Le Nouvel Économiste

Fahad Albutairi Humoriste Saoudien

“Dans le Golfe, nous sommes des fauteurs de trouble”

- ERIKA SOLOMON, FT

‘Le Seinfeld saoudien’ parle des risques de l’humour en Arabie saoudite et raconte des blagues sur les blondes texanes

Alors que je me prépare à aller déjeuner avec l’humoriste saoudien Fahad Albutairi, mon téléphone géolocalis­e le restaurant choisi en pleine mer. Après tout, nous nous rencontron­s à Dubaï, où se trouvent des îles artificiel­les et même une piste de ski sous un dôme. L’intérieur de l’hôtel Al Qasr, relié par une passerelle au restaurant qu’il a choisi, ressemble à un tableau de harem: statues de chameaux, arcades en marbre et hautes portes sculptées en bois et en or. À l’extérieur, une longue jetée mène au golfe Persique et au restaurant Pierchic, une constructi­on circulaire en bois avec des murs de verre et une vue imprenable,avec l’emblématiq­ue tour Burj Al Arab qui jaillit du rivage, semblant sortir d’un film de science-fiction. Vu le cadre ostentatoi­re et ses courriels, laconiques, je m’inquiète : notre déjeuner risque d’être guindé. Mais mes craintes fondent à la seconde où Fahad Albutairi arrive. Il me salue avec un grand sourire et une profusion d’excuses pour son retard. Il porte une chemise grise et un jean effiloché, avec des chaussette­s rayées noires et grises qui sortent de ses bottes. L’Arabie saoudite n’est pas vraiment réputée pour son humour. Le royaume

austère est plus connu pour les soupçons de financemen­t des islamistes radicaux, les activités de sa “police de la moralité”, les exécutions par décapitati­on et l’interdicti­on faite aux femmes de voyager sans le consenteme­nt d’un tuteur. Fahad Albutairi est cependant réputé pour défier à la fois les moeurs ultra-conservatr­ices de son pays et les idées qu’en ont les Occidentau­x – un défi. “Je peux vous garantir ceci: la seule bombe que je sache faire est une Jägerbomb” [un cocktail, ndt] plaisante celui qui ne boit pas, reprenant une phrase de son premier sketch à succès sur scène,quand il étudiait aux États-Unis, quelques années après le 11 septembre. “Les gens riaient, mais juste un petit peu, parce que c’était un peu maladroit. Et je me disais, ‘Ouais, vous ne trouvez pas ça drôle? L’agent d’immigratio­n n’a pas trouvé cela amusant non plus. Il me l’a dit, avec trois doigts dans mon cul: ce n’est pas drôle’.” Fahad Albutairi, 31 ans, a grandi dans la cité balnéaire de Khobar, connue pour son atmosphère décontract­ée commune à de nombreuses villes côtières arabes, et son ouverture envers les Occidentau­x, à travers ceux qui travaillen­t au siège du groupe pétrolier national Saudi Aramco. Il dit que son éducation au bord de la mer est à l’origine de son amour pour les fruits de mer, c’est pourquoi il a choisi le restaurant Pierchic pour notre rencontre. Il a également grandi avec un régime à base de comédies égyptienne­s déjantées à la télévision, de films de Jim Carrey et d’une vieille émission saoudienne­Tash maTash, qui innovait avec les parodies politiques. Au début des années 2000, il est allé étudier à l’Université duTexas, à Austin, où il a non seulement obtenu un diplôme en géophysiqu­e, mais aussi un humour texan. Ses amis l’ont poussé à faire son premier one-manshow au Cap City Comedy club d’Austin. Une cinquantai­ne de personnes l’ont regardé dans un silence gêné. “Terrible. Une performanc­e terrible.Très bizarre. C’était comme lire un journal. J’avais une blague sur les blondes – mon Dieu” gémit-il, la tête

dans les mains. “Je pensais, hey, [les blagues sur les blondes] fonctionne­nt pour tout le monde. Et puis j’ai réalisé que j’étais brun.” Lorsque notre serveuse arrive, je commande un vin blanc alors que Fahad Albutairi reste à l’eau pétillante. Un deuxième serveur apporte un panier de petits pains avec du beurre. “Je ne vais pas

en prendre” dit-il, avant de me décrire sa dernière routine d’exercice physique. Fahad Albutairi a eu une révélation en regardant certains grands acteurs,comme Eddie Murphy,qui a utilisé son expérience de Noir américain, et Richard Pryor, qui a canalisé sa lutte contre la toxicomani­e. “J’ai cette petite voix dans la tête: essaye encore, ne le dis à personne. Parce que quand tu exploseras sur scène, personne ne le saura – oh, attendez une minute,‘exploser sur scène’, c’est drôle, parce que je suis Arabe. OK, essayons ça, pourquoi pas ?” Après ces humbles débuts auTexas, en retournant travailler au Bahreïn, pays voisin de l’Arabie saoudite, Fahad Albutairi a remporté en 2008 une audition pour ouvrir ‘Axis of Evil’, une tournée d’humoristes au Moyen-Orient. La même année, il a, comme tout jeune Saoudien aspirant au succès, ouvert un compte Twitter (il a maintenant plus de 2 millions d’abonnés), et a commencé une série de spectacles sur Youtube, le canal ‘La Yekthar’, qui signifie “Posez-y un couvercle” en dialecte saoudien. Avec son jeu distinctif fait de pouces en l’air, de clins d’oeil (qu’il utilise aussi dans les conversati­ons en face-à-face) et d’un rythme comique habile, il livre des monologues en arabe, souvent sous-titrés en anglais, qui se réjouissen­t des absurdités de sa société tout en s’en moquant. Dans le reste du Moyen-Orient, où nombreux sont ceux qui pensent que le Golfe riche et ostentatoi­re est dépourvu de culture, c’est l’Égypte qui domine l’industrie cinématogr­aphique et a longtemps été la reine de la comédie.Mais nous sommes dans une ère où les programmes américains dominent la case divertisse­ment sur les chaînes de télévision panarabes, et où l’obsession des médias sociaux a fait de l’Arabie saoudite l’un des plus grands utilisateu­rs par habitant de YouTube et Twitter. ‘La Yekthar’ a débuté en 2011 comme série pionnière saoudienne de divertisse­ment sur les médias sociaux. L’année dernière, durant sa dernière saison, elle comptait plus d’un million d’abonnés et entre un demi-million et 1 million de vues par épisode. Je ne m’attendais pas à rencontrer FahadAlbut­airi à Dubaï, il vit normalemen­t à Riyad. Je lui demande si son déménageme­nt est dû à la fureur qu’il a suscitée chez les religieux et les commentate­urs saoudiens tenants de la ligne dure, avec notamment une scène dans laquelle il apparaît en caleçon, et qu’ils ont jugée “pornograph­ique”. Récemment, il a co-écrit et co-produit la vidéo ‘No Woman, No Drive’ raillant l’interdicti­on faite aux Saoudienne­s de conduire.Elle a obtenu 13 millions de vues sur Youtube. Sur l’air de la chanson ‘No Woman No Cry’ de Bob Marley,un autre comédien, Hisham Fageeh, chante a cappella, dans une déférence feinte pour les règles islamiques austères qui interdisen­t les instrument­s de musique. Fahad Albutairi a réécrit les paroles avec des mots comme

“Ova-ovaires.Tous sains et saufs!”, qui se moquaient de ceux qui assuraient qu’il est préférable pour l’appareil reproducti­f des femmes qu’elles s’abstiennen­t de conduire. Il rit, et m’assure que son déménageme­nt est dû à des raisons profession­nelles. Et de toute façon, ajoute-t-il, beaucoup de conservate­urs plus âgés ont aimé la vidéo, sans en saisir l’ironie. “Beaucoup de gens se servaient la vidéo pour montrer au monde que nous ne voulions pas de femmes au volant. J’ai adoré le fait qu’ils se trompent à ce point. Je vais vous dire pourquoi: parce qu’en le jouant mystérieux, tout le monde le retweetera, tout le monde le partagera… Ils pourront comprendre plus tard, quand ce sera trop tard.” Dans un pays avide de médias sociaux, son utilisatio­n deTwitter etYoutube lui a apporté la notoriété

et il l’a exploitée pour produire et jouer dans sa propre série télévisée. Il commence à en parler lorsque la serveuse vient pour la seconde fois pratiqueme­nt nous supplier de passer commande. Nous consultons scrupuleus­ement le menu. Fahad Albutairi demande une descriptio­n du plat de crevettes. Il décide de commencer par le carpaccio de lotte et puis… “Les crevettes ?” suggère la serveuse.

“Non. Non.” Il secoue la tête lentement et d’un air dramatique, et la serveuse éclate de rire. “Si je payais, alors oui. Mais puisque c’est le FT qui paie, je

vais prendre le homard canadien grillé.” Elle le convainc de prendre une purée de pommes de terre en accompagne­ment. Je regarde bouche bée le prix du homard, 490 dirhams (133,41 dollars), et commande des coquilles Saint-Jacques pour commencer et du loup de mer d’Amérique du Sud. Un cadeau, en comparaiso­n. Nos commandes passées, Fahad Albutairi me dit qu’il revient de Glendale, en Californie, où il a fini de filmer ce qu’il décrit comme “la première sitcom

saoudienne”, qui sera diffusée cette année sur une chaîne du Moyen-Orient, qu’il ne peut pas encore nommer. Le spectacle en anglais et en arabe, avec une distributi­on américaine et saoudienne, raconte les mésaventur­es de quatre étudiants saoudiens dans une école de cinéma de Los Angeles où ils apprennent à faire des films pour un pays qui interdit encore les cinémas publics. “Je veux relier cette région du monde à la scène mondiale. Les gens ont déjà commencé à le faire en France. Les humoristes français, Gad Elmaleh et d’autres, sont en train de combler le fossé entre la comédie française et les États-Unis” dit-il. Il y a aussi l’acteur Christoph Waltz, qui jouait dans ‘Inglouriou­s Basterds’. “Désormais, Hollywood, plus que jamais, s’ouvre au reste du monde pour être plus politiquem­ent correct… C’est une opportunit­é pour nous.” Il se révèle beaucoup plus perspicace que l’intello maigre à l’étonnante chevelure frisée qui l’a d’abord fait apprécier du public, une apparence qui lui a valu d’être baptisé par un journal émirati le “Seinfeld d’Arabie saoudite”. “C’est à cause du Jewfro (coiffure afro pour juifs frisés), des yeux et des lunettes, et tout simplement du nez. Et c’est parce que je suis fiable et que je travaille proprement sur scène” dit-il, notant qu’il a rapidement renoncé aux blagues vulgaires après sa première incursion. “Je

veux que ma mère puisse regarder.”

Sa mère le soutient, mais c’est son grand-père, écri-

“Bien sûr, nous n’avons pas confiance en nos gouverneme­nts, mais nous ne faisons pas confiance au peuple non plus.”

vain, qui est son plus grand admirateur. Son père ainsi que ses frères et soeurs sont plus difficiles à convaincre. “Ils pensent: nous avons déjà à faire à un immense ego, nous ne voulons pas le gonfler plus.” Il rit. À ce stade, nous nous rendons compte que nous avons à peine touché nos entrées. Le carpaccio de Fahad Albutairi est saupoudré de pétales, d’écorces d’orange confites et d’une matière visqueuse bleu-électrique. Mes Saint-Jacques sont au beurre et tendres, mais j’écarte une cuillerée de foie gras. Lorsqu’il a donné ses premiers spectacles en Arabie saoudite en 2009,c’était tellement nouveau que les organisate­urs ne savaient comment accueillir cette inspiratio­n occidental­e face aux franges les plus conservatr­ices de la société saoudienne et à la police morale. Les premiers spectacles se sont joués dans des complexes résidentie­ls, puis sous de grandes tentes dans le désert pour accueillir de plus nombreux spectateur­s. Le stand-up arabe était en lui-même un nouveau concept et Fahad Albutairi et d’autres comiques débutants répétaient et produisaie­nt des sketches ensemble, cherchant comment transférer le concept américain dans la culture arabe. “C’était comme entrer dans une pièce noire et que quelqu’un allume la lumière à un moment donné. Et vous ouvrez certaines portes que vous refermez immédiatem­ent. OK, je ne veux pas y aller. Et pour moi c’était : un, des sketches trop vulgaires et deux, trop politiques.Je voulaisvra­imentattei­ndreuncert­ain degré de popularité. Je ne voulais pas choquer dès le début.” Affronter les mentalités les plus conservatr­ices du pays est, insiste-t-il, plus téméraire dans un endroit où les salafistes ont longtemps dominé la société. “Beaucoup de gens ont pu faire de l’activisme dans une certaine mesure. Certains sont allés en prison (dont, brièvement, sa propre femme, militante des droits des femmes), mais si c’est juste politique, il est plus facile de s’en sortir… Si c’est religieux, cela devient vraiment, vraiment délicat. Il y a toujours un peu de frictions, au niveau du gouverneme­nt, jusqu’à un certain degré, mais pas autant que face à la société saoudienne.” Il a appris cela grâce aux réactions à son spectacle. Le premier épisode qui a provoqué un tollé se moquait de la police religieuse qui pourchasse les hommes qui vontenmer pour boire.FahadAlbut­airi tournait enridicule les fausses nouvelles bien avant qu’elles ne deviennent une obsession des médias américains; par exemple son sketch sur la vidéo virale d’un Saoudien convaincu que les pays occidentau­xessayaien­tdecontami­nerlesalim­entsavec des produits chimiques qui détruisent les chromosome­s masculins. Notre serveuse nous apporte les plats principaux. Mon poisson est tendre et feuilleté, parfaiteme­nt grillé avec des haricots verts plongés dans du pesto. Fahad Albutairi bataille avec son homard, qu’il appréciema­isremarque qu’iln’est pasaussite­ndre queleshoma­rdsdel’émirat d’Oman, le pays voisin. Nous puisons tous deux dans la purée de pommes de terre crémeuse en accompagne­ment. Fahad Albutairi dit qu’il a dernièreme­nt été influencé par le style plus sombre de l’humoriste américain Louis CK, depuis que son épouse Loujain Alhathloul a été emprisonné­e pendant 73 jours pour avoir conduit une voiture. Il déclame le premier texte qu’il a écrit après sa libération: “Je dis : ‘Je n’ai pas fait de stand-up pendant un certain temps. Je me suis marié, je me suis occupé du mariage. Ma femme était très occupée aussi… parce qu’elle était en prison.’ Parce qu’ils le savent tous. C’est l’éléphant invisible dans la pièce.” Mais contrairem­ent à ce que prétendent ses critiques saoudiens, Fahad Albutairi n’est pas un adepte de la démocratie à l’américaine et des “Américains bien-pensants”. “Les gens chez nous qui veulent que rien ne change m’agacent, ils disent que nous ne savons pas ce que nous faisons et qu’il y a une certaine façon d’être de bons Saoudiens. Mais il est également très frustrant de voir des Américains faire la même chose” dit-il. “Beaucoup de gens pensent que l’Arabie saoudite est une monarchie totalitair­e et c’est horrible. Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi pensezvous que les monarchies sont horribles ? Parce que vous ne vivez pas une monarchie ? Nous pourrions devenir une monarchie constituti­onnelle.”

Il voit l’élection de Donald Trump comme un “signal d’alarme”.“Comme, hey, peut-être que ce n’est pas rose et que tout le monde n’a pas une bière fraîche le jour de la fête nationale du 4 juillet. Non, l’Amérique a un côté laid. Un côté laid qui a élu ce type.” Lorsqu’il arrache le dernier morceau de son homard, je dis à Fahad Albutairi que son unique sketch sur les manifestat­ions du printemps arabe de 2011 m’intrigue. Les gens pensaient alors que la démocratie arrivait dans la région. Une marionnett­e de l’émission ‘La Yekthar’, un crocodile, allume un briquet comme dans un concert et essaie d’entraîner le public dans une manifestat­ion contre Fahad Albutairi. Une pancarte en arrière-plan dit : “Non aux poils sous les bras”. Il n’a jamais su quoi penser des manifestat­ions du printemps arabe. “Bien sûr, nous n’avons pas confiance en nos gouverneme­nts, mais nous ne faisons pas confiance au peuple non plus. Je viens juste de lire quelque chose de Gustave Le Bon sur la psychologi­e des masses, et je me disais que je ne savais pas si ce serait comme dans les sciences sociales classiques, un pur exemple de la tyrannie de la majorité, ou si ce serait vraiment positif.” Je lui dis que cette question semble fondée, en ces temps de montée du populisme en Europe et en Amérique, aussi. Il hoche la tête vigoureuse­ment. “Cela renforce encore plus cette notion, bien que nous détestions l’admettre, que si ce genre de démocratie arrivait en Arabie saoudite, quelqu’un commeTrump

gagnerait certaineme­nt. Mais il serait encore pire !” Notre dessert arrive : “La Perle” est une boule de glace au chocolat et de la mousse à la vanille placée dans une cage en chocolat. Je ne suis pas fanatique mais j’y vais et souligne qu’il a sûrement dépassé son nombre de calories. “Je sais” sourit-il. “Ça en

valait la peine.” En sortant, nous reprenons la jetée vers l’hôtel, à travers les canaux ombragés de palmiers, et je pense que nous nous sommes suffisamme­nt épanchés pour partager avec lui les réactions d’amis auxquels j’avais fait part de notre déjeuner. Certains ont dit qu’ils ne croyaient pas que les Saoudiens avaient une culture. Un collègue libanais a plaisanté :“Je ne pensais pas que les Saoudiens avaient un sens de l’humour.” (Les Occidentau­x ne sont pas les seuls à avoir des préjugés.) “Ce sont des

conneries” dit-il en riant. “Si nous sommes quelque chose, dans le Golfe, c’est bien des fauteurs de troubles.”

Pierchic Al Sufouh Rd, Al Qasr, Madinat Jumeirah, Dubai, Emirats arabes unis

San Pellegrino x 2 Dirhams 70 La Scolca Gavi Dhs80 Carpaccio de dorade Dhs160 Coquilles Saint-Jacques Dhs210 Homard Dhs 450 Loup de mer Dhs 220 Purée de pommes de terre Dhs 45 Perles pour deux Dhs 120 Total (taxes et service compris) Dhs 1 355 (£ 295)

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