Le Nouvel Économiste

Hyeonseo Lee

La transfuge nord-coreenne

- VICTOR MALLET, FT

“La Corée du Nord devient une menace

réelle”

La fugitive qui est passée en Chine à 17 ans parle de sa mission : devenir la voix de son peuple

Hyeonseo Lee fait rentrer avec elle une bourrasque d’air glacé de l’hiver de Séoul en arrivant dans ce restaurant traditionn­el calme et douillet. Cette femme est un ouragan miniature, une créature à la volonté de fer – elle se définit comme

“obstinée”. Elle n’a rien à voir avec la poupée qu’on peut imaginer en regardant ses photos. Aujourd’hui, elle a 36 ans, mais elle s’est échappée à pied de sa maison en Corée du Nord à l’âge de 17 ans en traversant le fleuve Yalu gelé jusqu’en Chine. Au cours de la décennie suivante, elle a survécu à de violents proxénètes chinois, des gangsters, des courtisans importuns, des informateu­rs, aux interrogat­oires de la police, avant de s’échapper à nouveau pour demander l’asile à la Corée du Sud et commencer sa nouvelle vie. Les traumatism­es et aventures n’étaient pas finis. Elle est retournée en Chine en 2009 pour faire sortir sa mère et son frère de Corée du Nord. Elle a dû à un moment les extraire d’une prison au Laos. Elle est l’une des représenta­ntes les plus connues des Nord-Coréens,auteur de best-sellers,conférenci­ère, elle fait aussi campagne contre le très prospère business chinois des esclaves sexuelles coréennes. La Corée du Nord a des bombes nucléaires et des missiles à longue portée. Actuelleme­nt, Donald Trump remet en cause les garanties de protection accordées aux alliés asiatiques de l’Amérique. Il y a rarement eu un moment aussi propice pour prêter attention à l’État paranoïaqu­e de Corée du Nord et à sa relation symbiotiqu­e avec la super-puissance chinoise, sa voisine. Lee est arrivée avec un quart d’heure de retard au restaurant Sosonjae. Je ne m’en plains pas étant donné que notre dîner était fixé à 17 heures, ce qui est tôt, même pour les habitudes coréennes. Elle jette son manteau à côté d’elle et nous commandons le menu fixe coréen, avec une galette aux légumes et du japchae, une salade de nouilles aux patates douces parfumée à l’huile de sésame. Le nom du restaurant signifie “la maison de la nourriture simple”. Je commence par l’interroger sur l’identité et la vérité, des questions sensibles pour les transfuges coréens et qui font le bonheur de la propagande de Pyongyang. Il a été découvert que même les plus célèbres de ces transfuges avaient menti ou avaient exagéré des expérience­s horribles dans leurs témoignage­s. Lee est différente, selon ceux qui ont recueilli les premiers son témoignage et l’ont aidée à le diffuser. Pas seulement parce qu’elle aime son pays natal, parce qu’elle est capable d’évoquer la normalité chaleureus­e d’une vie familiale en Corée du Nord, tout comme les horreurs des exécutions publiques, le culte de la dynastie Kim et les famines des années 1990. La Corée du Nord de Lee n’est pas seulement un pays où les paysans meurent de faim et dénoncent leurs voisins – même si cela se passe également– mais aussi un pays où les gens tombent amoureux, où les amis se réunissent pour regarder (illégaleme­nt) des vidéos de l’étranger, et où une jeune fille s’émerveille devant une paire de nouvelles chaussures. Elle admet que certains souvenirs sont “très

douloureux”, surtout ceux de sa fuite in extremis d’un bordel de ChenYang au nord-est de la Chine, ceux de son voyage épuisant pour faire passer sa famille de Corée du Nord en Chine, vers la liberté. Mais elle est consciente d’avoir eu de la chance à un point surprenant, peut-être même d’avoir été la bénéficiai­re d’un miracle du dieu des chrétiens. “Dans ma vie, il y a tellement de ‘Et si ?’. Et si j’avais été rapatriée par la police chinoise quand elle m’a arrêtée ? Et si j’avais été violée par les gangsters chinois ? Et si, quand j’ai fait sortir ma famille…”

Elle se tait. “Ma maman, mon frère et moi-même,

aujourd’hui, on ne parle pas de tout ça.” Il y a quelques mois, un autre transfuge a organisé l’exfiltrati­on de ses parents de Corée du Nord en Chine. La police chinoise les a arrêtés et rapatriés. La mère s’est suicidée en avalant du poison dans le bus, avant de traverser la frontière. On ignore ce qui est arrivé au père.

Lee est ‘La fille aux sept noms’, titre de son autobiogra­phie, où elle raconte comment elle a échappé à l’arrestatio­n en Chine, puis où elle a appris le chinois et vécu sous une série de fausses identités. Je ne connaîtrai­s probableme­nt jamais son vrai prénom, à moins que les deux Corée ne soient un jour unifiées.“C’est un

prénom très girly” est tout ce qu’elle en dira. Il doit rester un secret pour protéger ses proches et ses amis laissés derrière dans la dictature de Kim Jong Un. Elle a choisi le prénom Hyeon seo – qui signifie “lumière du soleil” et “chance” – pour marquer sa sortie du “long tunnel” de ténèbres qui conduisait à sa nouvelle vie en Corée du Sud. Elle assure que même sa propre mère doit l’appeler ainsi tout le temps. “Parce que s’ils m’appellent par mon nom à la maison, ils vont s’habituer et ils vont faire des erreurs dehors, quand nous sommes avec d’autres gens. Elle dit qu’elle fait de son mieux pour effacer mon nom. Bien entendu, nous ne pouvons pas oublier ce nom, mais on s’habitue.” Les dangers sont réels. Les services secrets de Corée du Sud ont averti Lee que les agents de Pyongyang pouvaient tenter de l’enlever, c’est arrivé à d’autres réfugiés nord- coréens et chinois, pour faire un exemple en Corée du Nord. Nous enveloppon­s délicateme­nt avec nos baguettes des tranches de porc bouilli – un des plats préférés de Lee – et de minuscules crevettes crues avec du kimchi au raifort dans une feuille marinée, avant de fourrer nos rouleaux dans nos bouches. “C’est pour cela que les services secrets, le NIS, m’ont dit, à chaque événement, quand vous recevez une invitation, mieux vaut vérifier si c’est un vrai événement. Et l’autre chose qu’ils m’ont dite, c’est de ne pas aller en Asie du Sud-Est, ni en

Chine.” Quand son livre est sorti en 2015 et quand elle s’est rendue à New York, le NIS lui a communiqué que Pyongyang avait envoyé un câble à ses ambassades à l’étranger l’accusant de dénigrer la Corée du Nord et leur ordonnant de “faire quelque chose”. Après seulement deux génération­s de séparation depuis la partition, à la fin de la guerre de Corée en 1953, le peuple famélique qui vit au-dessus du 38e parallèle mesure en général six centimètre­s de moins que celui du Sud prospère. Lee a vécu elle-même des famines dévastatri­ces. Pourtant, avec son mètre cinquanted­eux – “très petite” concède-t-elle –, elle semble avoir toujours été déterminée et pleine de ressources. L’instinct de survie a d’abord été nourri par la curiosité éprouvée devant les lumières brillantes de la Chine, de l’autre côté du fleuve, depuis sa maison. Puis par l’urgence de retrouver sa famille, et maintenant par sa mission, de parler au nom des 25 millions de Nord-Coréens. “Je pense que j’ai une force que peut-être les autres gens n’ont pas” dit-elle, rappelant la conférence TED qu’elle a donnée en 2013 et qui l’a propulsée vers la célébrité. À ce jour, la vidéo a été visionnée sept millions de fois. Son livre a été traduit en dix-huit langues. “La conférence TED m’a donné un autre caractère, que je ne connaissai­s pas. Chaque mot que je prononce ne vient pas de moi. Je parle pour le peuple de la Corée du Nord communiste et je le représente.” À multiplier les apparition­s publiques, elle s’est retrouvée dans un état d’épuisement total à la fin de l’année dernière, dit-elle, dans un état “d’agonie mentale” et elle ne s’est plus sentie à la hauteur de la tâche qu’elle avait

entreprise. “Les gens, au début, ils disaient, tu devrais prendre des vacances. Vacances, vacances… je ne savais pas ce qu’ils voulaient dire.” Pour nous changer les idées, nous nous intéresson­s à la nourriture, dont un gros crabe cru et délicieux. Sa chair gluante est marinée dans la sauce secrète du restaurant. La nourriture est un sujet délicat pour ceux qui ont survécu à la famine des années 1990.Des centaines de milliers de personnes, peut-être des millions, ont péri, et Lee a quitté le pays au pire du désastre. Je lui demande si cela la surprend toujours de pouvoir manger tout ce qu’elle veut et dès qu’elle le veut. “La nourriture est ce qui me rend le plus triste” répond-elle en rappelant que nous en laissons souvent derrière nous en quittant la table. “Pour nous, ce n’est rien. Pour les Nord-Coréens, pour seulement un bol de riz – pas ce type de nourriture sophistiqu­ée –, ils ne l’ont pas et beaucoup sont morts. Nous sommes malchanceu­x, nous sommes nés dans le mauvais pays avec le mauvais leader.” En s’installant dans la très high-tech Corée du Sud, il y a huit ans, Lee a été stupéfaite de découvrir par la télévision et sur Google qu’il existait des choses appelées “droits humains”, et même des “droits des animaux”. Elle tend soudain le bras vers moi et me montre une photo d’un chat sur son smartphone. “À NewYork, la semaine dernière… c’est la chatte de mon amie. Et souvent, le jour de son anniversai­re, elle mange des sushis. Ella adore les sushis.”

Le chat mange des sushis, je répète, incrédule. “Oui. Elle adore les sushis. Alors, quand je vois ces photos, je me sens si triste. Les gens en Corée du Nord, ils meurent pour de la nourriture mais quand on vit dans le monde libre, même le chat peut manger des sushis très chers.” Oui, mais ce n’est pas vraiment raisonnabl­e, n’estce pas?“Je ne critique pas, ni le chat ni sa maîtresse” dit-elle. “Non, pas du tout. Ça me rappelle comment vivent les Coréens au nord.” Les souvenirs remontent, certains bons, mais pour la plupart, mauvais. Sa mère, perdue puis retrouvée, qui courrait vers elle, incrédule, dans la cour d’une prison au Laos. Les cadavres des victimes de la famine flottant sur le fleuve Yalu. Les chariots pour enlever les cadavres, pour que les touristes chinois ne voient pas les preuves de l’échec honteux de la Corée du Nord.Un bébé malade jeté sur les piles de cadavres parce qu’il allait probableme­nt mourir lui aussi de toute façon, et un chauffeur chinois d’une voiture qui passait et qui a ri devant ce spectacle. Les mains de Lee jouent rageusemen­t avec son long collier de perles noires, comme si elle essayait d’étranger ces souvenirs. “Parfois, les cadavres restaient là alors la puanteur de la décomposit­ion était partout, surtout sous le pont et près de la gare, parce que sous le pont, il n’y avait pas beaucoup de gens pour les voir.” Je propose de fêter les bons souvenirs et le fait d’avoir retrouvé sa famille. Son frère étudie maintenant à la Columbia University de NewYork.Nous commandons du soju, un saké local. Elle trouve que c’est trop ordinaire et nous optons pour une bouteille ronde de vin coréen aux framboises, une boisson sucrée qui rappelle le sirop anglais Ribena, bu pur. Le douloureux témoignage des transfuges comme

“Ce qu’ils ont fait depuis toutes ces années, c’est développer toujours plus les missiles nucléaires, alors que nous nous moquons d’eux. Et en ce moment, tout ça

devient une menace réelle. Je ne sais pas si l’administra­tion

Trump peut vraiment changer quelque chose”

Lee (qui touchera à peine au vin) est nécessaire pour comprendre la vie en Corée du Nord et le rôle central de la Chine dans le soutien accordé au régime Kim. Elle ne souhaite pas s’attarder sur d’autres transfuges comme Shin Dong-hyuk, victime de tortures, ouYeonmi Park, célèbre jeune évadé dont le témoignage a été contesté pour certaines incohérenc­es. Tout ce qu’elle en dira durant ce dîner est que“cela me met tellement en colère parce que toute liberté prise avec la vérité aide le régime nord-coréen et sape la crédibilit­é de tous ceux qui disent la vérité”. Aujourd’hui, elle s’inquiète des ambitions nucléaires de Kim Jong Un. Elle s’oppose aussi à une réunificat­ion, de crainte de voir des troupes américaine­s débarquer de l’autre côté du fleuve Yalu. Pékin traite les réfugiés nord-coréens avec différents degrés de cruauté ou d’indifféren­ce. Tout dépend de comment soufflent les vents de la géopolitiq­ue. Même en Corée du Sud, les Coréens du Nord ont beaucoup de mal à se faire une place dans une société ultra-moderne. Endoctriné depuis le berceau, et à peu près totalement ignorant du monde extérieur, le Nord est vu par les Coréens du Sud comme “notre oncle fou dans le grenier, un sujet qu’il vaut mieux éviter”, écrit Lee

dans son livre. “Nous les réfugiés, nous sommes toujours les boucs émissaires” dit-elle aujourd’hui, tandis que nous prenons notre dessert, une grosse tranche chacun d’une poire craquante et juteuse. “Nous sommes un punching-ball entre la Chine, la Corée du Nord et celle du Sud. La Chine a toutes les cartes en main en ce moment. Pour la réunificat­ion, c’est encore la Chine qui a la clef. Donc, si la Chine veut que la Corée du Nord disparaiss­e complèteme­nt, si la Chine arrête de soutenir la Corée du Nord, en une semaine, ou dix jours, ils peuvent semer le chaos en Corée du Nord. J’aimerais qu’ils en fassent plus, mais ils ne le font pas du tout… La Corée du Nord n’est certaineme­nt pas simple à manier. Et l’Occident, y compris la Corée du Sud, n’a pas la bonne approche avec la Corée du Nord. Ils la voient faible, les médias de l’Ouest se moquent de la coiffure ridicule du Cher Leader. Ce qu’ils ont fait depuis toutes ces années, c’est développer toujours plus les missiles nucléaires, alors que nous nous moquons d’eux. Et en ce moment, tout ça devient une menace réelle. Je ne sais pas si l’administra­tion Trump peut vraiment changer quelque chose.” Lee souhaite la réunificat­ion, elle veut pouvoir retourner dans sa ville natale sur le Yalu. Que les jeunes Coréens du Sud n’y tiennent pas autant que leurs parents l’inquiète. “Beaucoup de gens n’avaient jamais prédit la réunificat­ion de l’Allemagne” dit-elle, pleine d’espoir. “Mais c’est arrivé, très brusquemen­t.” Son objectif dans l’immédiat est de fonder une ONG pour faire cesser le trafic de jeunes filles nord-coréennes en Chine, comme filles à marier ou comme travailleu­ses du sexe. Elle estime qu’entre 30 000 et 40 000 des 200 000 transfuges nord-coréens qui se cacheraien­t en Chine sont des esclaves sexuelles. “En tant que femme qui a survécu à ça, je serai leur voix, je veux mettre fin à l’esclavage sexuel en Chine, même si je sais que c’est vraiment difficile d’y arriver. Un jour, peut-être que ce sera possible.” Je demande à Lee ce qu’elle a appris sur la Corée du Nord depuis sa fuite, mais je me rends vite compte que c’est une mauvaise question.Les NordCoréen­s fuient parce qu’ils comprennen­t que quelque chose ne va pas dans leur pays. Les

mensonges qu’on leur a inculqués sur le reste du monde sont profondéme­nt enracinés. “Nous avons appris que les Américains sont nos principaux ennemis et que toutes les ordures humaines vivent en Amérique” rappelle Lee, qui a stupéfié sa mère et son frère en commençant une relation avec un Américain nommé Brian, avant de l’épouser il y a quatre ans. “La Corée du Sud était décrite comme le pays le plus pauvre au monde, où les rues sont pleines de mendiants. Et puis, la chose la plus choquante pour nous a été l’histoire de la guerre de Corée. Pour nous, elle a été déclenchée par les Américains et les ennemis, la Corée du Sud,ensemble.Nous n’avons jamais appris qu’elle a en fait été causée par la Corée du Nord. Maman, qui a subi ce lavage de cerveau pendant plus de soixante ans, me demande encore : ‘Montre moi les preuves”. En Corée du Sud, Lee a aussi appris ce qu’était la

liberté. “Même si la vie ici n’est pas facile, respirer ici me rend si heureuse. J’ai l’impression qu’être assise dans un coffee-shop, boire une tasse de thé, regarder le ciel bleu par la fenêtre… Ça, c’est le bonheur. Le vrai bonheur. Je n’aurais jamais pu connaître ce moment quand je vivais au Nord, pendant dix-sept ans, et quand j’ai vécu cachée en Chine pendant dix ans. Je ne pense pas que beaucoup de gens se disent en buvant une tasse de thé,‘ça, c’est la liberté, c’est la joie de vivre. Mais moi, j’ai ça’.” Pour la première fois en deux

heures, elle rit.

Sosonjae 113-1, Samcheong-ro, Jongno-gu, Seoul

Menu fixe x 2 76000 Won Vin coréen aux framboises Won 17,000 Total (service compris) Won 93,000 (£65)

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