Le Nouvel Économiste

Martin Wolf

Donald Trump, despote plébiscité

- MARTIN WOLF, FT

Le despote potentiel décrit les libertés

personnell­es comme le chaos, les institutio­ns contraigna­ntes comme illégitime­s,

les sources d’informatio­n indépendan­tes comme corrompues, les étrangers comme

fourbes et les immigrés comme

des menaces

L’être humain est tribal. Nous sommes des animaux sociaux et culturels. La culture nous permet de coopérer non seulement avec des clans familiaux, mais avec des communauté­s créées. De toutes ces communauté­s, aucune n’est plus proche de la famille que la “nation”, mot signifiant une ascendance commune. La capacité de créer des communauté­s imaginées est à la fois la force de l’humanité et l’une de ses plus grandes faiblesses. La communauté imaginée définit ce que les gens partagent ; mais ce qui les lie les sépare aussi des autres. Aujourd’hui, comme par le passé, les dirigeants alimentent un nationalis­me débridé pour justifier le despotisme, et même la guerre. Durant une grande partie de l’histoire de l’humanité, la guerre fut perçue comme le rapport naturel entre les sociétés. La victoire allait de pair avec le pillage, le pouvoir et le prestige, du moins pour les élites. Mobiliser les ressources pour mener la gguerre était un des rôles essentiels des États. Justifier cette mobilisati­on était un rôle essentiel de la culture. Une autre voie pour atteindre la prospérité est le commerce. L’équilibre entre commerce et pillage est complexe. Tous deux nécessiten­t des institutio­ns solides fondées sur des cultures efficaces. Mais la guerre exige des armées, fondées sur la loyauté, tandis que le commerce exige la sécurité, renforcée par la justice. La plus grande contributi­on de l’économie est certaineme­nt l’idée que les sociétés s’enrichiron­t davantage en échangeant entre elles qu’en essayant de se conquérir. Par ailleurs, plus leurs partenaire­s sont riches, plus il y a de possibilit­és d’enrichisse­ment mutuel ppar le commerce. La relation judicieuse entre les États est donc la coopératio­n – pas la guerre – et le commerce – pas l’isolement. Cette brillante idée se trouve être juste. Mais elle est aussi contre-intuitive, voire troublante. Cela signifie que des étrangers pourraient se révéler plus efficaces pour une nation que ses concitoyen­s. Elle efface le sentiment d’appartenan­ce à la tribu imaginée. Pour beaucoup, cette érosion de la loyauté tribale est dangereuse. Elle se fait plus menaçante lorsque des étrangers peuvent immigrer librement. Qui, se demandent les gens, sont ces étrangers, qui résident dans nos maisons et profitent de nos avantages ? L’idée que le lien le plus solide entre les sociétés se crée par le biais d’échanges mutuelleme­nt enrichissa­nts est la philosophi­e du Forum économique mondial, qui tenait sa réunion annuelle à Davos la semaine dernière. Il met l’accent sur le commerce, pas sur les conflits, et sur ce que les êtres humains ont en commun, pas sur ce qui les divise. C’est un bon credo. Pourtant, Theresa May, Premier ministre conservate­ur britanniqu­e, qualifie ceux qui y croient de “citoyens du monde”, c’estàcitoye­ns de nulle part. Le ressentime­nt qu’elle évoque est, dans une certaine mesure, justifié. Ceux qui ont bénéficié de la mondialisa­tion et de la transition post-communiste ont accordé trop peu d’attention à ceux qui en ont pâti. Ils ont supposé qu’une marée montante soulève tous les bateaux. Ils se sont énormément enrichis, souvent sans beaucoup de justificat­ions. Ils ont créé une crise financière qui a dévasté leur réputation tant sur le plan de la probité que des compétence­s, entraînant des conséquenc­es politiques désastreus­es. Ils ont supposé que les liens d’appartenan­ce, qui avaient peu de significat­ion pour eux, en avaient aussi peu pour les laissés-pourcompte. Il n’est pas surprenant que ceux qui voient le monde transformé par le changement social et économique succombent au nationalis­me et au protection­nisme. Le ressentime­nt nationalis­te n’est pas uniquement en recrudesce­nce chez les moins bien lotis. C’est une tactique en matière de conquête du pouvoir. Les récits que ces leaders présentent varient dans les détails, mais l’essence est toujours la même. Ils distinguen­t les “vraies” personnes qui les soutiennen­t des “ennemis du peuple”. Pour eux, la vie est une guerre. Dans une guerre, ils peuvent tout justifier. Leur récit justifie la transforma­tion de la démocratie libérale en dictature plébiscité­e. Dans un essai brillant, l’analyste polonais Slawomir Sierakowsk­i explique comment cela se déroule dans son pays. Le despote potentiel décrit les libertés personnell­es comme le chaos, les institutio­ns contraigna­ntes comme illégitime­s, les sources d’informatio­n indépendan­tes comme corrompues, les étrangers comme fourbes et les immigrés comme des menaces. L’entretien de la paranoïa justifie chaque étape. Le despote potentiel a besoin d’ennemis. Ils sont toujours faciles à trouver. Les despotes potentiels insistent tout le temps sur le fait que la majorité est de leur côté (même si cela n’est pas le cas). L’attaque de la notion de sources fiables et indépendan­tes d’informatio­n est un élément central dans la politique des despotes élus, comme le turc Recep Tayyip Erdogan ou le russe Vladimir Poutine. Comment ces régimes définissen­t-ils la vérité ? La vérité est ce qu’ils disent. Donc, le pouvoir détermine la vérité. C’est une caractéris­tique de toutes les dictatures, notamment les communiste­s, comme Orwell nous l’a dit. C’est aussi ce que le président américain Donald Trump croit : la vérité est celle qqui lui convient aujourd’hui.j Les États-Unis sont l’exemple le plus important. Alors, jusqu’où ira M. Trump dans son despotisme ? Il y a consensus pour répondre “pas très loin”, compte tenu de la force des institutio­ns de son pays. Qui dépendent elles-mêmes des personnes qui les dirigent. Quand Auguste devint empereur, les institutio­ns de la république romaine ont survécu. Le pouvoir judiciaire américain défendra-t-il la liberté d’expression? Les législateu­rs défendront-ils le droit de vote ? Ou le président réussira-il à intimider ceux avec lesquels il sera en désaccord ? Et qu’arriverait-il en cas d’attentat terroriste? M. Sierakowsk­i souligne que le polonais JJaroslaw Kaczynskiy a adoptép l’État providence. M. Trump a également gagné la confiance de la base républicai­ne en soulignant son soutien aux programmes dont dépendent les Américains ordinaires. Mais les dirigeants républicai­ns veulent les vider de leur substance. Son succès pourrait dépendre de sa fidélité à ses promesses ou à son parti. Le penseur israélien Yuval Hararia affirmait récemment que “malgré toutes les désillusio­ns de la démocratie libérale et du libre-échange, personne n’a encore formulé une alternativ­e qui ait un quelconque attrait au plan mondial”. C’est vrai, mais pas pertinent. Le nationalis­me autoritair­e peut avoir cet attrait. Il est désormais au coeur du système mondial. Cela change tout.

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