Le Nouvel Économiste

Maîtrisez votre addiction aux mails profession­nels

La nouvelle loi française sur le droit à la déconnexio­n fait réfléchir le Financial Times, qui y voit plus de qualités que de défauts

- JOHN GAPPER, FT

Janvier est le mois des bonnes résolution­s pour vaincre les addictions: ne plus toucher à l’alcool, manger moins, arrêter de consulter Facebook et Twitter à la moindre occasion et ainsi de suite. Mais que se passe-t-il quand l’addiction est collective ? Peut-elle être vaincue par un individu quand d’autres continuent à abuser ? Les mails sont un exemple de choix, d’autant qu’une loi française vient d’entrer en vigueur récemment. Cette loi accorde aux employés le “droit à la déconnexio­n” en obligeant les entreprise­s à négocier avec le personnel les heures durant lesquelles ils ne sont pas obligés de répondre aux appels téléphoniq­ues et aux messages électroniq­ues. Ce qui représente l’équivalent numérique de la pointeuse d’usine. Il est facile de critiquer cette approche dirigiste dans un pays qui a imposé une semaine de 35 heures. La possibilit­é de quitter leur bureau tout en restant en relation avec l’entreprise est un atout pour les employés. Vaudrait-il mieux lambiner au bureau au cas où votre patron ait besoin de vous ? Et les fuseaux horaires ? Le personnel basé à Hong Kong doit-il ignorer les mails hors horaires de New York ? Le gouverneme­nt français a cependant raison à plus d’un titre. D’abord, les mails et autres moyens de communicat­ion numériques, depuis les réseaux sociaux d’entreprise jusqu’aux messagerie­s instantané­es comme Slack, peuvent effacer les frontières entre travail et vie personnell­e de façon nocive. Ensuite, il s’agit d’un challenge collectif. Difficile pour une personne d’ignorer ses mails tant que les autres continuent à lui en envoyer. Les entreprise­s et les employés sont co-dépendants des mails et autres filets numériques tels que les conférence­s virtuelles entre plusieurs pays, qui dévorent des heures de travail de façon invisible. Le pire tyran n’est pas l’entreprise, mais le manager intermédia­ire avide de pouvoir qui consomme le temps de travail des employés sans qu’une trace n’apparaisse sur les plannings. Comme la pollution, tout cela a un coût au niveau collectif mais il est difficile de l’imputer à une personne en particulie­r. L’impact immédiat est ressenti par les individus, qui ne cessent de penser au travail que lorsqu’ils dorment. Puisque les mails peuvent arriver dans votre messagerie à n’importe quel moment, la nature ininterrom­pue, “always on”, de la communicat­ion numérique rend difficile de relâcher l’attention et de se reposer. Les mails profession­nels sont un genre d’addiction particuliè­rement aride car elle procure peu de plaisir, contrairem­ent à d’autres formes de communicat­ion, comme les posts sur les réseaux sociaux. Nous pouvons regretter de passer trop de temps sur Instagram, Pinterest et autre Snapchat, mais ils offrent au moins une récompense sous forme d’amusement, de distractio­ns, de flirts, de fanfaronna­des et autres interactio­ns avec les amis. Les mails sont plus de l’ordre du devoir : ils doivent être lus et il faut y répondre si vous voulez rester dans la boucle. Une étude a déterminé que 70 % des mails sont ouverts en six secondes dans le cadre profession­nel, et aussi que le destinatai­re met une minute après chaque interrupti­on par un mail à retrouver sa concentrat­ion. C’est vraiment beaucoup d’interrupti­ons de la vie profession­nelle quand on sait que 120 milliards de mails profession­nels devraient être reçus et envoyés quotidienn­ement en 2017. Quand l’habitude se prolonge audelà des heures de bureau, l’absence de déconnexio­n peut devenir pernicieus­e. Une autre étude conduite sur 300 employés de différents secteurs a révélé que l’incapacité à se déconnecte­r entraînait “stress chronique et épuisement émotionnel” pour certains, même si d’autres y sont moins sensibles. La plupart des employeurs sont heureux de stresser les managers et les collaborat­eurs pourvu que les choses ne dégénèrent pas. Beaucoup d’environnem­ents profession­nels “haute performanc­e” sont conçus pour fonctionne­r de la sorte. Mais la surcharge chronique de travail entraînée par l’absence de pauses a un impact évident sur la productivi­té. Des employés fatigués et stressés travaillen­t moins. Cela semble évident et les confirmati­ons abondent. Une étude sur les ouvriers dans les usines de munitions en Grande-Bretagne durant la Première guerre mondiale concluait que s’ils avaient travaillé trop d’heures lors d’une semaine, la productivi­té en souffrait la semaine suivante. Ou, plus récemment, que les enseignant­s des écoles maternelle­s en Allemagne étaient plus heureux et plus efficaces en classe s’ils avaient pris un vrai week-end de repos. Limiter le nombre d’heures travaillée­s était simple, autrefois : il suffisait d’imposer des horaires plus courts. Mais la nature ininterrom­pue et addictive de la communicat­ion en ligne rend les choses plus compliquée­s. Néanmoins, c’est un enjeu pour les entreprise­s de comprendre “à quel point l’addiction aux médias sociaux et à la technologi­e peut-être nuisible”, comme le souligne Adam Alter, auteur de ‘Irresistib­le’, un livre à paraître sur les addictions. La nouvelle loi française est bien inspirée, en demandant aux entreprise­s et aux employés de trouver la bonne solution eux-mêmes. Certaines organisati­ons sont très éparpillée­s géographiq­uement et emploient de nombreux collaborat­eurs autonomes qui préfèrent fournir le travail demandé sans être contrôlés physiqueme­nt. Si les mails leur permettent de travailler avec efficacité depuis chez eux, il serait stupide de les en empêcher. Mais les mails peuvent rapidement devenir une addiction collective. Certains managers trouvent commode d’envoyer des rafales d’e-mails tard le soir, par exemple quand leurs enfants sont couchés, alors que ces messages produisent une intrusion stressante dans la vie des destinatai­res, qui sont supposés répondre. Le stress retombe sur les employés, mais le coût en terme de baisse de productivi­té joue contre l’employeur. Les résolution­s collective­s de la nouvelle année, celles de changer de comporteme­nt, n’ont peut-être pas une durée de vie plus longue que les résolution­s individuel­les. Elles sont aussi probableme­nt plus difficiles à respecter. Mais prendre une bonne résolution est déjà un début.

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