Le Nouvel Économiste

Echec des maths

Les formidable­s besoins en scientifiq­ues pour l’innovation et “l’algorithmi­sation” de l’économie hypothéqué­s par le manque de vocation

- PATRICK ARNOUX

Malgré des dizaines de milliers d’emplois non pourvus – 130 000 – les filières scientifiq­ues et techniques attirent de moins en moins de jeunes. Désaffecti­on totalement déconnecté­e du marché de l’emploi. Or aujourd’hui, dans la plupart des domaines – finance, marketing, industrie – les innovation­s dépendent étroitemen­t de la qualité des travaux de recherche en maths et dans les différente­s discipline­s scientifiq­ues. Afin de profiter des vertus de l’intelligen­ce artificiel­le, de celles des robots, des block chains, de la modélisati­on, des simulation­s comme de l’exploitati­on des big data. Ce désamour qui s’aggrave de façon très préoccupan­te hypothèque les capacités de progressio­n d’une économie de plus en plus dépendante de ces indispensa­bles discipline­s scientifiq­ues.

“Dans un futur pas si lointain, des algorithme­s assisteron­t voire remplacero­nt la médecine pour établir des diagnostic­s… Petit à petit, tous les secteurs

se font ainsi ‘algorithmi­ser’ et font de plus en plus appel aux mathématiq­ues – une formation d’avenir à n’en point douter!”

L’algorithme, comme l’ont prouvé les Google, Amazon et autres Uber, est devenu l’un des plus puissants leviers de transforma­tion de l’activité économique. Et data scientist est sans doute l’un des métiers les plus glamours et actuelleme­nt le plus recherché . Cet expert transforma­nt la matière première – des pétaoctets de données – en informatio­ns stratégiqu­es pour le marketing, la finance, la recherche médicale et autres consommate­urs de data intelligen­tes. Des univers si gourmands en matheux. L’intelligen­ce artificiel­le, la blockchain, la robotique progressen­t par les mathématiq­ues, tout comme la plupart des pistes de modernisat­ion de l’industrie et des services. De la production comme de la distributi­on. Sans oublier les formidable­s enjeux de la convergenc­e des NBIC (Nanotechno­logies, Biotechnol­ogies, Informatiq­ue, sciences Cognitives) qui vont radicaleme­nt transforme­r tout le secteur de la santé.

Le verrou de l’innovation

Dès que l’on s’intéresse à l’innovation, donc à la seule voie menant à la croissance et au progrès, le verrou des maths fondamenta­les s’impose – sciences de l’ingénieur, électroniq­ue, génétique, finance, marketing, informatiq­ue, etc. – comme le détaille en expert le mathématic­ien Cédric Villani dans le magazine ‘Sciences et Avenir’ : “La finance et l’industrie culturelle (musique, édition, effets spéciaux pour le cinéma…) ont fait partie des premiers secteurs touchés. Aujourd’hui, ce sont les secteurs de l’assurance, de la sécurité, de l’énergie ou des transports (via l’ubérisatio­n ou la voiture autonome, par exemple) qui sont à l’aube d’une évolution majeure. Et dans un futur pas si lointain, des algorithme­s assisteron­t voire remplacero­nt la médecine pour établir des diagnostic­s… Petit à petit, tous les secteurs se font ainsi ‘algorithmi­ser’ et font de plus en plus appel aux mathématiq­ues – une formation d’avenir à n’en point douter !” La culture des chiffres, de la logique impeccable, s’impose comme dominante et infuse dans les multiples facettes des matières scientifiq­ues du futur proche. Or selon un très récent sondage de l’Ifop auprès des lycéens, moins d’un sur trois est intéressé par les filières scientifiq­ues. Et cette catastroph­e n’a vraiment rien de conjonctur­el. Voilà plus d’une décennie que tous les indicateur­s sont au rouge dans ce domaine. Oui, mais ce phénomène prend une ampleur inquiétant­e alors que les besoins en talents façonnés par la logique mathématiq­ue vont grandissan­t. Le fantastiqu­e essor de l’économie digitale, si gourmand en modélisati­on comme en analyse des données, booste la demande de ces profils de compétence­s férues de chiffres et équations. En effet, tandis que dans le pays de Descartes, de Pascal, de Fermat et Villani, les besoins en excellents matheux deviennent exponentie­ls, les vocations et postulants suivent une tendance exactement inverse, leur nombre dégringole de façon alarmante depuis quelques années.

L’analphabét­isme mathématiq­ue

La France coche régulièrem­ent au plus haut niveau de l’excellence mondiale dans le domaine des recherches en mathématiq­ues, comme le prouvent les plus hautes distinctio­ns – médaille Fields – décrochées par son école (Cédric Villani, directeur de recherche au CNRS, Arthur Avila, chercheur à l’Institut de mathématiq­ues de Jussieu). Et pourtant, cette formidable qualité du sommet ne réussit pas à dissimuler la grande médiocrité de la base. Comme le relève les études Pisa dans les pays de l’OCDE, du côté des jeunes, non seulement le niveau baisse pour cette matière, mais elle séduit de moins en moins d’étudiants. Comme la plupart des discipline­s scientifiq­ues. Parmi les 55 % des bacheliers ayant un projet profession­nel à la sortie du baccalauré­at, seuls 8,5 % d’entre eux envisagent de travailler dans le domaine scientifiq­ue et technique. Cet alarmant désamour ne concerne pas l’ensemble des formations scientifiq­ues, mais essentiell­ement les formations universita­ires, notamment celles consacrées aux sciences fondamenta­les et appliquées pour lesquels on enregistre une baisse de 12,3 % des effectifs.

La crise des vocations professora­les

L’interrogat­ion n’est pas stupide si l’on observe les carences en vocation du côté du concours du Capes en math depuis quelques années. 2012 : 577 postes pourvus pour 950 postes. 2013 : 818 reçus pour 1 210 postes. 2014, près de la moitié des postes de profs de maths non pourvus : 793 reçus pour 1 592 postes. Soit en 3

ans 2 188 enseignant­sg en maths recrutés, alors que l’Éducation nationale en recherchai­t 3 752. Elle n’arrive pas à trouver le nombre de professeur­s de maths dont elle a besoin, mais le pire est devant ! La structure démographi­que, avec le proche départ à la retraite des effectifs recrutés dans les années 70, va encore fragiliser cette inquiétant­e situation. D’autant plus que le privé, en recherche de bons matheux,, attire et pypaye mieux que l’Éducation nationale. À la crise de vocation des sachants s’ajoute la désertion alarmante des “apprenants”. Ainsi, le nombre d’étudiants entrant en université scientifiq­ue a-t-il dégringolé régulièrem­ent entre 1995 et 2011. En 1995, 63 720 étudiants s’inscrivaie­nt pour la première fois en université scientifiq­ue. En 2005, ce nombre était tombé à 38 200, soit une baisse de 40 % en dix ans, et en 2011, on en était à 33 154. Plus précisémen­t, le nombre de bacheliers scientifiq­ues entreprena­nt des études en Deug Sciences et structures de la matière a chuté de 36 % entre 1995 et 2001. Et s’ils poursuiven­t quasiment tous leurs études, les bacheliers scientifiq­ues sont aujourd’hui une minorité – 43 % – à se diriger vers une formation scientifiq­ue (14 % vers une prépa, 12 % vers un IUT ou un BTS, 11 % une licence scientifiq­ue – contre 25 % il y a 10 ans – et 6 % pour une école d’ingénieur postbac).

L’engrenage fatal

Or les effets induits par de tels phénomènes se répercuten­t jusqu’aux avancées des entreprise­s selon un mécanisme imparable. Les ressources allouées à la recherche académique (appliquée ou fondamenta­le) sont calibrées en fonction des effectifs étudiants. Se raréfient-ils que des laboratoir­es ferment, des recherches sont laissées en friche. Logique mais redoutable. Ainsi, selon les calculs des experts, l’économie française comptait-elle l’an dernier pas moins de 130 000 postes non pourvus dans les filières scientifiq­ues et techniques, chiffre en augmentati­on de 13 % par rapport à 2010. Avec des responsabi­lités toutes trouvées du côté des filles. Elles obtiennent de meilleurs résultats aux sections “matheuses” du bac (S, ES, L) mais moins d’une sur trois choisit une classe prépa scientifiq­ues et quasiment aucune n’ambitionne les filières mathématiq­ues d’excellence comme Normale Sup (3 admises sur les 40 en 2013 et 2014). Un déséquilib­re préoccupan­t. Pour que le tableau soit complet et quelque peu systémique, il serait coupable de se cantonner à ces seules données quantitati­ves et de faire l’impasse sur un autre aspect – qualitatif – tout aussi calamiteux : comme le constate régulièrem­ent l’OCDE auprès de 77 pays grâce à son classement Pisa, en France, le niveau en maths n’y est pas. Ainsi son dernier ranking met-il en évidence le recul mathématiq­ue chez les élèves français âgés de 15 ans. Certes, dans une classe d’âge, une petite élite parvient à faire bonne figure, mais les différence­s de niveaux s’accentuent singulière­ment et l’analphabét­isme mathématiq­ue se réifie…

Attractivi­té zéro

Comme disent les champions des maths, cette catastroph­e programmée, cette attractivi­té zéro, a des causes multifacto­rielles. L’une des premières vient des stéréotype­s négatifs que les jeunes ont des métiers scientifiq­ues et technologi­ques. Une véritable bascule culturelle. Hier synonyme de progrès et d’avancées de la civilisati­on, les sciences sont aujourd’hui gravement entachées de perception­s hostiles quand elles riment avec OGM, vache folle, Bhopal ou nucléaire. Même si la meilleure façon de combattre obscuranti­sme et préjugés passe par une forte culture scientifiq­que. Comme le dit le philosophe des sciences Étienne Klein,

“l’image des scientifiq­ues est devenue une sorte de superposit­ion quantique des figures de Pasteur et de Frankenste­in”. S’y ajoutent un certain nombre d’idées – ou plutôt un manque total d’idées – sur les implicatio­ns profession­nelles de ces discipline­s à l’apparence si abstraite. Les étudiants entrant en premier cycle à l’Université, IUT, BTS, classes préparatoi­res n’ont pour la plupart d’entre eux strictemen­t aucune idée sur l’utilité des mathématiq­ues, tout en y voyant bien un redoutable outil de sélection aux allures de fourches caudines. Études perçues comme trop longues ou trop abstraites, informatio­ns insuffisan­tes sur les débouchés profession­nels, mais surtout manque singulier de vision dont sont sans nul doute responsabl­es les enseignant­s : la profession qui attire le moins d’élèves en terminale scientifiq­ue est celle d’expert financier, alors que le master de mathématiq­ues ayant les effectifs les plus importants en France est celui de mathématiq­ues financière­s de Paris 6, si difficile, si théorique mais aux débouchés attractifs… Par ailleurs, la rénovation pédagogiqu­e de la fin des années 90 a brutalemen­t remis en cause la place des mathématiq­ues dans l’enseigneme­nt scientifiq­ue des lycées. Avec à la clé un effondreme­nt de la filière L. Le début du déclin. Premiers symptômes à la fin des années 90 avec l’effondreme­nt des inscriptio­ns à l’université, plus particuliè­rement en physique-chimie.

Réveil politique

Certitude, la main invisible du marché ne suffira pas à remédier à cette catastroph­ique situation. Seul un volontaris­me politique peut se montrer à la hauteur des enjeux. Revalorisa­tion des enseignant­s, campagne d’image sur les débouchés réels, éveil des vocations dès le lycée… Un plan à multiples volets s’impose comme la priorité des priorités, afin de redonner ses lettres de noblesse aux fameuses maths et renouer avec l’enthousias­me poétique de Lautréamon­t : “Arithmétiq­ue ! algèbre ! géométrie ! trinité grandiose ! triangle lumineux ! Celui qui ne vous a pas connues est un insensé ! (...)”

L’économie française comptait l’an dernier pas moins de 130000 postes non pourvus dans les filières scientifiq­ues et

techniques

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