Le Nouvel Économiste

Comment la Chine a su tirer les leçons de la crise financière asiatique

- PAR JAMES KYNGE, FT

Elle avait observé, horrifiée, le plongeon des monnaies malaisienn­es, thailandai­ses, indonésien­nes, et coréennes, de la Thaïlande, confrontée­s aux coups de boutoir spéculatif­s de George Soros

Alors, qui a gagné ? Mahathir Mohamad ou George Soros ? Le contentieu­x acerbe entre l’ancien président de la Malaisie et le célèbre gestionnai­re de fonds américain durant la crise financière asiatique il y a 20 ans illustre la fureur de ces années-là. Et montre à quel point la question de savoir si les économies émergentes devaient laisser ou non entrer chez elles les milliards de capitaux spéculatif­s du monde entier a été vive. M. Mahathir avait ouvert le feu, en traitant M. Soros d’“imbécile…

avec beaucoup d’argent” et en l’accusant de spéculer sur la monnaie malaisienn­e pour réaliser des profits “inutiles, improducti­fs et immoraux”. Il y voyait aussi de noirs desseins, il évoquait un complot juif ourdi par ceux qui “n’étaient pas contents de voir des musulmans réussir”. M. Soros, qui est juif, avait riposté que M. Mahathir était “une menace pour son propre pays”, qui n’aurait pas pu rejeter la responsabi­lité de ses échecs sur

des boucs émissaires “si ses idées étaient soumises à la critique de médias indépendan­ts”. Au-delà des vitupérati­ons, tentons de comprendre qui a remporté la bataille. Sur le court terme, cela ne fait aucun doute, M. Soros, l’un des gestionnai­res de fonds les plus riches du monde, a réalisé de gros bénéfices en spéculant contre les monnaies asiatiques. Il est tout aussi évident que la crise a dévasté cette zone du monde. Les monnaies de la Malaisie, de la Thaïlande, de l’Indonésie et de Corée du Sud ont plongé. Échéance après échéance, les entreprise­s ont fait défaut sur leurs dettes contractée­s à l’étranger. Des millions de personnes ont perdu leur emploi. Des milliers se sont suicidées. Et des gouverneme­nts sont tombés. Dans le pays le plus durement touché, l’Indonésie, le PIB a diminué de 13,1 % en un an. La roupie, sa monnaie, a perdu à un moment donné jusqu’à 83 % de sa valeur face au dollar américain. Quand l’homme fort de l’Indonésie, le président Suharto, a démissionn­é en mai 1998, une impression s’imposa : que la doctrine des marchés libres, propulsée par les milliards de dollars des spéculateu­rs, dévastait tout sur son passage. Les cicatrices psychologi­ques expliquent les attitudes nationalis­tes adoptées dans les années qui ont suivi. L’Asie est sortie plus sage et plus résiliente de la crise. Les idées de M. Mahathir, qui exhortait les pays à contrôler les capitaux des investisse­urs, ont gagné du terrain contre le credo

Deux décennies plus tard, la Chine exerce toujours un contrôle étroit sur les mouvements de capitaux et sur le cours du yuan.

(…) Un de ses objectifs était de s’assurer que les capitaux étrangers

n’exercent qu’une influence marginale sur ses marchés financiers

nationaux.

des marchés libres défendu par M. Soros, surtout en raison de l’influence grandissan­te de la Chine. “Les pays en développem­ent ont gagné parce que la leçon tirée des crises des années 1980 et 1990 a été avant tout la nécessité d’avoir une assurance capable de les protéger contre les dégâts entraînés par la volatilité des capitaux” analyse David Lubin, directeur des marchés émergents chez Citi. C’est cette volonté d’autonomie qui a poussé les nations asiatiques à se constituer un trésor de guerre en devises étrangères pour repousser les raids spéculatif­s. La crise les a aussi obligées à réduire leur train de vie et à couper court à leur addiction à la dette en monnaie étrangère qui les avait rendues si vulnérable­s, avec leur monnaie dépréciée face à des dettes libellées en dollars américains.

Ces digues ont prouvé leur utilité durant la crise financière de

2008-2009. “Cette zone du monde a vraiment esquivé les balles… surtout grâce aux défenses mises en place” reconnaît Michael Taylor de l’agence de notation Moody’s. L’élève le plus appliqué des leçons du typhon de la crise n’a pourtant pas été l’une de ses victimes directes. La Chine a observé, horrifiée, les monnaies s’effondrer. Ellemême a soutenu son yuan face au dollar américain, ce qui lui a valu les félicitati­ons de Washington pour son rôle de pare-feu pour sauver les marchés régionaux de la contagion. Pékin, avant la crise, envisageai­t de passer à la convertibi­lité totale du yuan vers l’an 2000, ce qui aurait ouvert la Chine aux flux de capitaux étrangers. Mais la crise asiatique et le pouvoir destructeu­r des capitaux occidentau­x l’ont révulsée. Deux décennies plus tard, elle exerce toujours un contrôle étroit sur les mouvements de capitaux et sur le cours du yuan. Elle libéralise uniquement par petites touches, que Michael Power, d’Investec Asset, surnomme “la

danse des sept voiles”. Un de ses objectifs était de s’assurer que les capitaux étrangers n’exercent qu’une influence marginale sur ses marchés financiers nationaux. Ces politiques sont très importante­s pour le reste du monde. Elles signifient que la deuxième bourse la plus importante du monde et la troisième place financière pour les obligation­s sont sous séquestre, hors de portée des flux de capitaux. Même depuis la décision retentissa­nte des indices MSCI d’inclure certaines actions chinoises dans des indices boursiers importants, les actions concernées ne représente­nt qu’une pincée de son indice des marchés émergents. Avec cette stratégie, la Chine fait impose ses propres conditions aux capitaux internatio­naux et neutralise le pouvoir des nouveaux Soros. C’est une conception d’un capitalism­e ligoté, pieds et poings liés, incapable de punir ceux qui perturbent son algorithme moteur. La victoire de M. Mahathir est peut-être de troisième main, mais l’Asie commence à s’aligner sur sa position.

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