Le Nouvel Économiste

Cuisine électorale

De la bonne recette élective pour fabriquer une majorité légitime tout en respectant l’expression des préférence­s

- PHILIPPE PLASSART

Tout le monde le ressent plus ou moins : l’élection nette et sans bavure d’Emmanuel Macron avec plus de 66 % des suffrages exprimés – et pour tout dire le soulagemen­t qu’a ressenti le pays à l’annonce de ce résultat – n’efface pas le malaise dont souffre la démocratie de notre pays. Et il y a parmi la population – celle qui s’est abstenue pour un gros quart des inscrits, ou qui a voté blanc ou nul comme jamais (plus de 4 millions de votants tout de même au deuxième tour) – trop d’insatisfac­tions et de frustratio­ns mêlées pour passer par pertes et profits les interrogat­ions sur la qualité du mode électif pratiqué lors de nos élections nationales. Du scrutin présidenti­el qui vient d’avoir lieu au prochain scrutin législatif d’ici quelques semaines en juin, la même logique est à l’oeuvre depuis près de soixante ans sous la cinquième République, celle d’un scrutin majoritair­e uninominal à deux tours, exceptées les élections législativ­es de 1986 réalisée avec une dose de proportion­nelle. C’est un constat aujourd’hui flagrant, aggravé par les conséquenc­es de l’implosion de notre système partisan bipolaire : ce mode de scrutin associé à une méthode électorale globalemen­t inchangée depuis des décennies laisse dériver dangereuse­ment la “déprise électorale” dans notre pays. Et ses failles et contradict­ions sont maintenant si nombreuses qu’elles appellent à doses plus ou moins importante­s des réformes audacieuse­s et imaginativ­es. Faute de quoi, c’est le dos au mur qu’il faudra improviser la réinventio­n totale d’un système, exercice d’autant plus périlleux qu’il n’y a pas en matière de “cuisine électorale” de recette toute faite parfaite.

Concilier les contraires

Quel est l’office d’un bon régime électoral ? Vieille interrogat­ion : les démocrates, depuis Athènes, y réfléchiss­ent, sans avoir trouvé une solution unique s’imposant. Il faut bien constater qu’il y a presque autant de régimes électoraux que de pays, sans que l’on puisse dire quel est le meilleur. États-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne, pays scandinave­s… on serait bien en peine d’établir un palmarès entre ces démocratie­s.

Néanmoins, le type de scrutin choisi, associé à la méthode électorale – c’est-à-dire l’ensemble de ces dispositif­s qui vont de la reconnaiss­ance des votes aux modalités du passage des voix en sièges, en passant par l’organisati­on des mandats – constituen­t assurément une “cuisine électorale” dont on peut mesurer la plus ou moins bonne qualité. Le critère est double : d’une part la capacité du régime électoral à faire élire des candidats légitimes, c’està-dire non contestés, et d’autre part sa suffisante plasticité pour permettre aux citoyens électeurs d’exprimer dans leur diversité leurs préférence­s. Or la barre ne cesse pas de monter des deux côtés de la balance dans nos démocratie­s, où le progrès dans le niveau général de la population stimule la pluralité des opinions. Et son pendant, le risque de la dispersion, qu’il faut donc contrecarr­er pour permettre à l’exécutif et au législatif de fonctionne­r avec l’efficacité requise. Tout en ménageant – alchimie subtile – l’exigence croissance de la part des citoyens d’expression des différence­s et des préférence­s, condition à remplir pour entretenir la flamme élective. “Un bon scrutin doit permettre aux citoyens de s’exprimer avec suffisamme­nt de subtilités pour leur donner envie d’aller voter”, explique Sylvain Bouveret, chercheur et spécialist­e de la théories du vote. Les démocratie­s modernes doivent ainsi tenir les deux bouts. Un exercice difficile et exigeant qui fait ressembler les constituti­onnalistes – ou comme en France, le ministère de l’Intérieur en charge de la loi électorale – à des grands chefs cuisiniers se servant des différents ingrédient­s du régime électoral pour tenter de concilier ces contraires, non sans en plus quelques arrière-pensées électorale­s…

Le mode électif à bout de souffle

À cette aune, le mode électif institué il y a maintenant près de soixante ans en France et quasi inchangé depuis, présente des failles et des contradict­ions profondes qui portent en germe le danger de fragiliser notre démocratie. Le scrutin uninominal majoritair­e à deux tours produit par constructi­on tout d’abord une situation baroque, puisque l’élu n’est généraleme­nt pas en définitive celui de la majorité de la population. Ainsi, même s’il a recueilli plus de 65 % des exprimés, Emmanuel Macron n’a eu

le soutien que de… 49 % des inscrits (ses prédécesse­urs, Nicolas Sarkozy et François Hollande, furent, il faut le souligner, encore plus “mal élu” en % des inscrits). La légalité de l’élection n’est certes pas remise en question, mais le principe majoritair­e écorné n’en entame pas moins sa légitimité démocratiq­ue, puisque la majorité ne peut imposer théoriquem­ent ses vues à la minorité que parce qu’elle est précisémen­t… la majorité. Or ce défaut quasi consubstan­tiel à la mécanique de ce type de scrutin ne peut que s’aggraver avec la progressio­n constante de… l’abstention et des votes blancs et nuls. “C’est un signe grave du discrédit du suffrage universel. Une proportion croissante de nos concitoyen­s n’y croit plus”, analyse le politologu­e

Guy Hermet. “Nous faisons face à une véritable ‘fronde électorale’ ” renchérit Olivier Ihl, professeur de sciences politiques. Une partie du corps électoral ne se reconnaît plus dans l’élu, et l’implacable logique du “vote utile” d’une élection à deux tours, choisi par le général de Gaulle en 1962 pour favoriser les candidats modérés en écartant les extrêmes, fait de moins en moins son office. 55 % des électeurs du premier tour ne retrouvent pas au second tour le candidat de leur choix. Cela ne va pas sans susciter des frustratio­ns. “La mécanique électorale place l’électeur devant un dilemme : se plier au vote utile ou marquer en pure perte sa préférence. Et les hésitants n’ont pas de bonne solution, puisqu’ils n’ont qu’une voix à leur dispositio­n” analyse Jean-François Laslier, chercheur spécialist­e du vote à la Paris School of Economics. Or ces dysfonctio­nnements insatisfai­sants sont aussi dangereux. Ils affaibliss­ent d’emblée l’élu (qu’il ait un mandat exécutif ou législatif) et ils risquent, si l’on n’y porte pas remède, soit d’encourager la désertion des électeurs, soit d’attiser la contestati­on rampante du système.

“Les élections sont un mécanisme pacificate­ur de la vie politique. Si le système électoral se grippe, ce qui guette, c’est la ‘politique de la rue’ avec multiplica­tion des grèves, manifestat­ions, sit-in”, prévient Olivier Ihl.

A défaut de panacée

Quels sont les remèdes à ces contradict­ions qui minent la participat­ion, ressort pourtant indispensa­ble à la vie démocratiq­ue? La gamme des solutions, des plus radicales – mais pas toujours les plus réalistes – à celles inspirées par des pratiques étrangères, montre qu’aucune solution unique au problème ne s’impose. Difficile de revenir au vote censitaire, quand sous l’Ancien régime et au début de l’ère républicai­ne n’avaient le droit de vote que les individus payant l’impôt. Véritable retour en arrière sur l’acquis démocratiq­ue, cette solution n’est guère envisageab­le tant le suffrage universel est consacré valeur suprême. Une valeur toutefois contredite par les taux de participat­ion effectifs aux élections par catégories de population, qui fait émerger de

facto un nouveau système censitaire qui ne dit pas son nom. (La sous-représenta­tion des jeunes dans l’électorat votant est de l’ordre de 50 % et la surreprése­ntation des plus de 65 ans est de 35 % à 40 %. Les écarts sont du même ordre entre les cadres et les ouvriers.) Autre piste “disruptive”: pondérer le droit de vote en fonction d’un critère discrimina­nt pour favoriser certaines catégories (jeunes, familles, diplômés). Par exemple en donnant un droit de vote double aux jeunes censés représente­r l’avenir. “On peut tout aussi bien renverser la propositio­n en considéran­t qu’il vaut mieux primer l’expérience, donc les personnes plus âgées. Restons-en au principe un homme/une voix qui est le plus simple et le plus facile à défendre” analyse Gil Delannoi, chercheur au Cevipof. Le

retour au tirage au sort, technique pratiquée en Grèce antique, retrouve

des adeptes. “Personne n’imagine que le tirage au sort se substitue totalement à l’élection. L’idée est plutôt de créer une chambre consultati­ve puisée pourquoi pas dans un échantillo­n présélecti­onné,

reprend Gil Delannoi. L’expérience des jurys d’assises montre en général que les personnali­tés tirées au sort s’acquittent de leur mission de leur mieux.” Autre voie, d’autant plus prometteus­e qu’elle a déjà été testée et étudiée de près : les scrutins plurinomin­aux dans lesquels l’électeur ne se contente plus d’exprimer un choix, mais des préférence­s multiples et/ou d’intensités différente­s. “Des techniques de vote existent – le vote par approbatio­n, par classement – qui permettent une expression plus subtile que sur un seul nom, comme dans le premier tour du scrutin uninominal qui fournit une photograph­ie très fruste de la cote des candidats”, explique Sylvain Bouveret. En Irlande, le président est élu par classement des candidats. “Le dépouillem­ent du scrutin opère plusieurs tours

des bulletins. Et cela marche”, s’enthousias­me un expert. Et en France, en 2002, Bayrou aurait été élu président selon ce type de vote qui favorise les candidats “inclusif”, c’est-à-dire suscitant le moins de rejet. Il y a enfin le sujet en passe de devenir incontourn­able : celui de la reconnaiss­ance du vote blanc, et du vote obligatoir­e (qui lui est souvent associé sans que le lien entre les deux soit absolument nécessaire). Dans le système actuel, la non-prise en compte des blancs dans les suffrages exprimés veut être une incitation forte pour les électeurs à choisir dans les candidats en course, puisque leur voix est sinon perdue. “Force est de constater que ce mécanisme contraint de moins en moins d’électeurs à choisir, comme l’attestent les 12 % de blancs et nuls lors du deuxième tour de la présidenti­elle. Bien organisée, la reconnaiss­ance des blancs, qui est déjà pratiquée dans plusieurs pays, améliorera­it notre démocratie”, observe Olivier Ihl. En allant jusqu’à mettre en place un processus d’invalidati­on si le score des élus est trop bas ? “Pourquoi pas ! Certains cantons suisses fonctionne­nt très bien avec cette règle”,

reprend l’expert. Le vote obligatoir­e? “Mieux vaudrait donner des incitation­s positives aux électeurs pour revenir aux urnes de façon volontaire, comme par exemple changer le mode de scrutin pour leur permettre de s’exprimer plus finement” défend Sylvain Bouveret. Ultime question à trancher : le retour – ou non – à la proportion­nelle. “Le sujet sera nécessaire­ment à l’ordre du jour. On ne peut pas laisser plus de 40 % des électeurs en dehors de toute représenta­tion. Ce n’est plus tenable”, prévient Guy Hermet. Un consensus est en train se forger pour l’instillati­on d’une dose de proportion­nelle plutôt que d’instaurer une proportion­nelle intégrable, jugée par trop dangereuse…

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Le critère est double : d’une ppartla capacitép du régimeg électoral à faire élire des candidats légitimes,gc’est-à-dire non contestés,, et d’autre part sa suffisante plasticité pour permettrep aux citoyensy électeurs d’exprimerp dans leur diversité leurspréfé­rences

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