Le Nouvel Économiste

“Il ne faut pas confondre Donald Trump avec les Américains”

Autour de cakes à Dublin, il parle du parti républicai­n, de la gauche et trouve que Trump est “en fait assez malin”

- SIMON KUPER, FT

Le calme d’un dimanche règne dans le vaste manoir blanc de Phoenix Park, la résidence du président de l’Irlande à Dublin. À l’extérieur du pied-à-terre qu’occupèrent autrefois les vice- rois d’Angleterre, deux conseiller­s du président, des soldats dans de magnifique­s uniformes et moi-même attendons l’arrivée du sénateur américain Bernie Sanders. On bavarde gentiment à l’irlandaise. Des vaches nous regardent depuis le pré en face. C’est relaxant. Personne ne m’a demandé mes papiers d’identité, ne m’a passé au scanner ni palpé depuis que mon taxi a franchi le portail de la résidence. La voiture de Bernie Sanders arrive (hasard merveilleu­x, son chauffeur irlandais s’appelle Bernie Saunders) et le sénateur s’extrait du véhicule, épaules voûtées, costume froissé, mèches blanches en désordre. Ce n’est pas l’homme politique américain standard, lissé au Botox et coiffé d’implants capillaire­s. En plus, il ne porte pas de cravate aujourd’hui. Le président irlandais Michael D. Higgins ne lui en tiendra pas rigueur, on le lui a garanti. Michael D. Higgins, le très petit président irlandais, fait son apparition, distribue des poignées de main et des accolades. Une enquête Harvard-Harris d’avril

dernier, commandée par le site politique The Hill, montre que Bernie Sanders est l’homme politique américain en exercice le plus populaire. Les sondages donnaient ce sénateur de l’État du Vermont, un indépendan­t de gauche âgé de 75 ans, vainqueur contre Donald Trump à la présidenti­elle de 2016 s’il avait réussi à dépasser Hillary Clinton durant les primaires démocrates. On parle beaucoup du populisme de droite, mais Bernie est l’icône d’un mouvement internatio­nal tout aussi surprenant, à la fois vieux et neuf : le socialisme. À Dublin, il va ouvrir le Festival du livre de Dalkey : c’est l’ultime étape de sa tournée européenne, durant laquelle il a parlé avec flamme devant des foules compactes. À l’intérieur du manoir de M. Higgins, Bernie Sanders s’installe dans un sofa venu de Versailles (cadeau d’un président français) et écoute un groupe d’Irlandais lui faire la leçon sur l’oligarchie en Irlande, les écarts de revenus, les médias contrôlés par des groupes capitalist­es.“Ces problèmes, ils existent dans tous les pays” remarque-t-il. Ensuite, M. Higgins nous raccompagn­e à l’extérieur et agite la main pour saluer notre départ, comme un gentil grand-père. La circulatio­n au centre de Dublin est terrible. Une moto officielle escortera nos deux voitures. Un policier volubile surgit sur une moto, actionne sa sirène et nous ouvre la route en zigzaguant dans les encombreme­nts. Il menace d’un geste impérieux les voitures qui s’égarent. C’est magique. Je suis assis tout seul sur la banquette arrière de ma voiture. Je regarde les gens de Dublin dans les abribus, les groupes d’Anglais qui fêtent un enterremen­t de vie de garçon et de jeune fille. Un curé en soutane à col haut me dévisage : il se demande qui peut être la superstar qui passe. Voilà un bref aperçu de la nouvelle vie de Bernie Sanders.

Bernie Sanders aime parler politique

À notre arrivée à l’hôtel Westbury, le hall est bondé mais personne ne remarque Sanders. Je vois un seul Irlandais tourner la tête vers lui, il le reconnaît à moitié. Bernie Sanders monte ses bagages dans sa chambre puis me rejoint au restaurant de l’hôtel, le Wilde, où nous avons une table au fond de la salle protégée des regards par des rideaux. Un feu brûle dans la cheminée ; un peu exagéré pour un mois de juin, même dans un pays qui ne connaît pas l’été.

“Un thé, ce serait merveilleu­x” demande Bernie Sanders au serveur. Il parle de la boisson, et non pas du goûter à l’anglaise. Manger ne semble pas lui avoir traversé l’esprit, alors pour mener rondement les choses, je nous commande des assiettes de gâteaux et de fruits. On m’a prévenu : Sanders déteste aborder des choses aussi triviales que sa personne, revenir sur le passé, ou évoquer sa candidatur­e à la présidenti­elle de 2020. Il aurait alors 79 ans. Ce qu’il aime, c’est parler politique. Alors, je plonge. Il dit qu’après l’élection de l’an dernier, si la promesse de campagne de Trump – aider la classe ouvrière – avait été sincère, il aurait accepté de travailler avec lui. Est-il maintenant évident que Trump ne l’était pas ?

“Oui, je pense que c’est évident” interrompt-il avec ce célèbre accent, tout droit descendu de Brooklyn, produit d’un HLM surpeuplé de la 26e rue Est. “Pendant sa campagne, Trump a dit des choses très intéressan­tes. Malheureus­ement, sa politique est diamétrale­ment opposée. Je pense qu’il a en substance menti sur presque tous les grands sujets. Et les exemples les plus flagrants sont ses deux grandes propositio­ns du mois dernier : le projet d’assurance santé et, pire encore, le budget.” Il récite la litanie, les yeux perdus dans le vague : le programme d’assurance maladie des républicai­ns, déjà voté par la Chambre des représenta­nts, peut priver 23 millions de personnes de couverture santé. Le budget proposé par Trump est “le transfert de richesses le plus scandaleux jamais vu de la classe ouvrière vers les 1 % les plus riches”. Bernie Sanders voit le Parti républicai­n comme la créature des milliardai­res qui le financent, comme les frères Koch. Pense-t-il queTrump est un ignorant qui s’est retrouvé un peu par hasard à la présidence ? “Non, je pense que Trump est en fait assez futé – à sa manière, et pour ses propres raisons. Il ne connaît peut-être pas grand-chose à la politique étrangère ou à l’assurance santé, mais ce n’est pas un idiot du tout. Je pense qu’il met en place le programme de gens comme les frères Koch : en gros, supprimer tous les programmes fédéraux votés depuis Franklin D. Roosevelt pour les travailleu­rs, les personnes âgées, les enfants, les malades et les pauvres, tout en réduisant énormément les impôts des riches et des grandes entreprise­s. Trump n’a pas proposé de sabrer dans les pensions de retraite dans ce budget, mais j’ai zéro doute sur le fait que cela

ne saurait tarder.” Pour Bernie Sanders, les républicai­ns actuels sont un parti “d’extrême droite”. Par le passé, dit-il, les républicai­ns “de centre-droit”, comme Dwight D. Eisenhower, se mesuraient aux républicai­ns conservate­urs.“Ce que vous avez maintenant, dans un certain sens, ce sont des républicai­ns de droite opposés à des républicai­ns d’extrême droite.” Mais, ajoute-t-il : “Beaucoup de républicai­ns qui siègent à la chambre des représenta­nts et au Sénat ne sont pas des êtres répugnants.”

Qui, par exemple ? “Je ne veux pas donner des noms. Je leur créerais des problèmes. John McCain, par exemple.”

Un État-providence aux États-Unis ?

Quand je lui dis que beaucoup d’Européens considèren­t maintenant les États- Unis de Trump comme un État voyou, Bernie Sanders s’agite tant qu’il en renverse son thé. Il me met en garde tout en épongeant distraitem­ent le thé : “Ce que je répondrais à mes amis Européens, c’est de ne pas confondre Donald Trump et les Américains.” Et là, il décrit l’essence de ce qu’il voit comme son identité : Bernie Sanders ne se voit pas comme un gauchiste radical, loin de là, il pense parler pour la majorité silencieus­e américaine. Selon lui, son socialisme correspond à une opinion majoritair­e. “Voici ce qui se passe selon moi. Si vous deviez dire aux Américains qu’à 70 ans, quand le médecin vous diagnostiq­ue un cancer, il ne devrait pas y

avoir de couverture sociale pour vous prendre en charge, 90 % des gens vous diraient : ‘Vous avez perdu la tête, vous voulez vous débarrasse­r de Medicare [l’assurance maladie gratuite des retraités, ndt] ? Mais de quoi parlez-vous ? Vous voulez vous débarrasse­r des fonds fédéraux pour l’éducation ? C’est n’importe quoi.’” Pour Bernie Sanders, les républicai­ns ne peuvent remporter les élections que grâce à de gigantesqu­es investisse­ments dans des campagnes électorale­s construite­s autour de la personnali­té des candidats, plus que sur des idées. Sa campagne a été différente : “Nous avons commencé sans organisati­on politique. Aucune. Je crois que je ne connaissai­s pas une seule personne dans l’État de l’Iowa.” (L’État de l’Iowa ouvre le long processus de primaires). Quand je lui rappelle qu’un socialiste auto-proclamé à la Maison-Blanche semblait au départ une idée folle, il m’interrompt : “Ce n’était pas fou”. À un moment donné, a-t-il cru qu’il pouvait vraiment gagner ?“Eh bien, vous y allez et vous parlez à 25 000, 30 000 personnes, et vous pensez que ça peut être vrai. Ce qui était beau, c’était de découvrir littéralem­ent dans les journaux les meetings et les activités organisés dans cet État avec lequel nous avions zéro lien. J’aimerais pouvoir vous dire que tout avait été préparé par une brillante campagne. Ce n’est pas le cas. Il y a eu beaucoup d’activités organisées spontanéme­nt, et rétrospect­ivement, c’était assez extraordin­aire.” Bernie Sanders va régulièrem­ent en Europe. Son frère, qui a 82 ans, vit à Oxford depuis les années 1960. Il s’est présenté comme candidat

écologiste aux récentes législativ­es britanniqu­es, Bernie Sanders a approuvé. Quand je lui dis que l’Europe a fait mieux que les États-Unis pour instaurer ce “welfare state” [État providence, ndt] qu’il appelle de ses voeux, Bernie Sanders opine : “L’une des raisons pour lesquelles je suis ici est que l’Amérique a une histoire extraordin­aire, nous pouvons faire beaucoup de très bonnes choses. J’en suis fier, mais, en substance…”

À ce moment-là, deux serveurs arrivent chargés de gâteaux et de fruits. “Oh mon dieu, vous pensez que la nourriture suffira ?” s’émerveille­t“Tant que le Financial Times paye ! Simon, vous voulez un peu de ça ? Confiture et beurre et…”

Il oublie presque instantané­ment la nourriture et recommence à parler non-stop. “Beaucoup d’Américains ne savent tout simplement pas que le système de protection sociale en Amérique est beaucoup plus mauvais qu’en Europe. C’est en grande partie la faute des grands médias, celle aussi du système bipartite qui ne pose pas vraiment les vraies questions. Vous savez combien ça coûte d’aller à l’université ici, là où nous sommes assis ? C’est gratuit. Vous pensez que les gens aux États-Unis savent que c’est possible ? Les gens diront : ‘Oh, Bernie, vous êtes un radical.’ Non. Ce que je propose existe déjà dans de nombreux autres pays.” Donc, l’Europe a contribué à former ses opinions ? “Oui, l’Europe, et mon credo personnel, que chaque personne a droit aux droits humains de base.”

La jeune génération américaine

Je pose le plat de gâteaux devant lui, en vain. La révolution ne s’arrête pas pour le thé. En dépit de Trump, Sanders décrit des États-Unis qui commencent à aller dans son sens : les millions de manifestan­ts dans les rues qui protestent contre le président, le vote du sénat de l’État de Californie qui a récemment validé un système d’assurance santé universel à guichet unique, la décision de la ville de New York de supprimer les frais d’inscriptio­n aux université­s d’État pour les étudiants défavorisé­s, et l’immense soutien des Américains de moins de 40 ans à Bernie Sanders lors des primaires démocrates. “La jeune génération en Amérique est celle qui a le moins de préjugés en matière de race, de genre, d’homophobie. C’est une génération très ouverte, une génération brillante, une génération qui, selon moi, est préparée à penser grand, et pas seulement à se contenter de demi-mesures”. Il serait trivial de l’interrompr­e en lui demandant de me passer la confiture. Alors, je récolte des miettes de scone avec ma main gauche sans le lâcher des yeux. Sanders veut que le Parti démocrate, qui “visiblemen­t, est en train d’échouer”, penche à gauche pour répondre à l’humeur de l’opinion publique. La tendance est à l’internatio­nalisme, ajoute-t-il. Il voit le socialiste britanniqu­e Jeremy Corbyn et français Jean-Luc Mélenchon (sans même parler du pape François) comme des âmes soeurs. Il meurt d’envie de se lever de table et de s’enfuir mais avant de le libérer, je lui demande pourquoi – lui qui se présente aux élections depuis quarante ans et doit posséder un solide ego – pourquoi il aime si peu parler de lui. “Année après année, on parle de ce que j’appelle les ragots politiques, ou la personnali­té. Vous savez, ‘Parlons de Donald Trump et de sa vie, de Hillary Clinton et de sa vie’, au lieu de, ‘Dis donc, pourquoi somme-nous le seul grand pays à ne pas avoir de couverture santé pour tous ? Je ne brigue pas un mandat de dictateur. J’ai des idées et je veux disséminer ces idées.”

Il poursuit : “Il ne s’agit pas d’un concours de personnali­tés. Je vous donne un exemple : George W. Bush, que je n’ai pas bien connu, mais je le croisais de temps à autre, se trouve être un type très bien. Il est drôle, je ne pense pas qu’il soit mesquin. Sa femme est, je pense, une personne très bien. Ses filles sont très gentilles. Il a été l’un des pires présidents de l’histoire de l’Amérique. Parfois, les gens bien font des choses horribles, horribles. Et parfois, les gens qui ne sont pas si gentils – le président Lyndon B. Johnson, mon dieu, c’était une brute sous bien des aspects, n’est-ce pas ? Et pourtant, il a été l’un des présidents les plus progressis­tes de l’histoire.”

Le volontaris­me d’un compagnon épuisant

Les serveurs retirent notre délicieuse nourriture presque intacte. Puis nous traversons le hall vers une pièce où deux généalogis­tes irlandais l’attendent avec son arbre généalogiq­ue. C’est une initiative des organisate­urs du festival pour attirer sa femme Jane (et donc Sanders) en Irlande. Je le taquine : “C’est le moment où vous allez découvrir que vous n’êtes pas juif”. Il éclate de rire : “Peut-être le grand moment d’une vie”. Son père était un vendeur de peintures juif polonais, sa mère, une juive new-yorkaise, et leur mariage, en raison du manque d’argent, a connu des conflits. Nous entrons dans la pièce au moment où un généalogis­te tend à Jane (née O’Meara) un fer à cheval antique, exhumé du sol de la ferme irlandaise de ses aïeux. Bernie a un grand sourire : il sait ce que cela signifie pour elle. Le tour de Bernie arrive. Il s’assoit à la table où son arbre généalogiq­ue géant a été étalé. Immédiatem­ent, il montre du doigt la photo légendée comme étant sa mère et objecte : “Elle, c’est la soeur de ma mère.” Jane intervient : “Non, c’est ta mère.”

Sanders tergiverse : “Elle est très belle. Je n’avais pas vu cette photo. C’est peut-être quelque chose que je n’avais pas vu.”

Il examine les autres photos : “Oncle Sol – oncle Willie, nous l’appelions – vivait dans la même maison que moi. Max – le seul de la famille qui a vraiment fait de l’argent”. Il étudie une photo de la grande maison familiale à Slopnice, en Pologne, et celle du SS Lapland, le bateau sur lequel son père est parti de Belgique pour les États-Unis en 1921. Le généalogis­te récite le destin de ses proches restés à Slopnice : “Les Nazis sont venus et le demi-frère de votre père a été abattu sur la place du village, en 1941”. “Ouaip” confirme Sanders. Le généalogis­te poursuit : “Et sa fille Elena, de 11 ans, a été tuée aussi”. Il conclut, un peu gêné : “Chaque famille a son histoire à raconter.” Bernie Sanders nous confie que lui et son frère sont allés voir le maire de Slopnice. Son père se souvenait avoir été à l’école avec Elena. “Il nous a dit : ‘c’était une petite fille très jolie et elle n’avait pas l’air juive. Mais ils l’ont prise quand même’.” Bernie Sanders rejette la tradition américaine qui veut que chaque candidat politique raconte (ou invente) son fade mythe fondateur autobiogra­phique, et pourtant, l’y voilà contraint. Il est né l’année où la famille de son père a été assassinée. Il a grandi en comprenant l’importance du gouverneme­nt. Il n’a jamais habité, mentalemen­t, les années consuméris­tes d’après-guerre que Trump a connu en grandissan­t. En 1963, Bernie Sanders s’est fait évacuer manu militari par la police pour avoir manifesté contre la ségrégatio­n dans les écoles à Chicago (malgré cela, durant les primaires du Parti démocrate, certains partisans d’Hillary Clinton l’ont accusé de ne pas se préoccuper suffisamme­nt des droits des Noirs). À l’occasion, son volontaris­me fait de lui un compagnon épuisant, me confiera Jane plus tard. “Durant la campagne, toutes les trois semaines, il prenait un jour de congé. Si c’était possible. Au moins une demi-journée. Il rentrait après une longue journée et nos petits-enfants demandaien­t : ‘ Grand- père, on peut jouer au baseball ?’ Il leur disait : ‘ Donnez- moi une minute’ et c’était réellement une minute, pas plus, et il sortait jouer au baseball pendant plus d’une heure.” Ce soir- là, Bernie Sanders va parler sur la scène du théâtre de Dublin. Beau retourneme­nt de l’Histoire : une foule irlandaise aisée, dont les ancêtres ont souvent immigré aux États-Unis pour échapper à la pauvreté, est venue l’écouter parler des pauvres américains sans assurance maladie. Les 2 200 billets vendus en ligne ont été épuisés en deux minutes. Deux heures durant, Bernie Sanders mugit des faits sur les riches et les pauvres. Les standing ovations se succèdent. Après cela, lors d’un dîner tardif, il soumettra ses hôtes à un interrogat­oire sur le mécanisme de financemen­t de l’université irlandaise.

Restaurant Wilde The Westbury, Balfe Street, Dublin

““Beaucoup d’Américains ne savent tout simplement pas que le système de protection sociale en Amérique est beaucoup plus mauvais qu’en Europe”

Afternoon tea € 47 Eau San Pellegrino € 5,90 Panna € 5,90 Total (service compris) € 65

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