Les grognards de la République
Indispensables au pays, ces troupes – qui n’avançant plus – le bloquent
Professeurs, journalistes, syndicalistes, magistrats, banquiers: pour chacune de ces catégories de profes-sionnels, la motivation s'est dangereusement grippée. La faute à des raisons objectives (la crise des moyens) et à des raisons subjectives (l'absence de reconnaissance). Cette crise à plusieurs têtes a une retombée fortement néga-tive, car elle prive le pays de la force motrice qu'exercent ces individus sur l'ensemble de la société. Une méta-aise - une crise qui se rajoute aux autres - dont on ne sortira qu'en remobilisant les gro-gnards de la République.
On connaît les hussards, ces valeureux instituteurs laïcs qui ont tourné les plus belles pages émancipatrices de la IIIe République. On connaît moins les grognards de notre République moderne Et pourtant, alors que le pays est traversé de crises multiples (politique, économique, morale), leur rôle, bien que moins reconnu que celui de leurs aïeux,, est tout aussi essentiel. À l’instar des troupes disparates napoléoniennes, ces grognards des temps modernes oeuvrent quotidiennement avec dévouement pour le bien commun de la nation. Tels ces journalistes qui s’évertuent à organiser un débat public de qualité, tels ces magistrats qui rendent la justice au nom du peuple français, tels ces syndicalistes qui intercèdent pour trouver le bon compromis, tels ces professeurs qui forment les nouvelles générations, tels mêmes ces banquiers qui irriguent l’économie d’argent frais. Or pour chacune de ces catégories de professionnels, la motivation s’est dangereusement grippée. Enrayant la force motrice qu’exercent ces individus sur l’ensemble de la société. Et expliquant en grande partie l’atonie du pays car ces troupes, en n’avançant plus, le bloquent. Une méta-crise en quelque sorte – une crise dans la crise – qui trouve son explication dans cette silencieuse mais dangereuse démobilisation des grognards de la République.
Essentiel au bon fonctionnement de la société
La contribution de ces catégories de Français au bon fonctionnement de la société est pourtant essentielle. Il est essentiel en effet d’avoir une justice rendue avec équité et dans les délais, une information de qualité, c’est-à-dire évitant les faits rapportés de façon tronquée mal-intentionnellement, des relais sociaux qui servent d’intermédiaires compétents et pertinents, une économie qui soit financée par des banquiers assumant leur métier de pourvoyeur de fonds, et des nouvelles générations bien formées par des éducateurs. Chacun dans son couloir, ces professionnels apportent leur touche au dynamisme sociétal. Avec en prime de produire un nouvel équilibre d’ensemble hissé à un niveau supérieur. Par le jeu des pouvoirs et contrepouvoirs, ils assurent un meilleur fonctionnement de la démocratie – c’est une évidence pour les journalistes et pour les magistrats. Ils offrent aussi la garantie d’une bonne cohésion sociale – c’est vrai pour les professeurs dont la mission est de faire monter dans l’ascenseur social les élèves les plus méritants –. En ce sens, ils sont des repères dans la société. Enfin, et les banquiers sont en première ligne dans leur domaine pour cette retombée, ils sont une source d’efficacité et de fluidité dans le système. Mais cette configuration qui correspond au meilleur des mondes n’est hélas plus la nôtre aujourd’hui.
Crise identitaire
Aussi insensiblement que sûrement, ces fonctions et les individus qui les occupent sont entrés presque simultanément en crise profonde et durable. Charge de travail, pression, technicité, responsabilités ont fait exploser l’indispensable sérénité des magistrats. Malmenés par la remise en cause de leur autorité, la montée des incivilités et les multiples difficultés du métier (salaires insuffisants, absence de perspectives de carrière), les professeurs vivent un profond malaise, un sur sept se disant en burnout. Les syndicalistes, qui raisonnent avec le vieux logiciel de la lutte des classes ou de la défense des avantages acquis, apparaissent pour leur part totalement dépassés par les nouvelles attentes des salariés. Les journalistes, devenus des “derviches tourneurs de l’actualité”, ont perdu la main sur l’agenda car courtcircuités par les réseaux sociaux qui imposent leur loi sur le marché de l’information. Enfin, les banquiers
Journalistes, magistrats, syndicalistes, professeurs, banquiers, pour chacune de ces catégories de professionnels, la motivation s’est dangereusement grippée. Enrayant la force motrice qu’exercent ces
individus sur l’ensemble de la
société
sont cloués au pilori et on leur reproche en vrac d’être responsables de la crise de 2008, des frais bancaires excessifs et d’être malthusien dans la distribution du crédit et des financements aux PME. Pour chacune de ces catégories, les causes du malaise ont une dimension objective – les effets de la crise, le manque de moyens, les défis du renouvellement et de la modernité – et une dimension subjective. Petit à petit, ces métiers ont perdu du sens et de la raison d’être, faute de s’être adapté à la nouvelle donne et parfois à la concurrence – on assiste par exemple en France à un fort développement des écoles indépendantes, délestées des contraintes de l’école publique. D’où une crise identitaire aussi, qui se double d’un manque général de reconnaissance de la société sur le plan financier, mais aussi sur le plan des gratifications symboliques. Les journalistes n’ont pas bonne presse, les professeurs sont contestés, les banquiers décriés, les magistrats peu respectés : le discrédit est général et la défiance n’en épargne aucun.
Spirale de l’échec
Les dommages de cette situation délétère sont redoutables parce qu’insidieux, ils minent souterrainement le terreau sociétal. Et leur cumul aboutit, par un cercle vicieux, à une société bloquée. Il est frappant de voir combien ces métiers peinent à se réinventer comme s’ils étaient frappés de tétanie. Peu de discours rénovateurs et encore moins d’actions réformatrices, mais un ressassement perpétuel des difficultés. Et on se complaît dans la spirale de l’échec. Professionnel en crise, le journaliste est amené à couvrir l’actualité avec un biais pessimiste. Les magistrats, sommés d’accélérer le rendu de leur jugement, introduisent une confusion dans l’échelle des peines qui frappent le “voleur de poules” et le grand délinquant. Bon nombre de professeurs voudraient ne plus enseigner mais continuent à le faire faute de solution de rechange. Quant aux banquiers qui n’ont jamais eu le souci de se faire aimer, ils vont devoir apprendre à le faire en réinventant profondément leur métier. Mais pour l’heure, ces professionnels font surtout du surplace, leur manque de confiance en soi est en lui-même un frein car il alimente les postures conservatrices. Mais en n’avançant plus, les grognards font perdre au pays l’indispensable force motrice du changement. Et la France reste bloquée.
Il est frappant de voir combien ces métiers peinent à se réinventer comme s’ils étaient frappés
de tétanie