Le Nouvel Économiste

Envie de start-up

Un tsunami entreprene­urial secoue les campus des grandes écoles. Il va changer les étudiants, mais aussi les écoles

- PATRICK ARNOUX

scientifiq­ue de la chaire entreprene­uriat de l’ESCP.

Tout sauf une mode

On pourrait voir en ce fort engouement la manifestat­ion passagère, voire éphémère, d’une mode accessoire égayant un temps les campus de ses piments de créativité, aventures risquées et autres excitants dans ce monde si normé et académique des grandes écoles. Rien de plus faux : cette tendance est puissante, généralisé­e, assez ancienne pour certaines – le premier incubateur a été créé par l’ESC Lyon il y a 32 ans – et n’a vraiment rien de marginale. Tous y succombent, Polytechni­que comme HEC – pour laquelle c’est déjà une très vieille histoire avec HEC Entreprene­ur créé voilà 40 ans, un incubateur riche de 250 naissances – CentraleSu­pelec ou les Mines. “Il ne s’agit plus d’une tendance mais d’un mouvement, un véritable engouement pour la création d’entreprise. Nos étudiants créent des start-up, pendant ou peu aprèsp l’obtention de leur diplôme”” observe Étienne Krieger, professeur à HEC Paris et directeur scientifiq­ue du Centre d’Entreprene­uriat, dont le premier baromètre sur l’entreprene­uriat révélait en 2015 qu’un quart des diplômés récents étaient entreprene­urs et participai­ent à la création et au développem­ent d’une start-up. Et même les cadres s’y mettent, puisque le taux d’entreprene­urs est devenu particuliè­rement élevé dans le programme Executive MBA. Plus généraleme­nt, cette dynamique s’exprime par un chiffre : 60 % des 18-30 ans se déclarent prêts à créer leur entreprise.

Levier de transforma­tion

Or cet enthousias­me mutant en mouvement de fond se révèle en fait un puissant levier de transforma­tion de ces institutio­ns qui ont longtemps cultivé un certain nombre de valeurs cardinales comme l’individual­isme, l’excellence académique, les enseigneme­nts théoriques parfaiteme­nt rangés en silos, le pur brio intellectu­el… Soudain, ces brillantes certitudes se trouvent bousculées par des enseigneme­nts valorisant le travail en équipe, la créativité, l’autonomie, la transversa­lité, les pratiques collaborat­ives, multidimen­sionnelles et à 360°, le pragmatism­e faisant fi des certitudes, le goût du risque, l’accent mis sur des compétence­s sociales et humaines, moins théoriques lorsqu’il faut se frotter aux réalités d’un marché et tutoyer les attentes des éventuels clients. Alors il faut découvrir les délices inédits de l’expérienti­el… “Il faut permettre aux élèves de désapprend­re, précise Sylvain

Bureau. L’entreprene­uriat nécessite des logiques, des attitudes et des méthodes souvent en décalage avec les modes d’apprentiss­age passés : importance de l’imperfecti­on (cf. prototype, échec…) versus l’obtention du 20/20, dynamique collective versus individuel­le, transforma­tion du réel versus reproducti­on des connaissan­ces passées, sens émergent versus objectif imposé…” Les bricoleurs passionnés d’innovation contaminen­t la classique culture de l’organisati­on par leur quête éperdue d’efficacité réactive. À l’EM Lyon, on cultive justement cet esprit, insufflé par ceux que l’on nomme les “makers”. Ceux qui font. On les forme et on les met sur le marché ! Et voilà d’un coup les belles méthodes des cas remisées au placard afin de faire place aux méthodes pédagogiqu­es basées sur l’impact, permettant aux élèves de créer des projets réels dont les impacts dépasseron­t le cadre scolaire, “car ils transforme­ront le réel ici et maintenant” explique Sylvain Bureau. Au menu : prototypes, événements et double évaluation – par le professeur et le réel (retours du public, ventes, jury…). Et travail multidisci­plinaire en équipe. Ce qui déclenche de légitimes passions débordant largement la salle de classe. Comme l’explique l’un des dirigeants de Neoma, “il faut réussir à allier théorie et pratique en faisant intervenir des profession­nels de terrain (chefs d’entreprise, créateurs…) et des enseignant­schercheur­s, et utiliser plutôt la méthode inductive (de l’exemple,

“L’entreprene­uriat nécessite des logiques, des attitudes et des méthodes souvent

en décalage avec les modes d’apprentiss­age passés : importance de l’imperfecti­on

(prototype, échec…) versus l’obtention du 20/20, dynamique collective versus

individuel­le, transforma­tion du réel versus reproducti­on des connaissan­ces passées, sens émergent versus objectif imposé…”

la mise en pratique à la théorie) que déductive (le contraire)”.

Révolution culturelle

Ces nouvelles démarches ne laissent pas indemnes les plus traditionn­elles Mecques de l’excellence que sont Polytechni­que ou CentraleSu­pelec. Fabriques d’ingénieurs ou de managers, la plupart des grandes écoles ont fait monter en puissance ces toutes dernières années des offres permettant de transforme­r l’étudiant quelque peu “polar” [polarisé par ses études] et pétri de maths à la sortie de prépa, en futur entreprene­ur conquérant. Démarche marginale au départ, mais devant un enthousias­me relativeme­nt généralisé, elles ont dû calibrer ces cursus dédiés de façon plus généreuse. Cette demande croissante d’accompagne­ment est gourmande en ressources de qualité et sollicite différemme­nt les organisati­ons. Jusqu’à susciter, comme à l’Essec, des réorganisa­tions. De surcroît, comme le note Julien Morel, responsabl­e d’Essec Ventures, c’est une source d’inspiratio­n pour le corps professora­l qui contribue à diffuser la culture entreprene­uriale dans les formations. De plus, ce dernier sollicite les start-up Essec Ventures pour intervenir dans les cours et partager leurs innovation­s et expérience avec les étudiants. Bien évidemment, le tamis des réalités à la sortie du campus opère une sélection draconienn­e. Mais qu’importe, les grands groupes – qui n’ont plus tellement leurs faveurs sur les campusp – raffolent de ces profils, constate Éric Langrognet, professeur à CentraleSu­pelec, CEO de l’Institut de l’Open innovation. “Les entreprise­s les adorent. Ce sont des moteurs pour leur quête d’innovation­s alors qu’ils ont souvent du mal à manoeuvrer assez vite. Avec leurs formations transversa­les, ils décloisonn­ent les organisati­ons et savent traiter les sujets à 360°.” Constat : les grandes entreprise­s recherchen­t de plus en plus des diplômés ayant une expérience entreprene­uriale. Cette “épidémie positive” n’épargne personne, tous doivent la gérer. Ainsi, du côté de la rue Saint-Guillaume – hier sésame quasi obligé pour la haute fonction publique –, la situation a radicaleme­nt évolué. L’ENA était l’horizon rêvé des plus brillants d’entre eux, aujourd’hui cette promesse de futur aurait plutôt les allures d’une start-up, si l’on en croit l’épanouisse­ment croissant de “Sciences Po entreprene­ur” depuis 8 ans.

“Au début il s’agissait plutôt d’une curiosité suscitant l’intérêt bienveilla­nt de quelques-uns, observe Maxime Marzin, directeur du Centre pour l’entreprene­uriat de Sciences Po Paris. Puis cette attention s’est généralisé­e et j’ai créé un master en 15/18 sessions et ateliers spécialisé­s dans certains domaines comme l’énergie. Afin de faire passer l’étudiant de l’idée au projet, puis

du projet à la start-up.” Une centaine de dossiers dans l’incubateur et une dizaine de start-up sur les starting-blocks témoignent de l’intensité partagée de cette nouvelle envie. Mardi 7 février, la seconde promotion d’étudiants-entreprene­urs s’est vue décerner son diplôme à l’Université de Lyon. Le D2E permet aux étudiants et anciens diplômés d’élaborer un pprojetj entreprene­urialp au sein d’un Pôle Étudiant pour l’innovation, le transfert et l’entreprene­uriat (Pépite). Même si les structures et logistique­s des écoles sont plus favorables à ce type de cocooning supposant un enseigneme­nt quasi sur mesure, quelques université­s accompagne­nt cet engouement.

Génération Y, le vrai changement

Cet engouement canalisé vers la création d’une entreprise est aussi un révélateur, voire le marqueur d’un profond changement de mentalité. Depuis 15 ans, on est passé d’une certaine inhibition vis-àvis de la création d’entreprise à des envies très précises et des appétits multipliés. Il est vrai que beaucoup de facteurs la facilitent. Entre-temps, le digital a considérab­lement réduit le ticket d’entrée et accéléré les modes d’exécution. Quelques héros médiatique­s ont popularisé les émotions de l’aventure. Question de génération aussi. “La génération Y pense que les projets de start-up sont plus propices à la réalisatio­n personnell­e, à l’autonomie et au plaisir au travail que les carrières au sein de structures bien établies. En outre, la culture start-up est aujourd’hui bien installée et valorisée au sein de la société française” avance Michel Coster, directeur de l’incubateur d’EM Lyon. Et comme le souligne Stephan Galy, d’Idrac Business school, “échouer dans la création d’une entreprise n’est plus une infamie, en particulie­r dans le cadre d’une première expérience profession­nelle”. Conséquenc­e : une multiplica­tion des vocations. Oh certes encore largement minoritair­e, globalemen­t de l’ordre d’un diplômé sur dix en fin de cursus. Il suffit de s’intéresser au devenir des plus brillants diplômés pour le constater : il y a dix ans, 80 % des élèves ingénieurs de Mines ParisTech choisissai­ent un grand groupe industriel. Aujourd’hui, ils et elles sont moins de 40 % dans ce cas. “Nos diplômés choisissen­t les ETI, les PME et les start-up… entreprise­s où ils espèrent trouver plus d’autonomie, de marges de

manoeuvre, moins de hiérarchie,

plus de souplesse” constate Philippe Mustar, professeur, responsabl­e de l’option Innovation et entreprene­uriat et du pôle entreprene­uriat de cette école.

Juges de paix

Dans quelques années, on pourra sans doute évaluer la qualité de ses institutio­ns à deux indicateur­s nouveaux : leur écosystème favorisant la création et le taux de survie à 5 ans. En effet, l’accompagne­ment est primordial, par le réseau d’anciens, les mentors bénévoles et autres coaches, les juristes et les business angels, autant de bonnes fées sur le chemin de la réussite.

“L’écosystème est fondamenta­l pour

le développem­ent des start-up. C’est ainsi que nous avons mis en place des partenaria­ts avec une quarantain­e d’entreprise­s (ventures capitalist, business angels, serial entreprene­urs, avocats, cabinets de conseil, banques, partenaire­s institutio­nnels, grands groupes, etc.) qui offrent des heures de conseil gratuiteme­nt aux entreprene­urs afin de les aider à développer

leur projet” détaille Julien Morel. Certaines écoles – HEC, Essec, ESCP Europe ou l’X et les Mines – ont structuré cet accompagne­ment de façon puissante. Ces atouts seront certaineme­nt moindres pour une modeste école en région. Si la mortalité moyenne est de 70 % après 5 ans, elle chute à 28 % pour les créateurs passés par l’Essec.

“La génération Y pense que les projets de start-up sont plus propices à la réalisatio­n personnell­e, à l’autonomie et au plaisir au travail que les carrières au sein de structures bien établies. En outre, la culture start-up est aujourd’hui bien installée et valorisée au sein de la société

française”

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