Envie de start-up
Un tsunami entrepreneurial secoue les campus des grandes écoles. Il va changer les étudiants, mais aussi les écoles
scientifique de la chaire entrepreneuriat de l’ESCP.
Tout sauf une mode
On pourrait voir en ce fort engouement la manifestation passagère, voire éphémère, d’une mode accessoire égayant un temps les campus de ses piments de créativité, aventures risquées et autres excitants dans ce monde si normé et académique des grandes écoles. Rien de plus faux : cette tendance est puissante, généralisée, assez ancienne pour certaines – le premier incubateur a été créé par l’ESC Lyon il y a 32 ans – et n’a vraiment rien de marginale. Tous y succombent, Polytechnique comme HEC – pour laquelle c’est déjà une très vieille histoire avec HEC Entrepreneur créé voilà 40 ans, un incubateur riche de 250 naissances – CentraleSupelec ou les Mines. “Il ne s’agit plus d’une tendance mais d’un mouvement, un véritable engouement pour la création d’entreprise. Nos étudiants créent des start-up, pendant ou peu aprèsp l’obtention de leur diplôme”” observe Étienne Krieger, professeur à HEC Paris et directeur scientifique du Centre d’Entrepreneuriat, dont le premier baromètre sur l’entrepreneuriat révélait en 2015 qu’un quart des diplômés récents étaient entrepreneurs et participaient à la création et au développement d’une start-up. Et même les cadres s’y mettent, puisque le taux d’entrepreneurs est devenu particulièrement élevé dans le programme Executive MBA. Plus généralement, cette dynamique s’exprime par un chiffre : 60 % des 18-30 ans se déclarent prêts à créer leur entreprise.
Levier de transformation
Or cet enthousiasme mutant en mouvement de fond se révèle en fait un puissant levier de transformation de ces institutions qui ont longtemps cultivé un certain nombre de valeurs cardinales comme l’individualisme, l’excellence académique, les enseignements théoriques parfaitement rangés en silos, le pur brio intellectuel… Soudain, ces brillantes certitudes se trouvent bousculées par des enseignements valorisant le travail en équipe, la créativité, l’autonomie, la transversalité, les pratiques collaboratives, multidimensionnelles et à 360°, le pragmatisme faisant fi des certitudes, le goût du risque, l’accent mis sur des compétences sociales et humaines, moins théoriques lorsqu’il faut se frotter aux réalités d’un marché et tutoyer les attentes des éventuels clients. Alors il faut découvrir les délices inédits de l’expérientiel… “Il faut permettre aux élèves de désapprendre, précise Sylvain
Bureau. L’entrepreneuriat nécessite des logiques, des attitudes et des méthodes souvent en décalage avec les modes d’apprentissage passés : importance de l’imperfection (cf. prototype, échec…) versus l’obtention du 20/20, dynamique collective versus individuelle, transformation du réel versus reproduction des connaissances passées, sens émergent versus objectif imposé…” Les bricoleurs passionnés d’innovation contaminent la classique culture de l’organisation par leur quête éperdue d’efficacité réactive. À l’EM Lyon, on cultive justement cet esprit, insufflé par ceux que l’on nomme les “makers”. Ceux qui font. On les forme et on les met sur le marché ! Et voilà d’un coup les belles méthodes des cas remisées au placard afin de faire place aux méthodes pédagogiques basées sur l’impact, permettant aux élèves de créer des projets réels dont les impacts dépasseront le cadre scolaire, “car ils transformeront le réel ici et maintenant” explique Sylvain Bureau. Au menu : prototypes, événements et double évaluation – par le professeur et le réel (retours du public, ventes, jury…). Et travail multidisciplinaire en équipe. Ce qui déclenche de légitimes passions débordant largement la salle de classe. Comme l’explique l’un des dirigeants de Neoma, “il faut réussir à allier théorie et pratique en faisant intervenir des professionnels de terrain (chefs d’entreprise, créateurs…) et des enseignantschercheurs, et utiliser plutôt la méthode inductive (de l’exemple,
“L’entrepreneuriat nécessite des logiques, des attitudes et des méthodes souvent
en décalage avec les modes d’apprentissage passés : importance de l’imperfection
(prototype, échec…) versus l’obtention du 20/20, dynamique collective versus
individuelle, transformation du réel versus reproduction des connaissances passées, sens émergent versus objectif imposé…”
la mise en pratique à la théorie) que déductive (le contraire)”.
Révolution culturelle
Ces nouvelles démarches ne laissent pas indemnes les plus traditionnelles Mecques de l’excellence que sont Polytechnique ou CentraleSupelec. Fabriques d’ingénieurs ou de managers, la plupart des grandes écoles ont fait monter en puissance ces toutes dernières années des offres permettant de transformer l’étudiant quelque peu “polar” [polarisé par ses études] et pétri de maths à la sortie de prépa, en futur entrepreneur conquérant. Démarche marginale au départ, mais devant un enthousiasme relativement généralisé, elles ont dû calibrer ces cursus dédiés de façon plus généreuse. Cette demande croissante d’accompagnement est gourmande en ressources de qualité et sollicite différemment les organisations. Jusqu’à susciter, comme à l’Essec, des réorganisations. De surcroît, comme le note Julien Morel, responsable d’Essec Ventures, c’est une source d’inspiration pour le corps professoral qui contribue à diffuser la culture entrepreneuriale dans les formations. De plus, ce dernier sollicite les start-up Essec Ventures pour intervenir dans les cours et partager leurs innovations et expérience avec les étudiants. Bien évidemment, le tamis des réalités à la sortie du campus opère une sélection draconienne. Mais qu’importe, les grands groupes – qui n’ont plus tellement leurs faveurs sur les campusp – raffolent de ces profils, constate Éric Langrognet, professeur à CentraleSupelec, CEO de l’Institut de l’Open innovation. “Les entreprises les adorent. Ce sont des moteurs pour leur quête d’innovations alors qu’ils ont souvent du mal à manoeuvrer assez vite. Avec leurs formations transversales, ils décloisonnent les organisations et savent traiter les sujets à 360°.” Constat : les grandes entreprises recherchent de plus en plus des diplômés ayant une expérience entrepreneuriale. Cette “épidémie positive” n’épargne personne, tous doivent la gérer. Ainsi, du côté de la rue Saint-Guillaume – hier sésame quasi obligé pour la haute fonction publique –, la situation a radicalement évolué. L’ENA était l’horizon rêvé des plus brillants d’entre eux, aujourd’hui cette promesse de futur aurait plutôt les allures d’une start-up, si l’on en croit l’épanouissement croissant de “Sciences Po entrepreneur” depuis 8 ans.
“Au début il s’agissait plutôt d’une curiosité suscitant l’intérêt bienveillant de quelques-uns, observe Maxime Marzin, directeur du Centre pour l’entrepreneuriat de Sciences Po Paris. Puis cette attention s’est généralisée et j’ai créé un master en 15/18 sessions et ateliers spécialisés dans certains domaines comme l’énergie. Afin de faire passer l’étudiant de l’idée au projet, puis
du projet à la start-up.” Une centaine de dossiers dans l’incubateur et une dizaine de start-up sur les starting-blocks témoignent de l’intensité partagée de cette nouvelle envie. Mardi 7 février, la seconde promotion d’étudiants-entrepreneurs s’est vue décerner son diplôme à l’Université de Lyon. Le D2E permet aux étudiants et anciens diplômés d’élaborer un pprojetj entrepreneurialp au sein d’un Pôle Étudiant pour l’innovation, le transfert et l’entrepreneuriat (Pépite). Même si les structures et logistiques des écoles sont plus favorables à ce type de cocooning supposant un enseignement quasi sur mesure, quelques universités accompagnent cet engouement.
Génération Y, le vrai changement
Cet engouement canalisé vers la création d’une entreprise est aussi un révélateur, voire le marqueur d’un profond changement de mentalité. Depuis 15 ans, on est passé d’une certaine inhibition vis-àvis de la création d’entreprise à des envies très précises et des appétits multipliés. Il est vrai que beaucoup de facteurs la facilitent. Entre-temps, le digital a considérablement réduit le ticket d’entrée et accéléré les modes d’exécution. Quelques héros médiatiques ont popularisé les émotions de l’aventure. Question de génération aussi. “La génération Y pense que les projets de start-up sont plus propices à la réalisation personnelle, à l’autonomie et au plaisir au travail que les carrières au sein de structures bien établies. En outre, la culture start-up est aujourd’hui bien installée et valorisée au sein de la société française” avance Michel Coster, directeur de l’incubateur d’EM Lyon. Et comme le souligne Stephan Galy, d’Idrac Business school, “échouer dans la création d’une entreprise n’est plus une infamie, en particulier dans le cadre d’une première expérience professionnelle”. Conséquence : une multiplication des vocations. Oh certes encore largement minoritaire, globalement de l’ordre d’un diplômé sur dix en fin de cursus. Il suffit de s’intéresser au devenir des plus brillants diplômés pour le constater : il y a dix ans, 80 % des élèves ingénieurs de Mines ParisTech choisissaient un grand groupe industriel. Aujourd’hui, ils et elles sont moins de 40 % dans ce cas. “Nos diplômés choisissent les ETI, les PME et les start-up… entreprises où ils espèrent trouver plus d’autonomie, de marges de
manoeuvre, moins de hiérarchie,
plus de souplesse” constate Philippe Mustar, professeur, responsable de l’option Innovation et entrepreneuriat et du pôle entrepreneuriat de cette école.
Juges de paix
Dans quelques années, on pourra sans doute évaluer la qualité de ses institutions à deux indicateurs nouveaux : leur écosystème favorisant la création et le taux de survie à 5 ans. En effet, l’accompagnement est primordial, par le réseau d’anciens, les mentors bénévoles et autres coaches, les juristes et les business angels, autant de bonnes fées sur le chemin de la réussite.
“L’écosystème est fondamental pour
le développement des start-up. C’est ainsi que nous avons mis en place des partenariats avec une quarantaine d’entreprises (ventures capitalist, business angels, serial entrepreneurs, avocats, cabinets de conseil, banques, partenaires institutionnels, grands groupes, etc.) qui offrent des heures de conseil gratuitement aux entrepreneurs afin de les aider à développer
leur projet” détaille Julien Morel. Certaines écoles – HEC, Essec, ESCP Europe ou l’X et les Mines – ont structuré cet accompagnement de façon puissante. Ces atouts seront certainement moindres pour une modeste école en région. Si la mortalité moyenne est de 70 % après 5 ans, elle chute à 28 % pour les créateurs passés par l’Essec.
“La génération Y pense que les projets de start-up sont plus propices à la réalisation personnelle, à l’autonomie et au plaisir au travail que les carrières au sein de structures bien établies. En outre, la culture start-up est aujourd’hui bien installée et valorisée au sein de la société
française”