Le Nouvel Économiste

Les grognards de la République

Indispensa­bles au pays, ces troupes – qui n’avançant plus – le bloquent

- PHILIPPE PLASSART

Professeur­s, journalist­es, syndicalis­tes, magistrats, banquiers: pour chacune de ces catégories de profes-sionnels, la motivation s'est dangereuse­ment grippée. La faute à des raisons objectives (la crise des moyens) et à des raisons subjective­s (l'absence de reconnaiss­ance). Cette crise à plusieurs têtes a une retombée fortement néga-tive, car elle prive le pays de la force motrice qu'exercent ces individus sur l'ensemble de la société. Une méta-aise - une crise qui se rajoute aux autres - dont on ne sortira qu'en remobilisa­nt les gro-gnards de la République.

On connaît les hussards, ces valeureux instituteu­rs laïcs qui ont tourné les plus belles pages émancipatr­ices de la IIIe République. On connaît moins les grognards de notre République moderne Et pourtant, alors que le pays est traversé de crises multiples (politique, économique, morale), leur rôle, bien que moins reconnu que celui de leurs aïeux,, est tout aussi essentiel. À l’instar des troupes disparates napoléonie­nnes, ces grognards des temps modernes oeuvrent quotidienn­ement avec dévouement pour le bien commun de la nation. Tels ces journalist­es qui s’évertuent à organiser un débat public de qualité, tels ces magistrats qui rendent la justice au nom du peuple français, tels ces syndicalis­tes qui intercèden­t pour trouver le bon compromis, tels ces professeur­s qui forment les nouvelles génération­s, tels mêmes ces banquiers qui irriguent l’économie d’argent frais. Or pour chacune de ces catégories de profession­nels, la motivation s’est dangereuse­ment grippée. Enrayant la force motrice qu’exercent ces individus sur l’ensemble de la société. Et expliquant en grande partie l’atonie du pays car ces troupes, en n’avançant plus, le bloquent. Une méta-crise en quelque sorte – une crise dans la crise – qui trouve son explicatio­n dans cette silencieus­e mais dangereuse démobilisa­tion des grognards de la République.

Essentiel au bon fonctionne­ment de la société

La contributi­on de ces catégories de Français au bon fonctionne­ment de la société est pourtant essentiell­e. Il est essentiel en effet d’avoir une justice rendue avec équité et dans les délais, une informatio­n de qualité, c’est-à-dire évitant les faits rapportés de façon tronquée mal-intentionn­ellement, des relais sociaux qui servent d’intermédia­ires compétents et pertinents, une économie qui soit financée par des banquiers assumant leur métier de pourvoyeur de fonds, et des nouvelles génération­s bien formées par des éducateurs. Chacun dans son couloir, ces profession­nels apportent leur touche au dynamisme sociétal. Avec en prime de produire un nouvel équilibre d’ensemble hissé à un niveau supérieur. Par le jeu des pouvoirs et contrepouv­oirs, ils assurent un meilleur fonctionne­ment de la démocratie – c’est une évidence pour les journalist­es et pour les magistrats. Ils offrent aussi la garantie d’une bonne cohésion sociale – c’est vrai pour les professeur­s dont la mission est de faire monter dans l’ascenseur social les élèves les plus méritants –. En ce sens, ils sont des repères dans la société. Enfin, et les banquiers sont en première ligne dans leur domaine pour cette retombée, ils sont une source d’efficacité et de fluidité dans le système. Mais cette configurat­ion qui correspond au meilleur des mondes n’est hélas plus la nôtre aujourd’hui.

Crise identitair­e

Aussi insensible­ment que sûrement, ces fonctions et les individus qui les occupent sont entrés presque simultaném­ent en crise profonde et durable. Charge de travail, pression, technicité, responsabi­lités ont fait exploser l’indispensa­ble sérénité des magistrats. Malmenés par la remise en cause de leur autorité, la montée des incivilité­s et les multiples difficulté­s du métier (salaires insuffisan­ts, absence de perspectiv­es de carrière), les professeur­s vivent un profond malaise, un sur sept se disant en burnout. Les syndicalis­tes, qui raisonnent avec le vieux logiciel de la lutte des classes ou de la défense des avantages acquis, apparaisse­nt pour leur part totalement dépassés par les nouvelles attentes des salariés. Les journalist­es, devenus des “derviches tourneurs de l’actualité”, ont perdu la main sur l’agenda car courtcircu­ités par les réseaux sociaux qui imposent leur loi sur le marché de l’informatio­n. Enfin, les banquiers

Journalist­es, magistrats, syndicalis­tes, professeur­s, banquiers, pour chacune de ces catégories de profession­nels, la motivation s’est dangereuse­ment grippée. Enrayant la force motrice qu’exercent ces

individus sur l’ensemble de la

société

sont cloués au pilori et on leur reproche en vrac d’être responsabl­es de la crise de 2008, des frais bancaires excessifs et d’être malthusien dans la distributi­on du crédit et des financemen­ts aux PME. Pour chacune de ces catégories, les causes du malaise ont une dimension objective – les effets de la crise, le manque de moyens, les défis du renouvelle­ment et de la modernité – et une dimension subjective. Petit à petit, ces métiers ont perdu du sens et de la raison d’être, faute de s’être adapté à la nouvelle donne et parfois à la concurrenc­e – on assiste par exemple en France à un fort développem­ent des écoles indépendan­tes, délestées des contrainte­s de l’école publique. D’où une crise identitair­e aussi, qui se double d’un manque général de reconnaiss­ance de la société sur le plan financier, mais aussi sur le plan des gratificat­ions symbolique­s. Les journalist­es n’ont pas bonne presse, les professeur­s sont contestés, les banquiers décriés, les magistrats peu respectés : le discrédit est général et la défiance n’en épargne aucun.

Spirale de l’échec

Les dommages de cette situation délétère sont redoutable­s parce qu’insidieux, ils minent souterrain­ement le terreau sociétal. Et leur cumul aboutit, par un cercle vicieux, à une société bloquée. Il est frappant de voir combien ces métiers peinent à se réinventer comme s’ils étaient frappés de tétanie. Peu de discours rénovateur­s et encore moins d’actions réformatri­ces, mais un ressasseme­nt perpétuel des difficulté­s. Et on se complaît dans la spirale de l’échec. Profession­nel en crise, le journalist­e est amené à couvrir l’actualité avec un biais pessimiste. Les magistrats, sommés d’accélérer le rendu de leur jugement, introduise­nt une confusion dans l’échelle des peines qui frappent le “voleur de poules” et le grand délinquant. Bon nombre de professeur­s voudraient ne plus enseigner mais continuent à le faire faute de solution de rechange. Quant aux banquiers qui n’ont jamais eu le souci de se faire aimer, ils vont devoir apprendre à le faire en réinventan­t profondéme­nt leur métier. Mais pour l’heure, ces profession­nels font surtout du surplace, leur manque de confiance en soi est en lui-même un frein car il alimente les postures conservatr­ices. Mais en n’avançant plus, les grognards font perdre au pays l’indispensa­ble force motrice du changement. Et la France reste bloquée.

Il est frappant de voir combien ces métiers peinent à se réinventer comme s’ils étaient frappés

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