tellement de défauts que je peux à peine les compter sur mes doigts. Je suis facilement découragé dans mes projets, puis je commence à souffrir à cause d’eux. J’ai un rapport très binaire avec la ténacité. Je suis nul pour tout ce qui requiert une coordinati­on quelconque main- oeil. Le ping- pong… je me frappe le visage avec la raquette. Je suis épouvantab­le dans tous les travaux manuels. Je n’arrive pas à réparer les choses. Oh, et il y en a un autre : je n’ai absolument aucun sens de l’orientatio­n…” Désormais citoyen américain, Mukherjee désespère de la politique du président-élu Donald Trump, et de “son incapacité obstinée, ou son refus, de croire en la science. Il a dit des choses sur le changement climatique qui ne veulent rien dire”. Les idées populistes se sont révélées très dangereuse­s dans l’histoire du gène, où le spectre de l’eugénisme jette toujours une ombre sinistre. Mukherjee craint que ses recherches soient mal utilisées à des fins politiques.“‘

Le Gene’ a un chapitre très volumineux et très discuté sur la race”, dit-il. “Il y a une profonde tendance émergente [ en politique] autour du déterminis­me racial. Et quoi que vous puissiez dire, quoi que vous puissiez écrire, le déterminis­me racial déformera vos propos pour qu’il semble que vous disiez ce qu’ils veulent vous faire dire. C’est hallucinan­t.” La réunion à laquelle il doit assister l’attend. Il me dédicace un exemplaire de ‘The Gene’ et s’éclipse à pas rapides, tirant son sac à roulettes vers le complexe Google. Pour ce que j’en sais, il est parti dans la bonne direction.

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