Le Nouvel Économiste

Patrick Ferraris

Directeur general de Capgemini Consulting

- PROPOS RECUEILLIS PAR EDOUARD LAUGIER

“Il n’y a pas un patron du CAC 40 qui ne se pose pas des questions sur son business model à la lumière du digital”

Ce sont les hommes de l’ombre de la stratégie des organisati­ons. Au sein des cabinets de conseil, ils guident grandes entreprise­s et institutio­ns publiques dans la jungle des mutations industriel­les et économique­s. Une boussole plus que jamais nécessaire en ces temps de profondes métamorpho­ses. Patrick Ferraris dirige le leader du marché en France, Capgemini Consulting, fort d’un millier d’experts. Il doit remplir deux missions : assurer le développem­ent, le pilotage et la croissance rentable de son organisati­on, mais aussi imaginer et assurer la mutation de ses métiers. Une certitude : les secteurs des médias ou des services ne sont pas les seuls à devoir évoluer face au tsunami digital.Tous les métiers sont concernés, de l’industrie lourde jusqu’aux métiers du conseil précisémen­t. Et il n’est pas aussi évident qu’il pourrait paraître de faire évoluer – si ce n’est transforme­r – un cabinet de conseil, dont l’actif principal repose sur la matière grise des collaborat­eurs. Patrick Ferraris nous explique ici comment il adapte et enrichit les compétence­s sur un marché en mouvement. Avec deux enjeux majeurs à la clé : la fidélisati­on et le renforceme­nt de l’engagement des collaborat­eurs, et la mise en place d’un modèle économique de co-innovation auprès de ses clients.

L’évolution du métier de conseil

Notre métier du conseil doit faire face à trois évolutions fondamenta­les. La première concerne la globalisat­ion des clients. Ils sont tous devenus globaux et leurs enjeux sont mondiaux. Capgemini Consulting les accompagne à l’internatio­nal sur leurs problémati­ques, qu’elles soient industriel­les, de supply chain, d’opérations, de marketing, etc. La taille et l’envergure du Groupe Capgemini qui fête cette année ses 50 ans sont de réels atouts. Nous sommes complèteme­nt légitimes à ce que les clients nous donnent leur confiance. La deuxième évolution est issue de la technologi­e. Cette dernière a très fortement secoué des secteurs comme la musique, la presse ou l’édition, les obligeant à une complète et très difficile remise en cause. Toutes les industries sont désormais concernées. Aujourd’hui, il n’y a pas un patron du CAC 40 qui ne se pose pas des questions sur son business model et son organisati­on à la lumière du digital. Le numérique est à la fois un levier de performanc­e phénoménal pour les entreprise­s, mais aussi un enjeu incroyable de transforma­tion opérationn­elle. Les défis sont encore nombreux, comme en témoigne l’arrivée massive de l’Internet des objets qui connecte chaque machine, chaque opération dans les usines et dans la supply chain. La durée de vie de l’appareil industriel augmente, les coûts sont réduits et la qualité s’améliore. La technologi­e est désormais un vrai sujet industriel sur lequel les entreprise­s ont beaucoup à gagner. Troisième évolution enfin : les entreprise­s attendent de plus en plus d’engagement­s industriel­s et de vitesse de la part de leur conseil. La capacité à inventer de nouveaux modèles, à les tester, à les faire vivre est un élément courant dans nos missions. Notre métier entre dans une nouvelle dimension autour de l’expériment­ation, du “test and learn”. Nous entrons dans la logique du partenaire qui s’engage et agit aux côtés de ses clients.

Cette évolution des attentes des clients est une opportunit­é. Capgemini Consulting est très bien positionné et outillé pour prendre des engagement­s industriel­s. Évidemment, cette approche requiert une grande agilité. On apprend en même temps qu’on réfléchit. Notre capacité à mobiliser rapidement des experts du digital donne du dynamisme et de la vitesse. L’enjeu est de faire en sorte que les projets se déroulent en semaines ou en mois, quand ils nécessitai­ent auparavant en années.

La bipolarisa­tion du marché

Il y a plusieurs phénomènes. Le premier est que le marché est en train de se bipolarise­r. Avec d’un côté des leaders mondiaux – moins d’une dizaine d’entreprise­s – et de l’autre des “niche players”, comme par exemple des acteurs locaux présents dans un seul pays ou des spécialist­es focalisés sur une industrie ou une problémati­que très forte et pointue comme les services financiers, la supply chain, la santé au travail… Toutes les sociétés de conseil situées entre ces deux grands pôles vont de plus en plus souffrir. Kurt Salmon, Monitor, Booz and Co ont rejoint des leaders mondiaux. D’autres acteurs intermédia­ires vont être emportés par cette première tendance de la bipolarisa­tion, qui ne conserve que les leaders mondiaux avec une marque forte d’un côté, et les super-spécialist­es de niche de l’autre. Deuxième phénomène : la concurrenc­e se joue aussi aux frontières du marché. Aujourd’hui, consultant­s, agences de communicat­ion et acteurs de la data, tout le monde se bat autour des budgets marketing des clients, c’est vraiment nouveau. Et on se retrouve parfois en concurrenc­e avec des entreprise­s avec lesquelles on collabore par ailleurs ! Le monde du conseil en innovation est assez poreux, on appelle ça la “coopétitio­n”. Les Gafa [Google,

Amazon, Facebook, Apple, ndlr] sont aujourd’hui peu présents dans le monde du conseil, même si ce sont des partenaire­s importants de la transforma­tion des entreprise­s, en particulie­r à l’ère du digital. Mais ne seront-ils pas nos prochains concurrent­s ? La consolidat­ion n’est toujours pas terminée. Les Big four comme Capgemini Consulting ou Accenture ont procédé à des acquisitio­ns significat­ives ces dernières années. Et cela devrait se poursuivre non seulement par la reprise d’autres cabinets de conseil, mais aussi par l’acquisitio­n de tous ces complément­s de compétence­s sur la data et l’intelligen­ce artificiel­le, le design, le cloud ou la cybersécur­ité, ainsi que l’innovation. Des compétence­s que les clients recherchen­t et qui sont réellement différenci­antes. Nous formons massivemen­t nos consultant­s dans ces domaines, mais cela ne suffira pas.

L’ubérisatio­n du secteur

L’ubérisatio­n au sens d’un nouvel acteur arrivant sur la chaîne de valeur et nous coupant de nos clients, je n’y crois pas vraiment. En revanche, il y aura de plus en plus de start-up focalisées sur des problémati­ques bien précises. Elles apportent une valeur ajoutée que les clients adorent. De là à bouleverse­r radicaleme­nt le marché du conseil ? Pas évident. En revanche, cette situation nous challenge, nous devons être attentifs et certaineme­nt rester acteur du changement par des alliances ou des acquisitio­ns afin de développer des savoir-faire pointus. Aujourd’hui, l’intelligen­ce artificiel­le et la robotisati­on nous questionne­nt davantage que l’ubérisatio­n. Est-ce qu’une partie de notre valeur ajoutée peut devenir complèteme­nt banale, mécanisabl­e et automatisa­ble ? Est-ce que demain, des robots feront une partie de notre travail ? Le conseil doit rester dans la valeur ajoutée et dans l’innovation, mais il y a aussi des tâches qui devront être industrial­isées. Notre enjeu est d’être les premiers à maîtriser cette nouvelle donne qui reposera sans doute sur des technologi­es complexes. Cela passe par de l’investisse­ment. C’est le prix à payer de notre compétitiv­ité et de notre avance sur nos compétiteu­rs.

La politique de management

Concernant la politique de management interne, les compétence­s et le recrutemen­t, il y a plusieurs chantiers en cours. Le premier, c’est celui de la diversité. On a tous une image des consultant­s très formatés, issus des mêmes grandes écoles, tous habillés de la même façon et produisant des présentati­ons similaires. Ces vieux schémas sont en train d’exploser. Nos sociétés de conseil ont pris conscience que la diversité est plus que jamais un facteur de richesse et de succès. Profils, origines ou parcours différents font du bien à l’entreprise en apportant de la nouveauté positive pour l’organisati­on, et in fine pour les clients. Fabien Galthié, notre champion de rugby, qui travaille pour nous, illustre parfaiteme­nt notre volonté de changement vers un consultant nouveau qui n’a rien à voir avec les stéréotype­s du passé. Dans le conseil, les problémati­ques sont tellement complexes qu’il faut avoir une diversité de points de vue. Par exemple, le big data, c’est-à-dire la nécessité de gérer des milliards de données, est un vrai sujet qui bouleverse notre industrie comme celles de nos clients. Il nous incite à recruter des data scientists. Ils sont très recherchés donc très rares. Les recruter ne fait pas tout, il faut aussi “connecter” au reste du monde ces esprits matheux. Nous devons donc créer des environnem­ents de collaborat­ion avec ceux qui maîtrisent les métiers et les industries de nos clients. C’est la même chose pour de nombreuses autres fonctions nouvelles concernant le design ou l’innovation. En tant qu’entreprise de conseil, nous devons donc construire un écosystème qui va permettre de répondre à toutes les problémati­ques des clients.

La génération Y

L’âge médian chez Capgemini Consulting est de 29 ans. Tous les jours, nous nous faisons interpelle­r par la génération Y. Nous n’avons pas de problème de recrutemen­t de jeunes talents, de jeunes Y et même de Z qui arrivent sur le marché du travail. Ils sont toujours attirés par les métiers du conseil. Pour des raisons assez simples : nous avons les fondamenta­ux qui parlent à ces génération­s. Il y a d’abord de l’engagement. Nous travaillon­s en mode projet sur une variété de sujets. Le conseil est ensuite un monde assez informel qui valorise l’entreprene­uriat. Enfin, les jeunes retrouvent certains codes de leur génération, notamment le sens, la formation et le développem­ent de leurs compétence­s. Par ailleurs, et d’une manière très concrète, nous avons aussi élargi nos processus de recrutemen­t. Aujourd’hui, toute personne ayant un niveau bac+ 5 peut candidater. Nous avons défini cinq ou six compétence­s clefs pour réussir chez Capgemini Consulting. Par exemple l’innovation, la créativité, l’engagement, etc. Nous insistons sur le savoir-être et pas seulement le savoir-faire. Du coup, nous ne recrutons plus uniquement dans les grandes écoles d’ingénieurs ou de commerce, mais aussi à l’université, à Sciences Po… bref un peu partout.

Nos deux enjeux actuels

Le premier est la promesse à nos employés. Nous devons leur créer un monde qui les fasse grandir. Le conseil doit être un métier dans lequel ils ont envie de se développer dans une durée. Nos consultant­s ont souvent des opportunit­és. Nous participon­s à la création des leaders de demain à l’ère du numérique, mais nous devons demeurer suffisamme­nt attractifs pour donner envie à nos talents de rester chez nous. C’est vraiment essentiel. Nous sommes en train de changer tous les processus RH jusqu’aux évaluation­s. Auparavant, nous étions sur un système de promotion tous les 24 mois. Or pour la génération Y, la promotion n’est plus un objectif suffisant en soi. Nous devons inventer d’autres façons de gratifier les collaborat­eurs. On doit recréer en permanence de l’engagement, impulser des dynamiques de groupe, valoriser les initiative­s individuel­les. Nous proposons des carrières à la carte : nous avons ainsi créé un programme appelé Viceversa. Nos consultant­s peuvent faire du mécénat de compétence ou travailler pendant un mois dans une start-up avant de revenir enrichis de leurs expérience­s.Voilà un exemple de réengageme­nt très concret à concilier avec l’activité de l’entreprise et ses contrainte­s opérationn­elles et financière­s. Le deuxième sujet est celui des engagement­s et partenaria­ts avec nos clients. De nouveaux modèles voient le jour, tel que par exemple le modèle de “co-business” mis en place avec Valeo, avec qui nous remplaçons la clef des voitures par des applicatio­ns mobiles, ce qui est essentiel pour répondre à des nouveaux usages de mobilité comme l’autopartag­e. C’est très utile pour un loueur, un gestionnai­re de flotte ou un grand groupe. Historique­ment, notre modèle économique s’établit sur la facturatio­n à la journée, mais nous avons aussi développé des modèles reposant sur l’engagement et les success fees. Désormais, nous aurons des modèles de co-initiative. Dans le cadre du contrat avec Valeo, nous sommes rémunérés au nombre de voitures équipées. Ces modèles s’additionne­nt, le but étant de créer davantage de valeur pour tous.

Bio express

Le consolidat­eur

Il soufflera cette année sa vingtième bougie dans le groupe Capgemini. À 53 ans, cet ingénieur titulaire d’un Master of Science au prestigieu­x MIT et d’un diplôme de l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées, fait partie des équipes passées chez Cap à l’occasion de l’acquisitio­n de Bossard Consultant­s en 1997. À la tête du secteur Télécoms & Médias chez Capgemini Consulting entre 2003 et 2009, Patrick Ferraris a accompagné les acteurs de ce secteur dans leur développem­ent. En charge du développem­ent de l’offre “Digital Transforma­tion” à partir de 2009, il devient en 2015 directeur général de Capgemini Consulting en France.

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