Le Nouvel Économiste

Pour un libre-échange ‘intelligen­t’

Le libre-échange ne peut plus faire l’impasse d’une nouvelle régulation

- JEAN-MICHEL LAMY

C’est un paradoxe de plus dans la campagne présidenti­elle. Le libre-échange est mis en cause partout et… nulle part. Cherchez la rubrique dans la litanie des mesures des candidats, vous ne la trouverez pas. En revanche, vous trouverez de multiples développem­ents sur le pôle inversé de la protection aux frontières. L’électeur, on le sait, adhère spontanéme­nt à cette rhétorique. Il a de vraies raisons. C’est pourquoi il est si difficile de lui vendre le schéma de l’ouverture sur le grand large – même avec garanties de gains. Le face-à-face entre conservate­urs protection­nistes et progressis­tes libéraux ne tournera pas forcément à l’avantage des seconds.

La carte du repli sur soi

De fait, le procès contre une globalisat­ion destructri­ce d’emplois et tueuse de classes moyennes bénéficie de l’alignement exceptionn­el des planètes anglaises et américaine­s sur l’orbite “repli sur soi”. Avec le Brexit et l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche – premier président à considérer qque le pprotectio­nnisme tournera à l’avantage des États-Unis –, ce sont les avocats historique­s du libreéchan­ge qui tournent casaque. Le revirement a été symbolique­ment acté le 17 mars au G20 de BadenBaden par le refus de Washington de souscrire, dans le communiqué final, le rituel appel “à la levée des obstacles aux échanges”. Ce climat confère au résultat ultime de la présidenti­elle française une dimension réellement planétaire, alors que selon les sondages, près de 53 % des électeurs (Opinion Way du 27 octobre) s’apprêtent à voter au premier tour pour un groupe de sept candidats affichant avec plus ou moins d’intransige­ance le panneau “protection­niste”. Il y a des raisons à cela. La longue et spectacula­ire liste des fermetures d’usines en est une. L’Insee vient d’en donner la version macroécono­mique : “de 1995 à 2015, la valeur ajoutée de l’industrie manufactur­ière a augmenté dans l’Union européenne de 61 % en valeur, mais sa part dans l’ensemble de l’économie a reculé de 19,6 % à 15,9 %”. C’est le cas partout (Royaume-Uni, Italie, France, Espagne…) sauf en Allemagne, qui dispose d’une industrie soutenue par de forts excédents à l’exportatio­n. Ce seul constat suffit à alimenter l’acrimonie contre Berlin, seul pays censé bénéficier d’un taux de l’euro attractif pour ses équipement­iers. Que la qualité des produits, les réformes Schröder de diminution des charges et de flexibilit­é du marché du travail, l’écosystème performant, le recours aux sous-traitants des pays de l’Est, expliquent bien davantage le succès du made in Germany, ne semble convaincre personne. Et certaineme­nt ppas la cohorte des aspirants à l’Élysée, de Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon en passant par Nicolas Dupont-Aignan et François Asselineau, qui tous veulent sortir de l’euro pour dévaluer “tranquille”.

La prudence du Conseil constituti­onnel sur le Ceta

Cette vision des rapports de force économique­s est fondatrice, car elle sert de point d’appui à la démarche protection­niste. Pour cette grille de lecture, la zone euro n’est que le relais d’une mondialisa­tion qui livre à tout-va territoire­s et habitants à la concurrenc­e déloyale. Nicolas Dupont-Aignan dans ‘Mon agenda de président’ : “nous enterreron­s l’idéologie folle de Bruxelles qui a détruit l’industrie française avec des règles plus favorables aux multinatio­nales chinoises qu’aux PME françaises”. Même Benoît Hamon, leader d’un parti historique­ment pro-européen, est sur son quant-à-soi. Il a choisi de dénoncer le traité de libre-échange (Ceta) signé par la Commission européenne avec le Canada. Si l’on ne conclut pas avec ce pays très proche des valeurs européenne­s, avec qui le fera-t-on ? Le rejet serait le marqueur tragique d’un bond en arrière sans précédent dans la gestion communauta­ire des échanges internatio­naux. La Fondation Hulot estime pourtant que ce traité met en cause le principe d’égalité, de souveraine­té, d’indépendan­ce, de précaution, et ne permet pas d’intégrer les exigences environnem­entales. Pas moins ! En vertu de quoi, le 21 février dernier, soixante députés de la mouvance de gauche ont saisi le Conseil constituti­onnel pour différer l’entrée en vigueur provisoire du traité

L’intelligen­ce, c’est, pourp les candidats à l’Élysée, comprendre que 60 % du commerce extérieur de la France s’effectue à l’intérieur de la zone euro. Revenir au bilatérali­sme commercial

avec chacun des 18 autres États serait une

absurdité coûteuse

pour le printemps. C’est légal après le vote positif du Parlement européen et l’aval du Conseil européen (approbatio­n de François Hollande incluse) – sans qu’il soit besoin d’attendre la ratificati­on par les parlements nationaux. Une précision : le “provisoire” concerne environ 90 % des dispositio­ns du Ceta. Cela correspond à la partie du traité qui relève entièremen­t de la Commission qui a, rappelons-le, le monopole de la négociatio­n suite au mandat donné ppar les États. L’autre partie, dite “mixte”, implique l’aval des députés nationaux. C’était un petit aperçu de la complexité du fonctionne­ment juridique de l’Union européenne. Revenons en France. Après la saisine par les députés contre ce “scandale démocratiq­ue”, les magistrats constituti­onnels sont tenus de statuer dans le délai d’un mois. Cette fois-ci, c’est exceptionn­el, ils ont prudemment décidé “de poursuivre l’instructio­n du recours jusqu’au début de l’été”. Rien d’anodin dans cette reculade : il n’était pas question pour les juges suprêmes de jouer au gouverneme­nt des juges en pleine campagne électorale. Même si elle est souterrain­e, cette affaire est au coeur des enjeux de la présidenti­elle. Ils ne sont que deux – Fillon et Macron – à approuver le traité. Tous les autres challenger­s sont contre !

Le protection­nisme intelligen­t selon le FN

De son côté, Marine Le Pen, sur Europe 1 ce 27 mars, n’hésitait pas à enfoncer le clou : “il n’y a aucune protection sérieuse de notre marché par rapport aux importatio­ns européenne­s pour une raison simple : les tenants d’une idéologie du libre-échange avec zéro droit de douane ont le pouvoir à Bruxelles”. Le même jour, dans un communiqué, le Front national dénonçait “le vin français menacé par Bruxelles” et réclamait des droits de douane ciblés et modulés pour rééquilibr­er la concurrenc­e de vins espagnols et italiens soumis à des normes moins exigeantes. Voilà selon le FN le protection­nisme “intelligen­t”, pays par pays et produit par produit. Un autre cas emblématiq­ue parcourt les réseaux sociaux, celui de Whirpool qui a décidé de délocalise­r son usine d’Amiens en Pologne, où les rémunérati­ons sont moins élevées. Un État qui reçoit en solde net des subsides européens, soulignent à l’envi les opposants à un tel transfert. La directive Travail détaché est une autre accusée de choix. En vertu du principe de la libre circulatio­n des personnes, elle autorise des salariés polonais ou portugais à être embauchés sur les chantiers au tarif français, mais avec des cotisation­s sociales payées au tarif du pays d’origine. C’est du dumping social organisé à l’intérieur du marché unique. Mis bout à bout, ces exemples de dysfonctio­nnements, qui peuvent être multipliés à la puissance mille, suffisent amplement à alimenter le moteur anti-bruxellois. La demande de protection sociale embraye sans obstacle sur une Europe perçue en meurtrière des avantages acquis.

La notion de juste échange

Face à la tourmente, les répliques des principaux intéressés restent au niveau des grands principes. “Si la ratificati­on de l’accord économique et commercial avec le Canada

échoue, nous ne savons pas ce qui pourrait se passer, car cela ne s’est jamais produit”, avoue Cecilia Malmström, commissair­e européen au Commerce. “Nous voulons évidemment du commerce juste, mais nous ne voulons construire

aucune barrière”, assure la chancelièr­e Angela Merkel. D’ailleurs, la machine à négocier tourne à plein régime pour un accord commercial avec le Japon en 2018 – sur le modèle canadien. Comment convaincre les population­s que le bilan coût-avantages de ce type de négociatio­n est gagnant ? Bruxelles oublie un peu vite un passé où un droit de la concurrenc­e pointilleu­x a poussé les grands groupes européens à aller chercher ailleurs leur croissance, en Chine notamment. Comment ensuite donner un tour de vis à de tels partenaire­s ? C’est avec les plus grandes difficulté­s que Bruxelles essaie d’imposer à Pékin des taxes anti-dumping sur pplusieurs typesyp d’acier. Certains États membres freinent des quatre fers pour défendre leurs intérêts propres sur le marché chinois. Pékin a du répondant en magasin.g À ce jour, la peur des rétorsions commercial­es reste encore le meilleur argument qu’agitent les avocats du libre-échange. Simplement, cette plaidoirie traditionn­elle révèle ses limites en regard du changement de monde qui se dessine. Quand Jean-Luc Mélenchon se prononce, comme le relève la ‘Lettre lorello ecodata’, “pour l’instaurati­on de droits de douane à l’encontre de pays ne garantissa­nt pas à leurs salariés des droits sociaux convenable­s”, il recueille un large assentimen­t.

La notion de “juste échange” n’est pas loin. Quand il préconise la remise en cause “des accords commerciau­x libre-échangiste­s”, il conforte l’idée qu’il faut inventer de nouvelles formes de régulation. Un libre-échange intelligen­t peut démontrer que l’UE est un rempart face à la mondialisa­tion. Après tout, malgré les inégalités et la crise de 2008, c’est toujours un espace de prospérité.

La compensati­on des perdants

Le CEPII (Centre d’études prospectiv­es et d’informatio­ns internatio­nales ) remarque que les droits de douane étant tombés à 2 % dans l’Union européenne, les enjeux des accords de libreéchan­ge portent sur les normes sanitaires, techniques et sociales. Le CEPII reconnaît aussi que ces accords font des gagnants et des perdants. Dès lors, il appartient à l’arbitrage politique national de proposer des compensati­ons intelligen­tes. Dans le cas du Ceta, il se dit que les éleveurs de bovins sont dans le camp des “victimes”. Pourquoi dans ces conditions ne pas prévoir l’utilisatio­n spéciale d’une ligne budgétaire européenne ? Il existe déjà un fonds d’ajustement pour les dégâts de la mondialisa­tion ! L’intelligen­ce,g, c’est,, pourp les candidats à l’Élysée, comprendre que 60 % du commerce extérieur de la France s’effectue à l’intérieur de la zone euro. Revenir au bilatérali­sme commercial avec chacun des 18 autres États serait une absurdité coûteuse ! Il s’agit au contraire, dans la foulée du soixantièm­e anniversai­re du traité de Rome, comme l’a dit le 25 mars à Rome le président de la République, “de porter un message d’ouverture au monde à travers des échanges qui doivent être régulés”. Nul n’imagine traiter sérieuseme­nt du futur climatique chacun des Vingt-Sept dans son coin. Réconcilie­r Hulot et Merkel dans un même traité de libre-échange ? Ce n’est en rien utopique. C’est une mission qui ne sera remplie qu’à la condition de sortir du statu quo européen. C’est la “certitude” dont fait part Pierre Gattaz, le président du Medef. “L’heure est grave, car nous avons besoin de réponses collective­s avec des valeurs communes”, entend-on dans les couloirs de l’organisati­on patronale. Derrière les propos convenus, on croirait presque entendre les sirènes d’alarme. Rendez-vous le 7 mai au soir.

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