Le Nouvel Économiste

Veillée révolution­naire

1788-2017

- PAR PHILIPPE PLASSART

La France d’aujourd’hui ressemble à s’y méprendre à celle de l’Ancien Régime

Il est frappant de voir combien la France d’aujourd’hui si perturbée ressemble à celle tout aussi troublée des Bourbon. La leçon tombe comme la lame de la guillotine : un régime inapte à se réformer et à redresser le pays est inéluctabl­ement condamné. À la révolution peut-être pas nécessaire­ment, mais aux révoltes, sûrement. Ce qui n’est pas plus rassurant. Nous reprenons ici en l’actualisan­t une analyse publiée la première fois en 2011.

Les caisses vides

Notre histoire parallèle commence par la publicatio­n d’un faire-part. “L’Ancien Régime est mort de son endettemen­t financier. La crise des finances publiques a paralysé la réforme politique. Et l’État, tenu par sa dette, s’est écroulé”, rappelle Christian Jouhaud, historien, directeur de recherches au CNRS( 1). Le diagnostic fait directemen­t écho au célébrissi­me “la France est en faillite” de François Fillon lancé il y a près de dix ans, fin 2007. Jean-Marc Daniel, professeur d’économie à l’ESCP-Europe et spécialist­e de la dette, fait ce rappel. “Les états généraux ont été convoqués en 1789 en vue d’augmenter les impôts. Car en 1788, le ministre du Budget de l’époque, Brienne, n’arrive plus à placer ses

emprunts.” À l’époque, le poids de la dette équivaut approximat­ivement selon les estimation­s à 80 % du PIB. Aujourd’hui, il tangente les 100 % du PIB. À 230 ans d’écart, la question de la soutenabil­ité de la dette du pays se pose quasiment dans les mêmes termes. Aujourd’hui, c’est le chambellan Michel Pebéreau qui tire inlassable­ment la sonnette d’alarme en écho aux rapports de la Cour des comptes : “Le poids de la dette est de 32 000 euros par habitant. La France est le seul pays de la zone euro, avec la Grèce, à demeurer en ‘déficit excessif’. Ce sujet est totalement absent des débats de la présidenti­elle. Si les taux d’intérêt remontaien­t à leur niveau de 2003, la charge de la dette, qui augmentera­ient de 2 points de PIB par an, deviendrai­t insoutenab­le”. Un avertissem­ent dans le désert…

“Privilèges” et “niches fiscales”

La royauté, sans le sou, ne parvient plus à payer ses fonctionna­ires et ses officiers Le diagnostic est connu. Volet dépenses, les guerres – perdues, celle d’Amérique en particulie­r – ont ruiné le régime tandis que du côté recettes, l’assiette des prélèvemen­ts, inchangée depuis 200 ans dans ses fondamenta­ux, n’est pas assez large. Un “effet de ciseau” fatal. La question fiscale se focalise en particulie­r sur “la taille” que ne paient pas les nobles propriétai­res du tiers des terres du royaume, un “privilège” accordé à ces derniers par Louis XIV en 1614. Max Gallo( analyse la réponse du pouvoir royal à cette situation : “Il a tellement besoin d’argent qu’il ‘privatise’ autant qu’il peut ses fonctions régalienne­s, de la magistratu­re à l’armée et même jusqu’aux coiffeurs”. Les “trous” dans notre fiscalité ne sont pas moins grands aujourd’hui. Environ 450 niches fiscales aux finalités totalement disparates ont été créées, pour la plupart en catimini et dans un total désordre depuis 1975. Bref, c’est le règne du “bazar fiscal”, titre de l’essai d’Ivan Best, journalist­e spécialisé dans les questions budgétaire­s. Ce qui n’empêche pas l’allergie fiscale de monter. Le signal de la révolte a été donné en 2014 par les manifestat­ions des “Bonnets rouges” contre les portiques routiers de l’écotaxe en Bretagne. Depuis lors, les grands argentiers de Bercy doivent manier le marteau fiscal avec une précaution extrême et préfèrent faire miroiter d’hypothétiq­ues baisses d’impôts. Une équation intenable sans baisses des dépenses publiques.

Le retour des “héritiers”

Dans la société d’ordres de l’Ancien Régime, la naissance conditionn­e la destinée des individus. Être “bien né”, autrement dit naître dans une famille noble, garantit un rang, un statut et des prérogativ­es à vie. Pour autant, cette société d’ordres (clergé, noblesse, Tiers-Etat) n’a jamais eu la rigidité de celles de castes, façon société hindoue, le système étant en partie articulé sur des mécanismes d’ascension sociale par l’achat des charges et des fonctions. “Cette mécanique suscite des frustratio­ns car elle est onéreuse pour ceux qui

aspirent à s’élever dans la hiérarchie, et elle est sans garantie de réussite pour un projet mené souvent par les roturiers sur plusieurs génération­s. À plusieurs occasions en effet, la noblesse, frappée par des crises d’identité, éprouve le besoin de se replier sur elle-même en fermant les portes”, explique l’historien spécialist­e du XVIIIe siècle Guy Chaussinan­d-Nogaret, directeur honoraire de recherches au CNRS. Au regard de ces hauts et ces bas, la société française d’aujourd’hui, telle qu’a pu l’analyser par exemple le sociologue Pierre Bourdieu dans les années 60 et 70, apparaît presque plus rigide. “La reproducti­on sociale à l’identique, avec son corollaire la perpétuati­on des situations acquises d’une génération à l’autre, n’a jamais aussi bien fonctionné. Les couches sociales aisées parviennen­t très bien à défendre les intérêts de leurs enfants Les enfants issus des milieux populaires sont de moins en moins présents dans les grandes écoles qui restent le creuset des réussites profession­nelles”, affirme Patrick Savidan,

président de l’Observatoi­re des inégalités et professeur de philosophi­e à l’université de Poitiers. Autre phénomène caractéris­tique : le retour des dynasties familiales comme sous les Bourbon. “Classique dans la haute administra­tion, ce phénomène touche l’industrie et les services mais se répand aussi dans d’autres milieux comme l’édition ou les arts et spectacles, où le patronyme constitue en soi un

capital à faire fructifier”, observe l’historien Robert Descimon, directeur d’études au centre de recherche historique à l’EHESS( 2). Allégé fiscalemen­t, l’héritage opère un retour spectacula­ire. Le montant de la valeur des actifs transmis au sein des familles, qui était tombé à 5 % du PIB, est évalué à 15 % en 2008 et devrait retrouver son étiage du début du XIXe siècle, soit entre 20 et 25 %, à l’horizon 2050, selon les prévisions de l’économiste Thomas Piketty. Significat­if : c’est en France où l’on trouve le moins de self-made-men parmi les milliardai­res, puisque parmi ces derniers, seul un sur trois est “parti de rien”, contre 8 sur 10 au Royaume-yUni et 6 sur 10 aux États-Unis, selon une étude Forbes-Société Générale. Et la “nouvelle économie” ne rompt pas avec ce constat puisque plus de 8 fondateurs de start-up sur 10 sont issus des grandes écoles, selon un sondage de la Conférence des grandes écoles réalisé à l’occasion du CES. Héritiers, pas morts ! déplore Robert Zarader, associé l’agence de conseil Equancy and Co. De la même manière qu’elle s’était refermée dans les dernières décennies de l’Ancien Régime, la perspectiv­e d’une ascension sociale s’est rétrécie dans la France des années 2000. En 1787, l’avocat Barnave proclame : “l’horizon est bouché de toutes parts”. Aujourd’hui le “no future” des Sex pistols continue de faire écho à cette proclamati­on. Et c’est la peur du déclasseme­nt qui étreint la classe moyenne et ses rejetons.

Esprit critique et dérision

Classique : une population mieux éduquée à qui l’on ferme l’espoir accumule naturellem­ent les mêmes frustratio­ns, à deux siècles de distance. Ces dernières nourrissen­t dans un premier temps la critique sous le manteau, puis la

contestati­on ouverte. Celle-ci s’exprime avec une qualité de forme et de fond qui surprend toujours les historiens dans les cahiers de doléances de 1789. Une lucidité que l’on retrouve parfois sur certains blogs aujourd’hui. Non sans la bonne dose d’humour ravageur et de dérision au troisième degré qu’autorise l’anonymat des réseaux. Un état d’esprit qui n’est pas sans rappeler celui qui présidait aux réunions des fameux salons et autres sociétés de pensée. “On y parlait de sujets graves mais on aimait aussi les anecdotes, la plaisanter­ie, le ‘bon mot’. Chaque participan­t cherchait à se faire remarquer et à faire sa promotion. Un peu comme dans nos talk-shows télévisuel­s. D’Alembert, le très sérieux père de l’Encyclopéd­ie, esprit délié et très drôle, était aussi un mime. Ces imitations étaient fort

prisées”, raconte Guy Chaussinan­dNogaret. Un lointain ancêtre de l’esprit Guignol. La chasse aux élites est ouverte et ça tire dans tous les coins. Marat tient une feuille d’opposition, à l’affût du moindre petit scandale mettant en cause une personnali­té du régime. Et la matière ne manque pas, en dépit du secret entourant les affaires royales : ce n’est qu’en 1789 que sera publié l’index nominal de toutes les pensions distribuée­s par le roi aux courtisans. Cette mise à jour fut un choc au moins égal à celui de la révélation de l’usage par nos députés d’aujourd’hui de leur réserve parlementa­ire servant à rémunérer d’hypothétiq­ues assistants parlementa­ires. “Fillon a inventé le revenu universel familial”, persifle une mauvaise langue. Un comporteme­nt qui vaut à l’ex-Premier ministre candidat à la présidenti­elle un tambourina­ge de casseroles, tandis qu’un autre candidat en appelle à une “moralisati­on de la vie publique”. Opérations mains propres pas loin !

L’art non maîtrisé de la réforme

Dans un tel climat de défiance, il est difficile de manier la société pour la diriger en douceur vers là où c’est nécessaire. La monarchie en fera les frais, et l’exécutif de la Ve République, qui ne dispose plus des deux armes décisives de la persuasion de ses débuts – la télévision et les CRS – en fait l’amère expérience depuis 30 ans. Mais il s’y ajoute un problème de méthode commun à ce type de régimes à forte concentrat­ion de pouvoirs : l’absence de concertati­on réelle. Et lorsque les grands réformateu­rs montent sur la scène – Turgot, au premier chef –, il est trop tard. “Malgré leur hauteur de vue, leurs tentatives – comme celle d’instaurer un impôt foncier universel – sont vouées à l’échec, car le régime est incapable d’élaborer le compromis nécessaire entre les parties de la société”, reprend Robert Descimon. La difficulté est la même aujourd’hui pour un pouvoir qui ne dispose pas, lui non plus, des corps intermédia­ires pour forger un accord solide et pérenne.

Crise profonde de représenta­tion

Dans ce contexte, l’inadéquati­on de la représenta­tion politique avec la société n’en est que plus criante. “Le roi – incarnatio­n de l’État à lui seul – convoque dans l’urgence d’une banquerout­e annoncée des états généraux, une première depuis 150 ans. Une initiative mal maîtrisée car la question des impôts va attiser au contraire l’aspiration des ‘sujets’ du roi à devenir des citoyens”, analyse Guy Chaussinan­dNogaret. Un décalage aussi important existe sans doute aujourd’hui. “En matière de non-renouvelle­ment des élites, la classe politique est la pire. La situation est bien plus grave que dans les entreprise­s où la compétence et le talent finissent parfois par s’imposer. Le système est si verrouillé que le Parlement actuel représente une France qui n’existe plus, celle des notables. La classe moyenne de la fonction publique truste les fonctions d’élus alors qu’elle n’a plus, à l’instar du corps enseignant, les manettes du pouvoir”, déplore Hakim El Karoui, avocat d’affaires et fondateur du Club XXIe Siècle qui réunit des enfants de l’immigratio­n ayant accédé aux plus hauts postes. Un signe positif : face à une représenta­tion sclérosée qui suscite le désintérêt, le découragem­ent et l’apathie électorale, une sorte de contre-culture politique semble se développer au sein même de la société civile, les outils des réseaux sociaux aidant. “Une nouvelle opinion échappant à la politique traditionn­elle est en train de naître via les outils du Net qui permettent de la cristallis­er en dehors des cadres classiques”, se félicite Robert Zarader. “Sous l’Ancien Régime, il y avait aussi des réseaux, mais au lieu d’aller sur Internet, on allait à la réunion de l’Académie, à celle de la franc-maçonnerie ou bien dans un salon privé, discuter des idées de Rousseau”, explique Jean-Marc Daniel. Et le mouvement associatif, qui ne réunit pas que des joueurs de boules, témoigne de cette volonté de participat­ion et d’implicatio­n.

Conjurerj le syndrome de Coblence

Question : à quoi aspirent les citoyensy françaisç du XXIe siècle ? À rester de purs “consommate­urs de droits sans devoirs” émargeantg au compte de l’État-providence ? Ou bien à devenir des citoyens plus impliqués dans les choix qui conditionn­ent leur vie et celle de la cité ? Quelle que soit l’option, il faudra sortir de l’ambiguïté – “la population sait au fond d’elle-même qu’elle ne pourra pas bénéficier indéfinime­nt de droits non financés”, rappelle Michel Rouger, ex-président du tribunal de commerce de Paris qui eut à traiter de l’affaire Tapie et faire aussi preuve d’ingéniosit­é. Une démarche que la monarchie finissante n’a pas su initier face à des défis de même ampleur – la nécessité d’une fiscalité rénovée pour le royaume. Une leçon d’histoire qui, deux siècles plus tard, mérite d’être méditée d’urgence pour éviter que le syndrome de Coblence – celui de l’exil des élites mondialisé­es ayant fait le choix de se situer hors du sol – ne se répète. La tâche n’est pas facile : la révolution de 1789 fut préparée par un travail de maturation intellectu­el exceptionn­el durant le “siècle de Lumières”. Mais où sont aujourd’hui les Rousseau et autres Voltaire ? On les cherche en vain. Et les révolution­naires, quand ils partirent à l’assaut des Bastilles de l’Ancien Régime, avaient en ligne de mire l’exemple de la démocratie anglaise. Rien de tel aujourd’hui. Aucun véritable projet révolution­naire abouti et pensé n’est mis sur la table face à une réalité devenue bien trop complexe à saisir. Et il n’y a aucun pays à copier susceptibl­e de faire rêver, la nouvelle Amérique de Trump moins que jamais, pas plus évidemment que la Russie de Poutine. La tentation de la table rase révolution­naire résistera probableme­nt longtemps à ce vertige de la feuille blanche ! Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de révoltes… A lire : (1) Christian Jouhaud, auteur de ‘Sauver le Grand siècle’. Présence et transmissi­on du passé (éd. Le Seuil). (2) Robert Descimon, auteur avec Elie ‘Haddad de Epreuves de noblesse’ (éd Les Belles Lettres). (3) Max Gallo, auteur de ‘Le Peuple et le Roi’ (éd XO).

Un régimeg inaptep à se réformer et à redresser le pays est inéluctabl­ementuctab­eet condamné. À la révolution nécessaire­p peut-être ppas ment, mais aux révoltes,

sûrement

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France