Echec des maths
Les formidables besoins en scientifiques pour l’innovation et “l’algorithmisation” de l’économie hypothéqués par le manque de vocation
Malgré des dizaines de milliers d’emplois non pourvus – 130 000 – les filières scientifiques et techniques attirent de moins en moins de jeunes. Désaffection totalement déconnectée du marché de l’emploi. Or aujourd’hui, dans la plupart des domaines – finance, marketing, industrie – les innovations dépendent étroitement de la qualité des travaux de recherche en maths et dans les différentes disciplines scientifiques. Afin de profiter des vertus de l’intelligence artificielle, de celles des robots, des block chains, de la modélisation, des simulations comme de l’exploitation des big data. Ce désamour qui s’aggrave de façon très préoccupante hypothèque les capacités de progression d’une économie de plus en plus dépendante de ces indispensables disciplines scientifiques.
“Dans un futur pas si lointain, des algorithmes assisteront voire remplaceront la médecine pour établir des diagnostics… Petit à petit, tous les secteurs
se font ainsi ‘algorithmiser’ et font de plus en plus appel aux mathématiques – une formation d’avenir à n’en point douter!”
L’algorithme, comme l’ont prouvé les Google, Amazon et autres Uber, est devenu l’un des plus puissants leviers de transformation de l’activité économique. Et data scientist est sans doute l’un des métiers les plus glamours et actuellement le plus recherché . Cet expert transformant la matière première – des pétaoctets de données – en informations stratégiques pour le marketing, la finance, la recherche médicale et autres consommateurs de data intelligentes. Des univers si gourmands en matheux. L’intelligence artificielle, la blockchain, la robotique progressent par les mathématiques, tout comme la plupart des pistes de modernisation de l’industrie et des services. De la production comme de la distribution. Sans oublier les formidables enjeux de la convergence des NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique, sciences Cognitives) qui vont radicalement transformer tout le secteur de la santé.
Le verrou de l’innovation
Dès que l’on s’intéresse à l’innovation, donc à la seule voie menant à la croissance et au progrès, le verrou des maths fondamentales s’impose – sciences de l’ingénieur, électronique, génétique, finance, marketing, informatique, etc. – comme le détaille en expert le mathématicien Cédric Villani dans le magazine ‘Sciences et Avenir’ : “La finance et l’industrie culturelle (musique, édition, effets spéciaux pour le cinéma…) ont fait partie des premiers secteurs touchés. Aujourd’hui, ce sont les secteurs de l’assurance, de la sécurité, de l’énergie ou des transports (via l’ubérisation ou la voiture autonome, par exemple) qui sont à l’aube d’une évolution majeure. Et dans un futur pas si lointain, des algorithmes assisteront voire remplaceront la médecine pour établir des diagnostics… Petit à petit, tous les secteurs se font ainsi ‘algorithmiser’ et font de plus en plus appel aux mathématiques – une formation d’avenir à n’en point douter !” La culture des chiffres, de la logique impeccable, s’impose comme dominante et infuse dans les multiples facettes des matières scientifiques du futur proche. Or selon un très récent sondage de l’Ifop auprès des lycéens, moins d’un sur trois est intéressé par les filières scientifiques. Et cette catastrophe n’a vraiment rien de conjoncturel. Voilà plus d’une décennie que tous les indicateurs sont au rouge dans ce domaine. Oui, mais ce phénomène prend une ampleur inquiétante alors que les besoins en talents façonnés par la logique mathématique vont grandissant. Le fantastique essor de l’économie digitale, si gourmand en modélisation comme en analyse des données, booste la demande de ces profils de compétences férues de chiffres et équations. En effet, tandis que dans le pays de Descartes, de Pascal, de Fermat et Villani, les besoins en excellents matheux deviennent exponentiels, les vocations et postulants suivent une tendance exactement inverse, leur nombre dégringole de façon alarmante depuis quelques années.
L’analphabétisme mathématique
La France coche régulièrement au plus haut niveau de l’excellence mondiale dans le domaine des recherches en mathématiques, comme le prouvent les plus hautes distinctions – médaille Fields – décrochées par son école (Cédric Villani, directeur de recherche au CNRS, Arthur Avila, chercheur à l’Institut de mathématiques de Jussieu). Et pourtant, cette formidable qualité du sommet ne réussit pas à dissimuler la grande médiocrité de la base. Comme le relève les études Pisa dans les pays de l’OCDE, du côté des jeunes, non seulement le niveau baisse pour cette matière, mais elle séduit de moins en moins d’étudiants. Comme la plupart des disciplines scientifiques. Parmi les 55 % des bacheliers ayant un projet professionnel à la sortie du baccalauréat, seuls 8,5 % d’entre eux envisagent de travailler dans le domaine scientifique et technique. Cet alarmant désamour ne concerne pas l’ensemble des formations scientifiques, mais essentiellement les formations universitaires, notamment celles consacrées aux sciences fondamentales et appliquées pour lesquels on enregistre une baisse de 12,3 % des effectifs.
La crise des vocations professorales
L’interrogation n’est pas stupide si l’on observe les carences en vocation du côté du concours du Capes en math depuis quelques années. 2012 : 577 postes pourvus pour 950 postes. 2013 : 818 reçus pour 1 210 postes. 2014, près de la moitié des postes de profs de maths non pourvus : 793 reçus pour 1 592 postes. Soit en 3
ans 2 188 enseignantsg en maths recrutés, alors que l’Éducation nationale en recherchait 3 752. Elle n’arrive pas à trouver le nombre de professeurs de maths dont elle a besoin, mais le pire est devant ! La structure démographique, avec le proche départ à la retraite des effectifs recrutés dans les années 70, va encore fragiliser cette inquiétante situation. D’autant plus que le privé, en recherche de bons matheux,, attire et pypaye mieux que l’Éducation nationale. À la crise de vocation des sachants s’ajoute la désertion alarmante des “apprenants”. Ainsi, le nombre d’étudiants entrant en université scientifique a-t-il dégringolé régulièrement entre 1995 et 2011. En 1995, 63 720 étudiants s’inscrivaient pour la première fois en université scientifique. En 2005, ce nombre était tombé à 38 200, soit une baisse de 40 % en dix ans, et en 2011, on en était à 33 154. Plus précisément, le nombre de bacheliers scientifiques entreprenant des études en Deug Sciences et structures de la matière a chuté de 36 % entre 1995 et 2001. Et s’ils poursuivent quasiment tous leurs études, les bacheliers scientifiques sont aujourd’hui une minorité – 43 % – à se diriger vers une formation scientifique (14 % vers une prépa, 12 % vers un IUT ou un BTS, 11 % une licence scientifique – contre 25 % il y a 10 ans – et 6 % pour une école d’ingénieur postbac).
L’engrenage fatal
Or les effets induits par de tels phénomènes se répercutent jusqu’aux avancées des entreprises selon un mécanisme imparable. Les ressources allouées à la recherche académique (appliquée ou fondamentale) sont calibrées en fonction des effectifs étudiants. Se raréfient-ils que des laboratoires ferment, des recherches sont laissées en friche. Logique mais redoutable. Ainsi, selon les calculs des experts, l’économie française comptait-elle l’an dernier pas moins de 130 000 postes non pourvus dans les filières scientifiques et techniques, chiffre en augmentation de 13 % par rapport à 2010. Avec des responsabilités toutes trouvées du côté des filles. Elles obtiennent de meilleurs résultats aux sections “matheuses” du bac (S, ES, L) mais moins d’une sur trois choisit une classe prépa scientifiques et quasiment aucune n’ambitionne les filières mathématiques d’excellence comme Normale Sup (3 admises sur les 40 en 2013 et 2014). Un déséquilibre préoccupant. Pour que le tableau soit complet et quelque peu systémique, il serait coupable de se cantonner à ces seules données quantitatives et de faire l’impasse sur un autre aspect – qualitatif – tout aussi calamiteux : comme le constate régulièrement l’OCDE auprès de 77 pays grâce à son classement Pisa, en France, le niveau en maths n’y est pas. Ainsi son dernier ranking met-il en évidence le recul mathématique chez les élèves français âgés de 15 ans. Certes, dans une classe d’âge, une petite élite parvient à faire bonne figure, mais les différences de niveaux s’accentuent singulièrement et l’analphabétisme mathématique se réifie…
Attractivité zéro
Comme disent les champions des maths, cette catastrophe programmée, cette attractivité zéro, a des causes multifactorielles. L’une des premières vient des stéréotypes négatifs que les jeunes ont des métiers scientifiques et technologiques. Une véritable bascule culturelle. Hier synonyme de progrès et d’avancées de la civilisation, les sciences sont aujourd’hui gravement entachées de perceptions hostiles quand elles riment avec OGM, vache folle, Bhopal ou nucléaire. Même si la meilleure façon de combattre obscurantisme et préjugés passe par une forte culture scientifiqque. Comme le dit le philosophe des sciences Étienne Klein,
“l’image des scientifiques est devenue une sorte de superposition quantique des figures de Pasteur et de Frankenstein”. S’y ajoutent un certain nombre d’idées – ou plutôt un manque total d’idées – sur les implications professionnelles de ces disciplines à l’apparence si abstraite. Les étudiants entrant en premier cycle à l’Université, IUT, BTS, classes préparatoires n’ont pour la plupart d’entre eux strictement aucune idée sur l’utilité des mathématiques, tout en y voyant bien un redoutable outil de sélection aux allures de fourches caudines. Études perçues comme trop longues ou trop abstraites, informations insuffisantes sur les débouchés professionnels, mais surtout manque singulier de vision dont sont sans nul doute responsables les enseignants : la profession qui attire le moins d’élèves en terminale scientifique est celle d’expert financier, alors que le master de mathématiques ayant les effectifs les plus importants en France est celui de mathématiques financières de Paris 6, si difficile, si théorique mais aux débouchés attractifs… Par ailleurs, la rénovation pédagogique de la fin des années 90 a brutalement remis en cause la place des mathématiques dans l’enseignement scientifique des lycées. Avec à la clé un effondrement de la filière L. Le début du déclin. Premiers symptômes à la fin des années 90 avec l’effondrement des inscriptions à l’université, plus particulièrement en physique-chimie.
Réveil politique
Certitude, la main invisible du marché ne suffira pas à remédier à cette catastrophique situation. Seul un volontarisme politique peut se montrer à la hauteur des enjeux. Revalorisation des enseignants, campagne d’image sur les débouchés réels, éveil des vocations dès le lycée… Un plan à multiples volets s’impose comme la priorité des priorités, afin de redonner ses lettres de noblesse aux fameuses maths et renouer avec l’enthousiasme poétique de Lautréamont : “Arithmétique ! algèbre ! géométrie ! trinité grandiose ! triangle lumineux ! Celui qui ne vous a pas connues est un insensé ! (...)”
L’économie française comptait l’an dernier pas moins de 130000 postes non pourvus dans les filières scientifiques et
techniques