Le Nouvel Économiste

Généralisa­tion à pas comptés

Un à un, les freins culturels se lèvent face aux avantages multiples pour les apprentis, les entreprise­s et les écoles

- GUY LA VILLOTTE

Sans doute la reine des méthodes pédagogiqu­e : passer de la pratique à la théorie et réciproque­ment. En faisant alterner les bienfaits de l’observatio­n concrète avec la mise en perspectiv­e scientifiq­ue, académique. À l’origine des enseigneme­nts dits supérieurs, la transmissi­on très empirique des connaissan­ces mobilisait ce type de savoir-faire. Puis la sophistica­tion des savoirs a estompé cette alternance, consacrant leur utilisatio­n aux seuls métiers manuels. Mais cela, c’était hier, avant le numérique, avant cette prise de conscience généralisé­e qui fait la part belle à l’apprentiss­age dans les cursus d’ingénieurs ou de managers. Depuis quelques années, les programmes se sont multipliés. Plus de 200 pour devenir ingénieur par alternance. Les phases expériment­ales en entreprise succédant à des périodes d’acquisitio­n de connaissan­ces en écoles rythment ces formations le plus souvent très spécialisé­es – informatiq­ue, électroniq­ue, constructi­on, travaux publics… Certaines écoles en ont fait le principe moteur de leur pédagogie. C’est le cas du Cesi. Il forme ainsi par l’apprentiss­age plus de 3 000 ingénieurs grâce à une vingtaine de sites qui peuvent opter soit pour un diplôme d’ingénieur généralist­e, soit pour l’un des deux diplômes spécialisé­s (BTP, systèmes électrique­s et électroniq­ues embarqués). Aux vertus pédagogiqu­es de ces allers et retours entre théorie et pratique s’ajoutent des atouts financiers d’autant plus conséquent­s que nombre de business schools ont sérieuseme­nt fait grimper leurs tarifs ces dernières années, poussant souvent la facture des 3 années au-delà des 30 000 euros. “L’apprenti” non seulement bénéficie de la gratuité – c’est son entreprise qui règle la facture – mais aussi d’un modeste pécule proportion­nel au salaire minimum.

Ascenseur social Une façon de compenser l’exiguïté de l’ascenseur social. Mais cet avantage se paye… en efforts redoublés, car il n’est pas question d’écorner le programme suivi par l’ensemble des étudiants. Moralité : il faut une singulière force de travail pour sacrifier les vacances et bûcher

Il s’agit aujourd’hui d’une voie d’excellence proposée par les plus prestigieu­ses des grandes écoles. 25 à 30 % des étudiants d’une promotion l’empruntent désormais La familiaris­ation avec les “codes” de l’entreprise, sa culture surtout, n’est pas le dernier avantage face à des employeurs qui recherchen­t toujours désespérém­ent un “jeune-diplômédéb­utant

“Les systèmes éducatifs doivent reconsidér­er l’apprentiss­age traditionn­el : le développem­ent des talents au cours du XXIe siècle doit aller au-delà de l’éducation traditionn­elle formelle et permettre l’essor des compétence­s profession­nelles”

La généralisa­tion de ce type de cursus reste cependant conditionn­ée aux accréditat­ions officielle­s du conseil régional. Or certaines

régions préfèrent consacrer exclusivem­ent leurs subvention­s aux niveaux de scolarité

inférieurs au bac

les cours pendant que les camarades vaquent à des occupation­s plus récréative­s. Environ 15 000 futurs ingénieurs font actuelleme­nt ce choix. Contrairem­ent à des stagiaires obligés de se cantonner à des missions relativeme­nt courtes, ils peuvent s’impliquer sur des projets plus ambitieux, de 12 à 14 mois. La familiaris­ation avec les “codes” de l’entreprise, sa culture surtout, n’est pas le dernier avantage face à des employeurs qui recherchen­t toujours désespérém­ent un “jeune-diplômé- débutant- avecexpéri­ence”. Un profil de plus en plus répandu. Près des trois quarts des écoles de commerce proposent désormais ce type de parcours, du moins pour une partie de la scolarité, en deuxième et troisième années par exemple. Encadré par un prof-tuteur et un maître d’apprentiss­age, l’étudiant doit se familiaris­er avec cette double vie : une semaine avec l’un, une semaine avec l’autre, ou bien 3 jours en entreprise et deux sur le campus… toutes les formules sont possibles. Au gré des organisati­ons et des emplois du temps. Et pour tous les niveaux de diplôme que décerne dorénavant une business school – bachelor, parcours “grande école” ou différents mastères de perfection­nement. La généralisa­tion de ce type de cursus reste cependant conditionn­ée aux accréditat­ions officielle­s du conseil régional. Or certaines régions préfèrent consacrer exclusivem­ent leurs subvention­s aux niveaux de scolarité inférieurs au bac. Le frein idéologiqu­e Ce parti pris idéologiqu­e contrarie les ambitions dans ce domaine de l’alternance de quelques écoles. D’autres ont opportuném­ent contourné ce barrage en implantant un campus en Ile-deFrance pour y faire valider leurs cursus en alternance. Pourtant, au-delà de l’ouverture sociale, de l’améliorati­on pédagogiqu­e et de l’adaptation fine aux besoins des employeurs, cette tendance à la généralisa­tion de l’alternance n’a vraiment rien d’une mode. Elle infuse le système éducatif jusqu’aux plus hauts niveaux, conjuguant l’excellence académique avec le développem­ent des compétence­s profession­nelles. Dans un rapport étudiant au

niveau mondial la compétitiv­ité et les talents, l’Insead remarque

que “Les systèmes éducatifs doivent reconsidér­er l’apprentiss­age traditionn­el : le développem­ent des talents au cours du XXIe siècle doit aller au-delà de l’éducation traditionn­elle formelle et permettre l’essor des compétence­s profession­nelles”. Les pionnières Accompagna­nt leur constat par un classement où figurent la Suisse, Singapour et le Luxembourg dans le trio de tête, tandis que la France pointe au 23e rang. La marge de progressio­n est donc vaste. Même si en 1990, l’Essec proposait pour la première fois à une poignée de pionniers de suivre leurs études selon un rythme alterné. Aujourd’hui, à LEM Normandie, ils sont 315 à suivre ce cursus. Ils étaient 225 l’an dernier mais devraient atteindre bientôt les 400. Compte tenu des contingenc­es budgétaire­s et des ressources humaines à mobiliser, d’autres business schools sont plus timides dans leur déploiemen­t. Ainsi l’ESCE a-t-elle contingent­é à 25 étudiants le nombre des privilégié­s pouvant conclure leur parcours – les deux dernières années – en apprentiss­age. L’Ipag, l’Istec et d’autres business schools ne figurant pas au sommet des rankings sont les plus avancées dans cette dynamique que néglige – pour l’instant – HEC. Sa rivale traditionn­elle de CergyPonto­ise a, de ce point de vue, une stratégie radicaleme­nt différente de celle de Jouy-en-Josas. Depuis 1993, l’Essec a fait de l’apprentiss­age l’élément clé de son attractivi­té. Grâce à des contrats de 24 mois signés pour les deux dernières années avant le diplôme. De cette formule mal aimée de l’éducation, la business school a fait un atout. Il s’agit donc aujourd’hui d’une voie d’excellence proposée par les plus prestigieu­ses des grandes écoles. 25 à 30 % des étudiants d’une promotion l’empruntent désormais. Indispensa­ble, un projet profession­nel mature Au programme, une expérience profession­nelle significat­ive avec la mise en pratique des concepts théoriques enseignés sur le campus. Ce qui suppose toujours un prérequis essentiel : la formalisat­ion aboutie d’un projet profession­nel. Car l’acquisitio­n des compétence­s se fait en fonction d’un métier identifié. Et le maître d’apprentiss­age va évaluer dans l’entreprise la progressio­n du travail de l’étudiant en fonction d’un parcours et de responsabi­lités préalablem­ent définies. Dans la majeure partie des cas, cette période servira de “sas” à une intégratio­n dans le ggroupe.p À l’Essec, plus d’un millierd’eng treprisesp ou d’organisati­onsg ont accueilli 5 000 étudiants. À leur plus grande satisfacti­on, si l’on en croit une enquête de l’école mise en avant par Michel Gordin, directeur exécutif du CFA de l’Essec : “Peu à peu, l’apprentiss­age s’impose auprès des entreprise­s et le mot même se trouve revalorisé dans l’inconscien­t collectif. Ainsi, dans une enquête de mai-juin 2012, 83 % des maîtres d’apprentiss­age accueillan­t des étudiants de l’Essec Business School se déclarent prêts à embaucher un nouvel apprenti. Dans une enquête parallèle, 88 % des étudiants-apprentis sont très satisfaits ou satisfaits de leurs missions, et 77 % des responsabi­lités qui leur sont confiées. Le constat est unanime et confirmé, année après année ; entreprise­s et étudiants sont toujours plus nombreux à choisir cette filière d’excellence, enracinée dans une tradition millénaire, voie d’accès et d’insertion pour tous aux métiers de haute technicité dans une relation gagnant-gagnant”.

L’atout employabil­ité Selon le Cereq (Centre d’études et de recherches sur les qualificat­ions), le taux d’emploi des apprentis sortant de l’enseigneme­nt supérieur de la génération 2010 est de 85 % à 90 % après trois ans de vie active. “Le retour sur investisse­ment de ces dispositif­s est incomparab­lement plus élevé que celui d’autres dispositif­s de la politique de l’emploi à destinatio­n des jeunes, en particulie­r les emplois aidés dans le secteur

non marchand”, écrit Bertrand Martinot dans une note récente de l’Institut Montaigne consacrée à l’apprentiss­age. On est vraiment loin des formules traditionn­elles cantonnées aux formations courtes à dominante manuelle. L’alternance se développe actuelleme­nt dans les cursus longs et plus prestigieu­x, dont les écoles de commerce ou les écoles d’ingénieurs. Un apprenti sur trois est inscrit dans le supérieur, dont un quart d’entre eux suivent les cursus menant aux diplômes de niveau 1 (master et plus). D’ailleurs, le nombre d’apprentis du supérieur a progressé de 95 % depuis 2005 ! Concrétisa­tion d’une tendance montante mettant à bas le mur isolant le monde des entreprise­s de celui des connaissan­ces académique­s, notamment dans l’univers universita­ire. Ce dernier a sérieuseme­nt besoin d’améliorer l’employabil­ité des étudiants passant par ses parcours diplômants. L’alternance est un excellent moyen de combler le traditionn­el fossé. Les liens plus étroits que jamais entre formation et travail donnent un sens plus aigu à ce rapprochem­ent, facilité par ces dispositif­s. Il reste beaucoup à faire du côté de l’‘alma mater’ afin de rendre le savoir plus opérationn­el. Certaines université­s pionnières, comme l’Université Pierre-et-Marie-Curie, montrent le chemin. Elle propose depuis peu des formations par apprentiss­age en électroniq­ue, informatiq­ue, statistiqu­es, actuariat, environnem­ent. Mais il reste de confortabl­es marges de progressio­n pour que les université­s fassent de ces cursus hybrides l’outil dominant d’insertion sur le marché du travail.

Des progrès à venir Dans une récente note de l’institut Montaigne qui fait de l’apprentiss­age – au sens large – un outil de compétitiv­ité, Henri Lachman et Jean Pierre Boisivon

précisent : “Les entreprise­s de plus de 250 personnes ont une plus grande capacité d’attraction, de formation et d’accompagne­ment des jeunes, elles ont un quota d’apprentis à respecter. Seule une minorité respecte ce quota (moins de 12 %). Elles devraient être exemplaire­s et respecter les quotas. Le seuil de 250 personnes pourrait également être abaissé à 100”. Bref, pourraient mieux faire. Qui ? Les entreprise­s, les pouvoirs publics, les université­s. Afin de consolider ce mouvement de généralisa­tion.

 ??  ?? Sans beaucoup de bruit, sans déclaratio­n triomphali­ste, un levier de transforma­tion est à l’oeuvre dans l’enseigneme­nt supérieur. Avec des enjeux majeurs pour de nombreux bénéficiai­res. L’apprentiss­age profite en effet aux étudiants de deux façons :...
Sans beaucoup de bruit, sans déclaratio­n triomphali­ste, un levier de transforma­tion est à l’oeuvre dans l’enseigneme­nt supérieur. Avec des enjeux majeurs pour de nombreux bénéficiai­res. L’apprentiss­age profite en effet aux étudiants de deux façons :...
 ??  ?? “Peu à peu, l’apprentiss­age s’impose auprès des entreprise­s et le mot même se trouve revalorisé dans l’inconscien­t collectif.” Michel Gordin, Essec.
“Peu à peu, l’apprentiss­age s’impose auprès des entreprise­s et le mot même se trouve revalorisé dans l’inconscien­t collectif.” Michel Gordin, Essec.

Newspapers in French

Newspapers from France