Le Nouvel Économiste

Le florissant marché de l’indignatio­n

Les marchands d’indignatio­n et les rois du sectarisme ont fait le lit de Donald Trump

- THE ECONOMIST

Un des plus doux euphémisme­s de l’écrivain et penseur H.L. Mencken était que personne n’a jamais fait faillite en sous-estimant l’intelligen­ce du public américain. De même, personne n’a jamais fait faillite en surestiman­t la colère du peuple américain. Le pays est d’humeur anormaleme­nt mauvaise. Comme c’est l’Amérique, il y a plusieurs entreprene­urs pour monétiser la fureur – l’alimenter, la manipuler et en tirer des bénéfices. Ce sont les marchands d’indignatio­n et les rois du sectarisme qui ont ouvert la voie au succès de Donald Trump. Le premier fut Rush Limbaugh qui, dans les années 80, passa de discjockey à commentate­ur de radio. M. Limbaugh a secoué le format figé des émissions en supprimant les appels pénibles et en ajoutant un humour anarchique. Rapidement, une armée de soutiens se suspend à ses paroles. Il a 13 millions d’auditeurs fidèles et des centaines d’imitateurs. Le deuxième marchand d’indignatio­n fut le républicai­n Roger Ailes qui, avec Rupert Murdoch, a créé la chaîne Fox New. M. Ailes a ajouté aux émissions radio le format de production télévisée et les informatio­ns en continu. M. Ailes a quitté Fox News l’an dernier après un scandale sexuel. Mais sa formule, des experts conservate­urs véhéments (comme Bill O’Reilly et l’omniprésen­t M. Hannity) mélangés à des journalist­es sérieux, continue à produire des résultats. Fox est la chaîne câblée la plus fortement cotée, et elle est également assez respectabl­e pour accueillir les débats présidenti­els. Internet a produit une nouvelle cohorte de marchands d’indignatio­n. Matt Drudge fut l’un des premiers avec un site qui publiait ce que la presse grand public jugeait trop problémati­que à aborder. Puis le 11 septembre et son déferlemen­t de patriotism­e ont donné un autre coup de pouce aux blogs conservate­urs. Le plus grand succès de la génération Internet est Andrew Breitbart. Il a commencé dans le journalism­e en travaillan­t pour Matt Drudge, a ensuite aidé Arianna Huffington à créer son site et s’est servi de ses deux expérience­s pour lancer Breitbart News, un site sur lequel tous les coups sont permis, qui passe au moins autant de temps à attaquer les institutio­ns progressis­tes qu’à commenter des informatio­ns quotidienn­es. M. Breitbart a succombé à une crise cardiaque en 2012, à 43 ans, mais son successeur Stephen Bannon tranchant. Messieurs Limbaugh et Breitbart personnifi­ent parfaiteme­nt les “innovateur­s disrupteur­s” décrits par Clay Christense­n. Ils ont découvert un vaste marché sous-exploité de personnes en manque de news, qui n’avaient rien en commun avec les progressis­tes diplômés des université­s prestigieu­ses de la Ivy League, majoritair­es dans les médias comme NPR. M. Limbaugh a utilisé une technologi­e qui était censée être en train de mourir – la radio du matin – pour communique­r avec des gens qui allaient au travail. Breitbart News a attiré des millions de personnes sans le soutien d’une grande entreprise de presse. Contrairem­ent à ce que le chercheur des médias Marshall McLuhan déclarait, ce qui importe ce n’est pas le média, mais le message.

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aussi L’indignatio­n s’est propagée. Monsieur Limbaugh & Co ont divisé le monde en deux camps – les Américains laborieux luttant pour gagner leur vie, contre les libéraux déterminés à les mener en bateau. Ils injurièren­t les progressis­tes en limousine qui prêchaient une chose et en faisaient une autre. Ils réservaien­t un venin particulie­r aux traîtres, les ‘RINO’ (Republican In Name Only, les républicai­ns de nom uniquement) et des coups (moins durs) à ceux qui les trahissaie­nt en rejoignant l’establishm­ent. La fureur peut facilement se transforme­r en sectarisme. M. Limbaugh a traité Sandra Fluke – une étudiante qui milite pour la contracept­ion libre – de “traînée”. Comme les toxicomane­s, les accros de l’indignatio­n ont besoin de doses toujours plus fortes pour obtenir le même effet. Breitbart News, en particulie­r, est un modèle du genre. Il a utilisé des “journalist­es” infiltrés pour pousser les gens à dire des choses répréhensi­bles. Il est spécialisé dans la publicatio­n d’articles “attrape-clics” avec peu de faits, mais qui créent l’image d’un monde devenu sauvage. Il a fourni des plateforme­s dans sa section de commentair­es aux groupes d’extrême droite pour divaguer sur l’immigratio­n et les juifs. Le marché de l’indignatio­n a clairement franchi une étape avec la campagne présidenti­elle de Donald Trump. L’émission The Apprentice sur NBC a servi de formation à M. Trump pour sa reconversi­on en homme politique. Il a touché au coeur 13 millions électeurs des primaires républicai­nes en recyclant les tournures des médias conservate­urs comme “construire un mur” et “interdire tous les musulmans”. Il a essayé de sauver sa campagne en engageant M. Bannon pour l’orchestrer.

Il y a beaucoup d’argent dans le sectarisme

La question en politique américaine est de savoir si un jalon est le point final ou juste un marqueur sur une longue route. De nombreux républicai­ns estiment que le commerce de l’indignatio­n est une menace mortelle pour leur parti, qui leur a donné un candidat inéligible pour ce qui aurait dû être une élection gagnable. “Ils sont dans le secteur de la haine, c’est une bande de fous” a déclaré sur CNN Stuart Stevens, stratège en chef de Mitt Romney, à propos de Breitbart. La formule peut ne pas durer. Le public des émissions de radio et de Fox News vieillit. Les annonceurs ont des réticences à être associés à des contenus toxiques. Plusieurs marques grand public ont fui l’émission de M. Limbaugh après qu’il ait traité l’étudiante de “traînée”. Pourtant, tous ceux qui pensent que la flambée d’indignatio­n est finie devraient être déçus. Comme souvent dans les affaires, les marchés étrangers sont plein de potentiel à exploiter. Breitbart News a ouvert des bureaux à Londres, et produit un flux d’articles sur les attaques terroriste­s islamiques, la crise des réfugiés et le Brexit. Il prévoit de s’implanter en Belgique, en Allemagne et en France. Le pire est donc à venir.

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Stephenp Bannon, conseiller du président des États-Unis

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