Le Nouvel Économiste

ÇA C’EST L’AFRIQUE

La ligne invisible des 400 kilomètres

- PAR ODON VALLET

Aujourd’hui en Afrique de l’Ouest, il y a une ligne invisible située à environ 400 kilomètres de l’océan Atlantique et qui sépare les régions côtières à majorité chrétienne des régions intérieure­s à majorité musulmane. Par exemple, cette ligne passe par Bouaké en Côte d’Ivoire, qui fut la ville séparant les partisans de Gbagbo chrétien des partisans de Ouattara musulman. Au Bénin, elle passe par Djougou, à 400 kilomètres de Cotonou, laquelle est située sur la côte – au sud de cette ville, plus près de la mer, la majorité de la population est chrétienne, au nord, la majorité est musulmane. Elle passe aussi par Abuja, la capitale du Nigeria qui là encore se situe à peu près à la limite islam/christiani­sme, les régions musulmanes ayant demandé et parfois obtenu une modificati­on des lois en faveur de la charia.

La résurrecti­on de l’Afrique de l’intérieur

Si l’on regarde aujourd’hui, les grands mouvements que nous appelons désormais terroriste­s – et qu’ils appellent mouvements de résistance aux Occidentau­x – sont tous nés plus ou moins à l’intérieur des terres. Le premier est ce que l’on a appelé “empire” ou “royaume” du Ghana – le mot empire ou royaume étant à prendre avec beaucoup de pincettes, il s’agissait au Xe siècle d’une alliance de petites cités ou de gros villages, non pas côtiers mais situés plutôt à l’intérieur des terres, dont la ville centrale était Ouagadougo­u, à 400 kilomètres de l’océan. Ensuite, il y a l’empire – toujours avec beaucoup de guillemets – du Mali vers le XIIIe siècle, dont la ville la plus importante était Tombouctou, cette fameuse ville dont les djihadiste­s ont détruit les mausolées des marabouts, ces derniers étant eux-mêmes des saints musulmans teintés de beaucoup de croyances animistes… Ensuite, un peu plus tard, autour de 1500, il y a le royaume Songhaï, dont la ville principale aurait été – il faut mettre beaucoup de conditionn­el en fonction du moment – Gao, qui se trouve actuelleme­nt au Mali et qui est une ville tout à fait stratégiqu­e et instable. Il y a encore d’autres empires comme le Kanem-Bornou, qui se trouve à proximité du lac Tchad et dont Boko Aram n’a jamais caché sa volonté de le ressuscite­r. Ce “royaume” a existé plus ou moins du XIIe ou XIXe siècle, jusqu’à l’arrivée des missionnai­res chrétiens. De même au Soudan, il y a eu l’État mahadiste musulman qui a duré jusqu’au XIXe siècle, centré sur l’actuel Soudan oriental et dont l’armée voulait au XIXe siècle bouter les Blancs en dehors de la région. En réalité, il y a en Afrique aujourd’hui une résurrecti­on de ce continent Afrique loin des côtes qui est plus sec, plus pauvre parce que le coût du transport est élevé et que la plupart des marchandis­es arrivent par bateau. Par exemple au Mali, plus on est loin des ports côtiers – Lomé au Togo, Cotonou au Bénin –, plus les marchandis­es coûtent cher. Or cette Afrique de l’intérieur, largement islamisée, s’en prend à l’Afrique côtière de l’ouest. “Boko” veut dire ouest, c’est-à-dire Afrique côtière occidental­e – ce qui vient de l’Ouest par les bateaux, les missionnai­res, les canonnière­s. Tout cela est maudit et le projet est d’essayery de ressuscite­r ces États fondés sur l’islam, un islam d’ailleurs assez divers et beaucoup moins orthodoxe que ses praticiens ne le disent. Cet islam reconquéra­nt redonnerai­t la priorité hiérarchiq­ue à l’Afrique musulmane et intérieure par rapport à l’Afrique côtière et chrétienne. Les frontières issues de la conférence de Berlin en 1885 sont aujourd’hui contestées parce qu’elles ne tenaient pas compte de ces anciennes cités ou royaumes, et surtout parce qu’elles ont été tracées par des chrétiens allemands, anglais ou français.

Hyper-urbanisati­on côtière et inégalités sociales

Le vrai problème est que les capitales économique­s ou politiques de beaucoup de ces pays sont sur la côte – Abidjan, Dakar, Lomé et Cotonou – et d’une certaine façon, le pouvoir africain actuel ainsi que les gouverneme­nts dits occidentau­x via leur ambassade, accentuent ce phénomène d’hyper-urbanisati­on autour de ces capitales côtières. Cette hyper-urbanisati­on accentue l’exode rural en faveur de ces capitales, et bien entendu favorise la promiscuit­é, mais aussi les inégalités sociales. Les grands hôtels de luxe sont presque tous situés dans ces capitales, le plus emblématiq­ue de tous étant le célèbre hôtel Ivoire à Abidjan. Le pouvoir d’achat est beaucoup plus élevé sur la côte qu’à l’intérieur, même si les prix sont supérieurs. Un parallèle peut être un peu établi avec situation de la France en 1947, ‘Paris et le désert français’, titre du célèbre livre de Jean-François Gravier qui a ouvert la voie à toute une politique d’aménagemen­t du territoire pour mettre fin à l’hypertroph­ie parisienne en créant des métropoles d’équilibre, des villes moyennes, etc. Il y a une tentative similaire d’aménagemen­t du territoire en Afrique, à l’instar de la création de Yamoussouk­ro, la nouvelle capitale de la Côte d’Ivoire, de la même façon que les Brésiliens ont créé Brasilia. En même temps, les étrangers vont là où il y a de grands aéroports, c’est-à-dire sur la côte. Ce n’est pas pour rien que les “Occidentau­x” – les guillemets s’imposent ici encore – essaient de créer des aéroports plus à l’intérieur des terres avec un objectif plus ou moins militaire non avoué. On a bien vu lors des événements de Centreafri­que à quel point faire venir du matériel depuis la côte pouvait prendre des jours et des jours, la proximité de l’aéroport étant absolument centrale…

Arabie-Occident, le partage de terres

Ce dualisme africain – Afrique des côtes, Afrique de l’intérieur – vat-il se confirmer dans le futur ? Je suis très prudent dans mon pronostic. Ces mouvements terroriste­s, sévèrement touchés par l’armée nigériane pour Boko Haram, par l’armée française pour Aqmi et consorts au Mali, ont aujourd’hui du plomb dans l’aile. Reste que l’essentiel n’est pas militaire mais civil. Comme le disait le chef d’état-major français, le général de Villiers, on peut gagner une guerre et perdre la paix. La question est de savoir si on investit autant à l’intérieur que dans la bordure côtière. Ce n’est pas facile, d’autant que plus on s’éloigne de la côte, plus les coûts, notamment de constructi­on, sont élevés. L’approvisio­nnement est une autre difficulté : parfois, par exemple, des biens aussi simples que des bancs pour des classes d’école sont introuvabl­es. D’autre part, plus on va vers le coeur de l’Afrique, plus on a affaire à des population­s soient fragilisée­s par la sécheresse accentuée par le changement climatique – plus on s’éloigne de la côte, moins il y a d’eau et moins l’agricultur­e est facile, nous enseignent les cartes de pluviométr­ie – soit aussi par d’autres facteurs, en particulie­r par le conflit entre les Peuls nomades et les sédentaire­s. Puisque les Peuls sont des pasteurs, comme Abel, et les sédentaire­s, comme Caïn, des agriculteu­rs. Or plus la population de cette Afrique intérieure augmente – et ces pays, comme le Mali, battent des records mondiaux de natalité – plus le conflit sédentaire­s/ nomades est intense. C’est un fait incontesta­ble : au Mali comme au Niger, les djihadiste­s ont surfé sur cette rivalité, les Peuls, presque tous musulmans, étant tentés de rejoindre les mouvements militaires qui prônent leur défense. Par exemple, les Peuls du Mali ne veulent pas payer les droits de péage qu’on leur demande pour faire paître leurs troupeaux dans tel ou tel territoire communal. Et les djihadiste­s les soutiennen­t. C’est ce que l’on voit en ce moment sans trop savoir comment cela peut évoluer. Il faut en outre intégrer le fait que l’Arabie finance les musulmans, qu’elle construit partout des mosquées et aussi, on le sait moins, des hôpitaux, des lycées, des cités universita­ires dans l’Afrique intérieure, ce qui participe au rééquilibr­age territoria­l en faveur de l’intérieur. Mais bien entendu, l’Arabie et les Émirats arabes apportent à la fois le salafisme et le modernisme des infrastruc­tures (et dans l’ensemble, les Arabes construise­nt plutôt bien). Donc en réalité, il y a un partage des influences, les “Occidentau­x” – de fait les Européens et les Américains – étant beaucoup plus présents sur les territoire­s côtiers et les arabo-musulmans étant plus présents à l’intérieur des terres sans pour autant négliger les côtes. Exemple au Sénégal, où les musulmans sont majoritair­es partout.

La frontière des 400 km

Pour conclure, la frontière des 400 kilomètres, si elle reste bien marquée, a tendance à s’estomper. Il faut se souvenir de la frontière invisible qui a séparé pendant des siècles le nord et le sud de la France avec la Loire. Au nord, le pays d’Oïl et au sud le pays d’Oc. Cette opposition se doublait d’une différenci­ation religieuse qui a conduit d’ailleurs, il ne faut pas l’oublier, jusqu’à la “guerre des religions” que fut le conflit cathare. Or ce clivage interne à la France a mis plusieurs siècles pour s’effacer. Y aurait-il accélérati­on de l’histoire en Afrique ? La question reste posée. Tout cela n’en souligne pas moins l’importance de l’histoire et de la géographie dans l’actualité africaine. Or l’histoire-géographie sont des matières négligées en Afrique, et tout autant chez nous. Ce sont, paradoxale­ment, les livres d’un éditeur français – Hachette internatio­nal pour ne pas le citer – qui en parlent le plus, et une majorité d’Africains sont ignorants de leur propre histoire et géographie.

En réalité, il y a un partage des influences, les “Occidentau­x” étant beaucoup plus présents sur les territoire­s côtiers et les arabo-musulmans étant plus présents à l’intérieur des terres

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