James Proud
Jeune prodige de la tech
“La Silicon Valley est une bataille d’ego”
Devant des tartines bio hors de prix à San Francisco, le serial entrepreneur de 25 ans nous explique les difficultés de la ‘wearable tech’ et lève un peu plus le voile sur les moeurs professionnels de la Silicon Valley Peut-être est-ce son éducation du sud de Londres qui, avec sa corpulence (bien enveloppée) et ses cheveux ras, lui donne l’arrogance d’un personnage de film de Guy Ritchie. Ou peutêtre parce qu’il est l’un des protégés du suprême anticonformiste de la Silicon Valley, Peter Thiel. Le pari improbable du magnat Peter Thiel sur la victoire de Donald Trump lui a valu un poste dans l’équipe de transition du nouveau président – et une douche froide pour le reste de La Mecque de la technologie. Mais le jeune entrepreneur James Proud ne se soucie pas de ce que “la vallée” pense de lui. Certains notables de la tech avec lesquels je me suis entretenu en privé comparent James Proud, 25 ans, au visionnaire irritable d’Apple, Steve Jobs. Pourtant, malgré la réputation de son moniteur de sommeil Sense, le premier produit de son entreprise Hello, James Proud a déjà fait face à des défis existentiels que la plupart des chefs d’entreprise, dont Steve Jobs, n’ont rencontrés que bien plus tard dans leur carrière. Notamment des pressions de la part d’investisseurs
“La Silicon Valley est
une bataille d’ego”
pour l’obliger à vendre sa société avant même qu’elle ne soit lancée, et des actes de sabotage de la part de gros concurrents. Beaucoup d’entrepreneurs doivent mener ces batailles à un moment donné, mais peu dans la SiliconValley sont prêts à en parler publiquement. James Proud est différent. Néanmoins, il a choisi un endroit typique de San Francisco pour notre déjeuner. Tartine Manufactory est le comble de la boulangerie artisanale, un entrepôt lumineux, bruyant, tout de bois blanc, avec de grandes fenêtres. Lors de précédents passages, j’ai vu des concepteurs d’Apple manger ici. Un des créateurs du site Airbnb a récemment posté une photo de pains de la Tartine Manufactory sur Instagram, avec cette légende : “Si Tesla faisait du pain”. Étrange comme dans un secteur qui peut faire naître des sociétés à plusieurs milliards de dollars avec juste quelques personnes, les informaticiens semblent avoir un faible pour les restaurants aux économies d’échelle délibérément surréalistes. D’où les tranches de pain grillé à 4 dollars de mon café habituel,The Mill, qui moud sa farine sur place, ou la miche de tea bread à 18 dollars ici chez Tartine. “C’est la
gentrification” dit James Proud, alors que nous faisons la queue pour passer commande. Peu de grandes expériences culinaires peuvent se faire à San Francisco sans faire la queue. La “SF-itude” de ce lieu atteint un summum du ridicule lorsqu’une femme passe avec un robot roulant au bout d’une laisse. Alors que nous faisons la queue, je dis au patron d’Hello que la chanson du même nom interprétée par Adele tournait sur la stéréo de mon chauffeur Lyft en arrivant. “C’est de bon augure” dit James Proud de la coïncidence. “C’est une bonne chanson, mais elle a fait du mal à notre SEO pendant quelque temps” ajoute-il. Il fait allusion au référencement de son site qui détermine ce que les gens voient en premier sur Google quand ils tapent “hello”. James Proud est un habitué de Tartine, il y vient environ deux fois par semaine. “Je mélange habituellement le riz au lait avec d’autres choses et j’appelle cela un repas” avance-il. Je veux être aussi coopératif que possible, je suggère donc que nous partagions nos plats. “Je vais faire très simple” répond-il, puis il s’arrête, peut-être devant ma déception. “Je prendrai un peu de votre dessert si vous en prenez un.” Pour accompagner mon smorrebrod à l’avocat (qu’aucun d’entre nous, y compris la serveuse, ne parvient à prononcer) et mon sandwich à la porchetta, je fais appel à mon côté hipster et commande une boisson au citron faite avec un agrume chinois et popularisée par la chef Alice Waters dans les années 1990 dans la baie de San Francisco. James Proud prend un jus d’orange. Personne ne boit d’alcool au déjeuner à San Francisco.
“C’est un festin !”, s’écrie- t- il, lorsque cinq assiettes arrivent à notre box près de la fenêtre. Je précise que son “biscuit” au pepperoni est, pour l’Anglais que je suis, un scone. James Proud confesse qu’il a renoncé il y a quelques années à son anglais britannique. “J’ai changé de registre pour être un peu mieux compris.” Pourtant, cinq ans après avoir déménagé ici, il ne semble pas s’être fondu parmi les indigènes. “L’accent anglais est le seul avantage que j’ai, donc si je le perds, je suis complètement foutu” dit-il en
souriant. Poli mais impatient, James Proud est un mélange d’autodérision britannique et de confiance en soi californienne. Après avoir appris tout seul à programmer à neuf ans, il arpentait à l’adolescence le Twitter des premières heures depuis sa chambre dans la banlieue sud-ouest de Londres, pour “essayer de comprendre la vallée. À l’époque, je ne pensais pas
que j’y serai un jour”. Son passeport pour La Mecque de la technologie arriva en 2011. Peter Thiel, qui avait fait fortune comme premier investisseur de Facebook, montait un programme pour financer des jeunes souhaitant devenir entrepreneurs au lieu d’aller à l’université. James Proud remporta une bourse d’une valeur de 100 000 dollars. Aujourd’hui, il dit ne pas vraiment savoir pourquoi il a été choisi, mais comme Peter Thiel l’a dit au magazine ‘Forbes’ : “James s’est démarqué dès le départ par sa ténacité et sa détermination extrêmes”. Grâce à son réseau, peu de temps après son arrivée, James Proud s’est retrouvé à la fête de l’independence day que donnait le cofondateur de Napster et ancien président de Facebook, Sean Parker, celui dont Justin Timberlake joue le rôle dans le film ‘The Social Network’. “J’avais
réussi à entrer” dit James Proud, souriant de sa
chance. “C’était insensé. J’ai grandi en lisant des articles sur ce type. C’était comme, ‘OK, ne nous faisons pas jeter’.” Au début, la Silicon Valley a semblé accueillir James Proud les bras grands ouverts. Un an après son arrivée à San Francisco, il vendait sa première entreprise, Giglocator, un site de suivi de concerts. Ayant assez d’argent pour lancer de nouvelles affaires, James Proud décida que le meilleur investissement était de rencontrer autant de personnes que possible “et essayer de les convaincre de devenir mes amis. Je suis arrivé avec une vision très idéaliste et rose de la vallée” se souvient-il. Avant même de traverser l’Atlantique, James Proud était attaché à quelque chose de fondamental
pour la Silicon Valley : la “disruption”, mot à la mode couramment associé à ce monde, pourtant moins disrupteur qu’on le croit. À l’instar de Steve Jobs, la plupart préfèrent rester obsessionnel sur le “produit”. Pour eux, la disruption est juste un effet secondaire heureux de l’élaboration de quelque chose que les clients chérissent – et utilisent – autant que ses créateurs. “À 19 ou 20 ans, j’arrive ici et je me dis : ‘OK, je dois juste créer un bon produit, et si je crée un bon produit, c’est tout ce qui comptera’. Mais non. Il y a ces couches profondes de relations,de favoritisme et d’argent dont personne ne parle.” Ici, les gens s’étonnent rarement des énormes sommes jetées dans les start-up par les capitalrisqueurs et les départements de recherche & développement, mais James Proud s’est également rapidement rendu compte que “lorsqu’il y a beaucoup d’argent en jeu, les gens font des
choses assez stupides”. Il décrit l’incident qui a mis fin à sa naïveté. Initialement, il avait investi ses gains de la vente de Giglocator dans Hello pour créer un bracelet de monitoring de santé, et rivaliser avec Fitbit et Jawbone, les deux pionniers californiens de la “tech portable sur soi” [ou ‘wearable’, ndt]. À l’époque, tout était prévu pour en faire un grand succès. Sur le point de lancer la première levée de fonds d’Hello, James Proud, qui avait seulement 21 ans à l’époque, s’est retrouvé au milieu d’une “bataille d’egos de la Silicon Valley”. Un financier connu lui a proposé de l’aider, mais en réalité, selon James Proud, “il tentait de détruire la levée de fonds de l’intérieur”. “Souvent” dit-il de cette période, certaines personnes agissaient “plus comme des trafiquants de drogue qu’autre chose. Ce fut un choc”. James Proud se penche en avant d’un air conspirateur en parlant. Il a picoré dans son riz au lait et son scone savoureux mais n’a rien terminé. J’apprécie mon sandwich au porc, servi sur une assiette Heath Ceramics, encore une marque artisanale dont la boutique est à côté du restaurant Tartine. Sa rencontre avec les ‘gros bras’ de la vallée a peut-être tué ses illusions d’une méritocratie idyllique de la côte Ouest, mais elle ne l’a pas fait dévier de son propre projet. “Si quelqu’un veut vous barrer la route, vous pourriez avoir à lui donner un ‘coup de boule’ pour arriver à vos fins” dit-il. Malgré la mauvaise expérience, Hello a réussi à clore sa première levée de fonds avec quelques millions de dollars de grands noms, dont Dick Costolo, alors patron de Twitter, David Marcus, un ancien de PayPal qui dirige maintenant Facebook Messenger, et Hugo Barra, un cadre dirigeant de Google qui a ensuite rejoint le fabricant de smartphones chinois Xiaomi. Mais la bataille suivante de James Proud a eu lieu contre ces mêmes investisseurs, qui avaient décidé dans un premier temps de soutenir son entreprise de e-santé pour ensuite se demander si son fondateur ne devrait pas se poser des questions sur l’avenir de cette technologie. En 2013, 18 mois avant le lancement d’Apple Watch, James Proud avait tiré ses conclusions : “Je pensais que cette catégorie de produits était vouée à l’échec”. Il décida de faire un moniteur de sommeil mais sans bracelet, qui recueillerait les données d’un capteur fixé à l’oreiller et à un globe rougeoyant sur la table de chevet. Le globe recueillerait des données environnementales comme le bruit, l’humidité, la température et la qualité de l’air qui pourraient avoir un effet sur la qualité de notre repos. Le virage signifiait que James Proud perdait 18 mois de travail sur le bracelet d’Hello. “Le consensus parmi mes investisseurs était ‘vendons la société maintenant et sorrtons alors qu’il y a encore de l’argent’ ” se souvient-il. Mais il a réussi à s’accrocher parce qu’il avait gardé le contrôle de l’entreprise par le même mécanisme qu’utilisent Mark Zuckerberg de Facebook et les fondateurs de Google : les deux classes d’ac-