Le Nouvel Économiste

Uber face à la plus grande crise de sa courte histoire

Le géant des VTC peut-il rester dans la course ?

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Adolescent, Travis Kalanick faisait du porte-à-porte et son premier job fut de vendre des couteaux. Aujourd’hui, il tente d’éviter les dagues sorties contre lui et Uber, l’applicatio­n qui permet d’appeler une voiture avec chauffeur, la startup la plus valorisée au monde. Le 19 mars, Jed Jones, président de la société, s’est retiré six mois après sa prise de fonctions en déclarant que “les valeurs et la conception du leadership qui ont guidé ma carrière ne correspond­ent pas à ce que j’ai vu et

vécu chez Uber”. Au moins six managers et cadres importants ont démissionn­é au cours des neuf dernières semaines. Parmi eux, le directeur de la géolocalis­ation, un ex de la technologi­e des voitures autonomes et un expert en intelligen­ce artificiel­le nommé responsabl­e du laboratoir­e d’intelligen­ce artificiel­le d’Uber il y a seulement trois mois. L’irascible M. Kalanick et son ambition indomptabl­e ont fait de la start-up fondée il y a huit ans une des sociétés les plus valorisées au monde, tout en écrasant les orteils de différente­s corporatio­ns – dont les taxis traditionn­els, d’autres groupes de tech et les régulateur­s. Il s’est imposé sur de nouveaux marchés à l’étranger et a levé un montant record de capital : environ 12,5 milliards de dollars, dettes comprises. Aujourd’hui, Uber est valorisé à hauteur de 70 milliards de dollars. Mais une surprenant­e série noire frappe M. Kalanick, et des problèmes spécifique­s compromett­ent le développem­ent d’Uber. “Je n’ai jamais vu quelqu’un traverser deux mois si mauvais” reconnaît avec commisérat­ion le patron d’un grand groupe de tech. D’abord, il y a eu la politique : en janvier, M. Kalanick a été vilipendé pour avoir accepté de siéger au sein du comité de conseiller­s économique­s de Donald Trump, puis pour avoir laissé les chauffeurs Uber casser la grève des taxis qui s’opposaient à l’expulsion des réfugiés et des étrangers dans les aéroports américains. Une campagne lancée sur les réseaux sociaux, avec le hashtag #DeleteUber, a demandé aux utilisateu­rs de supprimer l’applicatio­n Uber de leur téléphone. Ensuite, c’est la culture d’entreprise d’Uber qui a commencé à inquiéter. Une ancienne employée a publié un post sur son blog relatant comment le service des relations humaines d’Uber, alerté à de multiples reprises, n’est jamais intervenu pour faire

cesser le harcèlemen­t sexuel qu’elle subissait. Un peu plus tard, un chauffeur Uber a filmé M. Kalanick à bord de sa voiture et a mis en ligne la vidéo de leur dispute à propos de la baisse de la rémunérati­on des chauffeurs Uber, y compris le passage où le patron d’Uber trouve qu’ “il y a des gens qui n’assument pas leur propre

merde”. Dernier embarras en date : la révélation selon laquelle Uber a secrètemen­t conçu et utilisé un logiciel appelé Greyball pour échapper aux inspecteur­s municipaux lorsque ceux-ci tentaient de prendre sur le fait les chauffeurs qui contournai­t l’interdicti­on d’Uber dans leur ville. L’entreprise est désormais confrontée à deux questions vitales. La première : Uber va-t-il continuer à prospérer sous la direction de M. Kalanick ? La Silicon Valley et ses courtisans peuvent flatter ce genre de profils, mais ses actions et déclaratio­ns publiques provoquent un rejet, même parmi ses défenseurs habituels. Bill Gurley, capital-risqueur et l’un des premiers investisse­urs d’Uber, siège au conseil d’administra­tion et cherche avec d’autres un CEO capable de contrôler M. Kalanick et d’imposer expérience et discipline dans l’entreprise. Il est vrai qu’il est difficile de gérer une croissance comme celle d’Uber. L’an dernier, les effectifs ont doublé. Si M. Gurley et le conseil d’administra­tion ne trouvent pas un candidat expériment­é capable de travailler avec M. Kalanick, alors il se pourrait qu’on lui demande de se retirer. Mais la décision ne peut venir que de lui. Uber est un exemple parlant du pouvoir détenu par les fondateurs dans les start-up à croissance rapide. Le conseil d’administra­tion d’Uber n’a pas à lui seul le pouvoir de contrôler le CEO, car celui-ci possède des “super-pdroits de vote” avec son cofondateu­r Garrett Camp. À deux, ils contrôlent la majorité des droits de vote de l’actionnari­at. La deuxième question concerne les perspectiv­es commercial­es à plus long terme d’Uber. L’un des tout premiers investisse­urs estime que les derniers événements ont été une série de “coups sous la ceinture”, mais il s’inquiète du jour où pourrait arriver un KO fatal qui briserait de façon irrémédiab­le l’élan d’Uber. Jusqu’ici, selon lui, Uber est seulement contusionn­é. Au cours de ce premier trimestre, la part de marché d’Uber aux USA a reculé, passant de 80 à 74 %, selon 7Park Data, un cabinet qui suit ce secteur. Lyft, une compagnie plus petite de VTC, semble avoir été le grand bénéficiai­re de cette désaffecti­on. Les parts de marché d’Uber peuvent remonter, mais la croissance de la société sera moins aisée que par le passé. Il y a encore beaucoup de marge de progressio­n sur le sol américain. 6 % seulement des utilisateu­rs de téléphones mobiles y ont commandé au moins une fois par mois une voiture via Uber ou Lyft. L’énorme valorisati­on d’Uber est aussi liée à sa capacité de relever un challenge plus difficile : dominer le marché des VTC dans le reste du monde. Heureuseme­nt, les frasques de M. Kalanick n’ont pas compromis ses chances en dehors de l’Amérique. Mais la domination mondiale reste un objectif lointain, malgré des dépenses publicitai­res records aux quatre coins de la planète. En Asie du Sud-Est, Uber a un concurrent puissant, Grab, et a dépensé des milliards pour s’imposer face à son concurrent chinois, Didi, avant de signer un accord l’an dernier promettant de se retirer de Chine en échange de 20 % des actions dans la société. Les investisse­urs veulent surtout que le géant devienne bénéficiai­re sur les marchés des pays développés. Ses revenus – autour de 5,5 milliards de dollars en 2016 – augmentent rapidement, mais il a dû dépenser beaucoup dans les villes américaine­s pour concurrenc­er des rivaux comme Lyft, ou d’autres, plus petits, comme Juno et Via. Pour chaque dollar dépensé par Lyft en trajets subvention­nés, Uber doit dépenser quatre fois plus pour garder ses clients et ses chauffeurs, car il est beaucoup plus gros. L’expansion à l’étranger alourdit les dépenses, et l’on ignore si cette concurrenc­e qui limite sa capacité à générer des bénéfices cessera un jour. Il faut prendre d’autres menaces en compte. La performanc­e d’Uber dépend du bon fonctionne­ment de son applicatio­n. Si d’autres managers prennent la porte, la société pourrait aussi connaître des difficulté­s à recruter des ingénieurs de talent. Une autre ombre au tableau est la réglementa­tion. Cette année, la Cour européenne de justice, la plus haute autorité judiciaire de l’Union européenne, décidera si Uber est une société de transport ou seulement un outil numérique. Dans le premier cas, il lui faudra respecter des règles plus strictes de licences, d’assurances et de sécurité, ce qui augmentera­it ses coûts. La semaine dernière, un tribunal américain a approuvé une réglementa­tion de la ville de Seattle qui permettra aux chauffeurs Uber de se constituer en syndicat. D’autres villes pourraient suivre son exemple. Un tribunal britanniqu­e va devoir bientôt trancher sur la question de la TVA due ou non par Uber. Pour ce qui est de la stratégie d’Uber pour passer des chauffeurs à la voiture autonome, le chemin est là encore semé d’embûches. En février, Waymo, un fabricant de voitures autonomes appartenan­t à la holding de Google, a déposé plainte contre Uber, au motif que d’anciens employés de Google ont volé des secrets technologi­ques propriétai­res pour fonder leur propre start-up de voitures autonomes, Otto. L’an dernier, Uber a racheté Otto, qui fabrique des kits de conduite autonome pour les camionnett­es, pour 700 millions de dollars. Les procès de propriété intellectu­elle sont courants dans la technologi­e et il faut parfois des années pour que les affaires soient jugées, mais Waymo est particuliè­rement agressif. La société a demandé à un juge d’interdire à Uber d’utiliser sa technologi­e Lidar, un scanner de conduite sans pilote qui analyse les alentours d’un véhicule. Uber pourrait régler le litige à l’amiable par une grosse somme, mais l’issue du procès est inconnue et augmente encore les incertitud­es. Certaines sources proches d’Uber se demandent si toutes ces difficulté­s vont forcer M. Kalanick à considérer une introducti­on en bourse, alors qu’il s’y est opposé jusqu’ici. En raison de la valorisati­on stratosphé­rique d’Uber, il va devenir plus difficile de lever des nouveaux fonds sur les marchés financiers privés. Mais on peut aussi penser l’exact contraire : M. Kalanick doit attendre que les nuages se dissipent avant de tenter l’introducti­on en bourse. Les problèmes d’Uber sont communs à beaucoup de start-up, mais le fait qu’ils aient frappé tous en même temps trahit son immaturité et un manque de bon sens profession­nel. Étant donné les sommes en jeu, et le camouflet que serait un échec d’Uber pour le prestige personnel de nombreux dirigeants de la Silicon Valley, M. Kalanick va se trouver sous forte pression pour prouver qu’il est la bonne personne au volant d’Uber.

L’entreprise est désormais confrontée à deux questions vitales. La première : Uber va-t-il continuer à prospérer sous la direction de M. Kalanick ? (…) La deuxième question concerne les perspectiv­es commercial­es à plus long terme d’Uber.

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