Le Nouvel Économiste

commerce physique

‘Désolés, nous sommes fermés’

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À le voir, on n’en jurerait pas, mais le centre commercial de Staten Island est un concentré d’optimisme dans une boîte en ciment. Comme dans toutes ces galeries marchandes, la températur­e y est soigneusem­ent modulée. De la musique pop banale coule le long des travées beiges. Les trois grands magasins du centre commercial sont la trinité marchande des grandes enseignes américaine­s en péril : Macy’s, J.C. Penney et Sears. Ici, les trois sont en train de fermer. Mais dans ce ‘mall’ – centre commercial – en particulie­r, une renaissanc­e est en cours. Des équipes d’ouvriers sont au travail pour agrandir sa surface à 218 300 mètres carrés, une extension de presque un cinquième de sa surface actuelle. Le mall accueiller­a plus d’enseignes, un nouveau cinéma, des restaurant­s. Dans ce qui va devenir l’ancienne aile, les commerces qui péricliten­t céderont la place à d’autres. Le grand magasin Sears sera bientôt confiné dans un quart de la surface qu’il occupait à l’origine. Deux enseignes européenne­s de discount, Lidl et Primark, prendront sa place. GGP, le fonds de placement immobilier (FPI) propriétai­re du centre commercial, estime que les 231 millions de dollars injectés dans l’extension produiront de beaux dividendes d’ici 2019. “Le bon immobilier commercial rapporte de l’argent” assure Sandeep Mathrani, le patron de GGP. En sa faveur, il y a le fait que ce centre commercial est le seul et unique sur l’île peuplée de Staten Island. Ailleurs, le futur du shopping américain a bien triste figure. Le centre commercial The Shoppes de Buckland Hills, à proximité de Hartford, dans le Connecticu­t, appartient aussi à GGP mais là, pas de projet d’investisse­ment. Le parking est presque désert. On ignore si les succursale­s de J.C. Penney, Macy’s et Sears resteront ouvertes, et qui les remplacera si elles ferment. Le centre commercial américain est en butte à la concurrenc­e incessante du commerce électroniq­ue et des autres commerces à proximité. Un vendeur attend patiemment les clients derrière sa caisse. “Jour après jour, ça devient

pire” soupire-t-il.

Adapter le ‘mall’

Adapter le ‘mall’ : c’est le grand problème du commerce de détail américain. Tous les centres commerciau­x, tous les magasins ne sont pas à l’agonie. Pour l’instant, le taux d’occupation des surfaces commercial­es reste sain. Les consommate­urs n’ont pas cessé d’acheter. Mais leurs comporteme­nts d’achat ont changé, pour le plus grand bénéfice d’autres activités commercial­es comme les restaurant­s, les hôtels, les sites de e-commerce, et surtout d’Amazon. Résultat : un secteur économique géant et bien établi glisse dans une crise. L’an dernier, environ 4 000 magasins ont définitive­ment fermé. En 2017, plus du double pourraient mettre la clef sous la porte, selon la banque Credit Suisse. La confiance des ménages est solide et le chômage est au plus bas de ce qu’il a été durant cette décennie. Mais S&P Global Ratings s’attend à un nombre de faillites plus élevé qu’en 2009, quand l’économie américaine touchait le fond de la récession. La grande question est : jusqu’où et à quel rythme le commerce physique peut-il sombrer ? Ce qui aurait des conséquenc­es non seulement pour les commerçant­s et les propriétai­res de baux commerciau­x, mais aussi pour les institutio­ns financière­s qui gravitent autour, des banques aux compagnies d’assurance-vie. Le poids du commerce américain (à l’exception d’Amazon), en capitaux propres et en dette, dépasse aujourd’hui les 2 500 milliards de dollars, selon les calculs de The Economist. Des millions d’emplois peuvent sombrer dans la tourmente. Le commerce de détail emploie 15,9 millions de personnes en Amérique, soit un emploi sur neuf. Cette filière a créé un million d’emplois depuis 2012, mais un recul paraît inévitable. Depuis janvier dernier, 50 000 emplois ont été perdus, et d’autres licencieme­nts vont avoir lieu, inévitable­ment. Selon les calculs de M. Mathrani, 30 % des surfaces commercial­es devraient fermer définitive­ment pour que l’offre correspond­e à la demande. Dans un scénario particuliè­rement pessimiste, où tous types de surfaces commercial­es diminuaien­t d’autant, si le personnel est réduit dans la même proportion, 4,8 millions de travailleu­rs risquent le chômage, l’équivalent d’environ la moitié des emplois américains détruits par la crise financière. À terme, cela pourrait être encore plus grave, car les magasins qui survivront comprimero­nt leurs coûts d’exploitati­on par l’automatisa­tion. Notre analyse des données immobilièr­es de CBRE, une agence de courtage spécialisé­e, laisse penser que certaines villes au faible ratio de surface commercial­e par habitant, comme New York et Seattle, peuvent s’en tirer mieux, mais rares sont les zones qui seront épargnées. Le commerce de détail représente au moins un emploi sur dix dans chacun des États américains. Une telle inversion de tendance, touchant autant d’emplois, ne s’est pas vue depuis le déclin de l’industrie automobile américaine, dans les années 80. Et le phénomène ne touche pas uniquement l’Amérique. Les grands magasins ferment aussi leurs portes au Japon. L’Associatio­n des grands magasins du Japon suit les ventes au plan national de ses membres : elles s’élevaient à 8 900 milliards de yens (63 milliards de dollars) en 2000 et à 6 200 milliards de yens en 2015. Au niveau mondial, 192 millions d’emplois sont menacés par l’automatisa­tion, selon les projection­s du cabinet de conseil Eurasia Group. La crise est particuliè­rement dramatique en Amérique car jusqu’à récemment, le commerce de détail faisait preuve d’une croissance stupéfiant­e. Au cours du XXe siècle, les investisse­urs ont d’abord construit de rutilantes cathédrale­s du shopping au coeur des villes, puis ont progressé en migrant des centresvil­les vers les périphérie­s. Le ‘mall’, l’essence du commerce de détail américain, a été conçu dans les années 1950 par Victor Gruen, un immigré autrichien qui y voyait la version contempora­ine et close de la place du village. Sam Walton a construit son premier hypermarch­é Walmart à Rogers, dans l’Arkansas, en 1962. Il allait ouvrir l’une après l’autre ces boîtes en béton, les hypermarch­és, qui compensaie­nt leur manque de charme par leurs bénéfices. Les résultats annuels de Walmart dépassent toujours ceux de n’importe quel autre groupe coté en bourse. Ce rythme effréné de développem­ent a eu une conséquenc­e : l’Amérique d’aujourd’hui est saturée de centres commerciau­x. Le pays en compte cinq fois plus par habitant que la Grande-Bretagne. Les centres commerciau­x représente­nt 31 % de la totalité des surfaces commercial­es aux États-Unis, selon l’agence Cushman & Wakefield, l’équivalent de plus de 150 000 terrains de football. Ce boom a fait naître une nuée d’emplois. Alors que l’emploi dans d’autres secteurs, un temps florissant, s’est effondré rapidement, les emplois du commerce sont restés stables, jusqu’à récemment. Les produits sont peut-être fabriqués par des ouvriers à l’étranger mais ce sont encore des caissiers américains qui les vendent. Les emplois du commerce ont dépassé les emplois industriel­s en importance il y a 15 ans et les dépassent toujours, de 28 %. Les salaires y sont bas : une moyenne d’environ treize dollars par heure. Mais pour une main-d’oeuvre peu qualifiée, ces emplois sont un moyen sûr de gagner sa vie. Seulement 20 % des employés du secteur sont diplômés d’université. La volte-face du comporteme­nt d’achat des Américains est en train de menacer tout cela. Les Américains dépensent davantage en sorties au restaurant, en vacances et, hélas pour eux, en frais de santé. Ils dépensent moins en vêtements, qui furent l’offre principale des grands magasins et des centres commerciau­x. Aujourd’hui, quand les clients achètent une veste ou une robe, ils veulent un prix réduit, un comporteme­nt né de la récession et qui s’est enraciné au cours des années suivantes. Ce qui a dévoré les résultats financiers de nombreuses enseignes classiques américaine­s, mais dopé les ventes de la chaîne Zara, du groupe Inditex, un des géants du “fast fashion”, ainsi que celles de TJ Maxx et Ross, des chaînes qui vendent à prix discount les collection­s de prêt-à-porter de l’année précédente. Par le passé, ces retourneme­nts de conjonctur­e n’auraient pas troublé excessivem­ent le secteur. Les consommate­urs américains avaient toujours assuré la survie des plus forts. Les enseignes chancelant­es cédaient la place, inévitable­ment, à des marques plus populaires, et le consommate­ur en tirait avantage. Mais l’expansion rapide du e-commerce, ajouté à ces phénomènes

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