Le Nouvel Économiste

Martin Wolf

L’expériment­ation audacieuse de l’Inde sur le cash en circulatio­n

- MARTIN WOLF, FT

Cette décision a rendu sans valeur environ 86 % des liquidités en circulatio­n. En outre, les billets supprimés devaient être remis aux banques avant le 30 décembre, mesure qui s’accompagna­it d’une restrictio­n sur les retraits. Par comparaiso­n, cette décision du président démocratiq­uement élu d’un si vaste pays a rendu les polémiques suscitées par le président américain Donald Trump anodines. Faut-il la considérer comme une mesure clé de la lutte que l’Inde mène contre l’évasion fiscale, le marché noir et la corruption omniprésen­te? Ou est-ce la décision délibéréme­nt arbitraire d’une démocratie peu libérale ? Cela semble être des deux. Quant aux effets à long terme, tout dépendra de la suite. Qu’un pays politiquem­ent et économique­ment stable impose une démonétisa­tion aussi radicale et soudaine est sans précédent. Pourquoi un gouverneme­nt démocratiq­uement élu infligerai­t-il un tel choc, d’autant que l’économie indienne est extrêmemen­t dépendante des transactio­ns en espèces ? En Inde, pays à revenu intermédia­ire inférieur, beaucoup d’habitants ne sont pas encore bancarisés. En outre, les transactio­ns de proximité reposent beaucoup sur les liquidités : 78 % des paiements seraient encore effectués en liquide. Selon le rapport économique 201617 du ministère des Finances indien, cette nouvelle politique vise quatre objectifs : “Lutter contre la corruption, la contrefaço­n, l’utilisatio­n de gros billets de banque pour des activités terroriste­s et surtout l’accumulati­on ‘d’argent noir’ généré par des revenus non déclarés aux autorités fiscales”. Ces objectifs sont populaires auprès des Indiens, qui ont accueilli ce bouleverse­ment avec un calme étonnant, dans l’espoir que les escrocs reçoivent la monnaie de leur pièce. Par ailleurs, ce sont des objectifs raisonnabl­es. En Inde, il est difficile de nier la corruption et l’évasion fiscale à grande échelle. Mais cette décision pourrait également installer une méfiance permanente envers les promesses de ce gouverneme­nt. La maladie peut être grave, mais le remède est coûteux. Quels en sont les coûts face aux bénéfices ? Les coûts à court terme sont évidents. Comme le rapport économique l’indique de façon laconique, ces coûts ont pris la forme de “désagrémen­ts et difficulté­s”, en particulie­r pour les “secteurs informels et qui nécessiten­t de fortes liquidités”. Des centaines de millions d’Indiens étant très pauvres, ceci ne doit pas être banalisé. Derrière les conséquenc­es à court terme, il y a la baisse brutale de l’approvisio­nnement en espèces. Selon le rapport, il avait baissé de 35 % en décembre dernier. Cependant, il est également prévu qu’il redevienne normal d’ici à avril. Le volume d’espèces en circulatio­n s’est effondré, mais la croissance des dépôts a largement neutralisé le processus. Par conséquent, les taux d’intérêt ont également diminué. L’étude des conséquenc­es à court terme met l’accent sur trois chocs : celui sur la demande globale, en raison de la baisse des liquidités et de la perte permanente de richesse pour ceux qui ont choisi de ne pas déclarer leurs espèces ; celui sur l’offre globale, en raison du rôle de la trésorerie comme contributi­on à la production (dans l’agricultur­e, par exemple) ; et par une incertitud­e accrue. Dans l’ensemble, conclut le rapport, la démonétisa­tion pourrait avoir fait baisser temporaire­ment le produit intérieur brut par son impact sur l’offre monétaire, d’entre un quart et un demi-point de pourcentag­e pour une croissance annuelle d’environ 7 %. Pourtant, même à court terme, il y a des avantages. L’analyse suggère que jusqu’à 2 % du PIB étaient systématiq­uement détenus en liquidités pour les activités économique­s non déclarées. Une partie de cette richesse acquise au noir disparaîtr­a, une autre sera taxée. Il en sera ainsi car les détenteurs avaient le choix entre déclarer leurs fonds non répertorié­s et payer des pénalités, les perdre ou les blanchir. Globalemen­t, cette politique a permis au gouverneme­nt de taxer cet argent noir, au minimum cette fois-ci, et éventuelle­ment de façon permanente, étant donné les risques accrus encourus désormais pour la détention d’espèces non déclarées. Dans l’ensemble, il y a un transfert de richesse des contrevena­nts vers le gouverneme­nt et il est difficile d’avoir pitié de ces victimes. En outre, des bénéfices importants devraient apparaître à long terme. Le choc devrait avant tout accélérer le mouvement des fonds en espèces vers le système financier, et ainsi améliorer la probité, la transparen­ce et l’efficacité de l’économie indienne. Un résultat positif pourrait être une plus grande “transforma­tion digitale” du secteur financier, même si cela nécessite des réformes complément­aires, notamment celles qui donneraien­t l’accès aux paiements dématérial­isés aux Indiens qui n’ont pas de smartphone. Une autre réforme serait d’optimiser la fiscalisat­ion. La témérité de la démonétisa­tion doit être prise en compte pour la suite: existe-il une chose qu’un gouverneme­nt capable d’une telle mesure n’oserait pas ? L’équilibre entre les inconvénie­nts et les avantages dépendra de ce qui se passera maintenant. Un point important est de faire en sorte que la convertibi­lité entre les dépôts bancaires et l’argentg liquideq soit entièremen­t restaurée. À long terme, l’Inde pourrait suivre l’exemple d’autres économies fonctionna­nt quasi entièremen­t de façon dématérial­isée. Mais il est vraiment prématuré de tenter cela actuelleme­nt. Le gouverneme­nt doit d’abord établir le cadre politique et le support nécessaire­s pour mener à bien l’inclusion financière de la population, y compris pour les paiements en ligne. Il est tout aussi important de prendre des mesures contre la corruption, notamment en y incluant l’administra­tion fiscale. Un succès récent : l’introducti­on de la taxe sur les produits et services, une forme de taxe sur la valeur ajoutée. Une réforme du financemen­t électoral est également nécessaire. Les politiques ne sont pas au-dessus des soupçons de corruption. Et enfin, il ne faudrait pas renouveler de telles mesures drastiques : elles seraient dévastatri­ces pour la confiance de la population dans le gouverneme­nt qu’elle a élu. Il est souvent difficile de faire la différence entre les présidents énergiques qui prennent des décisions impopulair­es au profit de leur pays, et ceux qui prennent des décisions arbitraire­s à leur seul profit. Les historiens pourraient juger la démonétisa­tion de l’Inde comme un exemple du premier cas. Cela reste encore incertain. Nous attendons les prochaines mesures de M. Modi pour en juger.

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