La potion amère de la magistrature
La machine judiciaire est grippée par un complexe effet de ciseau
La crise des vocations à l'entrée de ce méfier régalien est en lui-même un symptôme alarmant La durée d'ins-truction des affaires, la surcharge de travail des juges tout comme leur manque cruel de moyens matériels en sont quelques autres, accablants. Marqueurs de cette justice en crise que les professionnels du parquet ou du siège ont de plus en plus de mal à exercer. Faute de moyens, d'orga-nisation et de management. Tant les archaïsmes - cloisonnement, hiérar-chisation extrême et faiblesse de l'équipement en outils numériques -grippent la machine judiciaire. Il est vrai que leur champ d'action s'élargit singulièrement alors que des solutions alternatives - médiations, arbitrages - sont encore bien timides. La solution? "Beaucoup moins de juges mais beaucoup mieux assistés et aidés dans leurs dérisions" plaide le think tank Institut Montaigne.
Certes l’équation est quelque peu réductrice donc caricaturale, mais les juges – du siège comme du parquet – doivent actuellement faire face à la multiplication des contentieux comme à la croissance de leur complexité, avec des moyens de plus en plus chiches. Un redoutable effet de ciseau. Comme le prouvent de chroniques déficits d’effectifs et le sous-équipement en moyens matériels, tandis que se multiplient à l’envi les affaires. Cette austérité structurelle a récemment suscité l’indignation du Bâtonnier de Paris, Frédéric Sicard, dénonçant: “En matière de Justice, la France a le même budget que la Moldavie”, expliquant que seuls dix centimes par jour et par habitant lui étaient consacrés. La réalité serait en fait plus proche de 17 centimes.
Image dégradée par la surcharge de travail
Ce n’est pas juridique mais simplement mathématique: le souseffectif chronique de magistrats, auquel s’ajoute une dramatique carence en moyens matériels, entraîne une surcharge de travail. Ce qui rend le métier vraiment peu attractif et donc en détourne les meilleurs. Cette crise de vocations est sanctionnée par une baisse des candidatures de près de 33 % en 10 ans au premier concours.
Conséquences : les dossiers s’entassent, alors évidemment, leur traitement prend des délais interminables tandis que ces charges de travail dissuasives provoquent des burn-out en série. S’il faut distinguer parmi les 8 000 magistrats français, tous fonctionnaires du ministère de la Justice, tous ayant passé 31 mois à l’ENM (Ecole nationale de la magistrature à Bordeaux), les juges indépendants du pouvoir et inamovibles que sont les magistrats du siège (ils rendent la justice assis) des magistrats du parquet (les procureurs ou substituts, requérant debout) sous l’autorité du garde des Sceaux, qui représentent la société, tous souffrent d’une frugalité des plus archaïques de leurs moyens matériels. Avec, dans l’opinion, une image qui se dégrade. 87 % des Français estiment que la justice a besoin d’être réformée, et 45 % d’entre eux indiquent n’avoir pas confiance dans cette institution.
Crise de vocations
Avec des effets induits calamiteux, comme cette désaffection pour le métier évoquée plus haut. Ainsi 1 100 postes étaient récemment vacants, constatait le rapporteur pour le budget 2016. Un substitut du procureur a été nommé au parquet de Carcassonne après 14
Ce n’est pas juridique mais simplement mathématique: le sous-effectif chronique de magistrats, auquel s’ajoute une dramatique carence en moyens matériels, entraîne une surcharge de travail. Ce qui rend le métier vraiment peu attractif
mois de vacance. 38 postes (26 juges et 9 procureurs) manquaient au tribunal de Bobigny, de même au tribunal de grande instance de Nantes où l’on aurait besoin de cinq à six postes supplémentaires.
Indigence des moyens matériels
À ce sous-effectif chronique de magistrats s’ajoute le manque de moyens matériels – informatique – et de ressources indispensables – greffiers – pour assister ces juges. La pénurie de greffe pour absorber les monceaux de dossiers, la pénurie de magistrats dans la plupart des services. Assistant du magistrat, le greffier enregistre les affaires, rédige les procès-verbaux, met en forme les décisions, contacte les différents interlocuteurs, établit les rendez-vous… Autant d’actes qui se rajoutent à l’emploi du temps du juge s’il ne peut disposer d’un greffier. “On atteint un niveau critique”, confirme Pascale Loué-Williaume, membre du bureau de l’Union syndicale des magistrats (USM). Bref, au-delà des affres vécues par cette profession régalienne à facettes multiples, c’est en fait la justice française qui est en crise. Comme le prouve la durée des procédures, l’encombrement des juridictions, la surpopulation carcérale et le taux élevé d’inexécution d’une partie des sanctions pénales (environ 30 %).
Un comparatif européen très désavantageux
Un benchmark précis permet de cerner les enjeux de ce manque de ressources, humaines et matérielles. Ainsi, on peut observer qu’en fait, la France possède deux fois moins de juges et quatre fois moins de procureurs que les données observées pour la moyenne européenne. C’est le constat – sans appel – de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej), instance du Conseil de l’Europe qui passe au crible les systèmes judiciaires de 47 pays ou provinces européennes. L’un de ses derniers rapports note ainsi qu’en 2012, (derniers chiffres disponibles), la France disposait de 7 037 juges professionnels, soit 10,7 pour 100000 habitants, quand la moyenne européenne se situe à 21. Elle compte 1907 procureurs, soit 2,9 pour 100 000 habitants, alors que la moyenne européenne est de 11,8 ! Pas étonnant qu’avec plus de 1 200 affaires par magistrat, soit 23 par semaine, les procureurs français soient parmi les plus occupés d’Europe. Tandis que les juges d’un tribunal d’instance doivent gérer près de 700 affaires. Avec une conséquence évidente : plus du tiers des tribunaux de grande instance ont actuellement des difficultés pour gérer ce nombre d’affaires et mettent un an ou plus à traiter les procédures civiles. Cette thrombose n’est pas seulement provoquée par le manque d’effectifs. S’y ajoutent en effet, quelques solides facteurs exogènes.
Un champ d’action de plus en plus vaste
Car le rôle du juge devient de plus en plus central dans un système judiciaire dont le périmètre ne cesse de s’étendre. Pour lui, la judiciarisation de la société n’a vraiment rien d’une abstraction. Concrètement, l’adaptation à l’évolution des litiges et délits se traduit par la création de nouvelles infractions pénales. Par exemple, ce “happy slapping”, consistant à filmer une agression avec son téléphone portable, réprimé depuis 2007. On demande aujourd’hui à la justice de trancher sur des domaines relevant jusqu’à présent de l’action politique : les systèmes de retraites, les licenciements économiques. “Notre avis est sollicité sur de plus en plus de choses. On demande une décision judiciaire sur tout”, déplore un procureur. Les procédures pénales se font plus lourdes. Dans le même temps, le nombre d’affaires civiles ne cesse d’augmenter – divorce, droit de la famille, etc. Or pour toutes ces affaires de la vie quotidienne, on a très peu recours à la conciliation (environ 3 % des affaires). Ce règlement à l’amiable grâce à un conciliateur – bénévole nommé par le président de la Cour d’appel – plus rapide, permettrait de recentrer le juge sur ses missions essentielles. Alors que ces dernières concistent aujourd’hui à traiter des contentieux de plus en plus complexes – droit bancaire, régulation économique, propriété intellectuelle – réclamant une expertise de plus en plus pointue. Or les évolutions organisationnelles, les réformes, ne vont pas de soi quand s’ajoute à la frugalité de l’intendance –“les budgets sont annoncés en hausse (…) et pourtant, jamais les juridictions n’ont été à ce point en état de quasifaillite”, constate le Livre blanc de l’USM. Une hiérarchisation extrême et un solide cloisonnement stimulent en outre l’intangibilité d’un certain nombre de dogmes régissant la profession. Comme ceux d’inamovibilité ou d’irresponsabilité personnelle : les magistrats ne sont soumis à aucun contrôle disciplinaire sur leurs éventuelles négligences professionnelles.
Une solution : réduire le nombre des juges
Ô paradoxe : partant de ce constat et pointant au passage quelques archaïsmes dans l’organisation du travail, le management et la gouvernance, l’Institut Montaigne propose un certain nombre de réformes apparemment paradoxales afin de moderniser l’exercice de la justice. Notamment en introduisant massivement des processus de management. Et surtout, en préconisant une méthode inverse de celle préconisée par l’USM qui veut augmenter le nombre des juges, les experts du think tank proposent au contraire d’en réduire drastiquement le nombre, les faisant passer de 8000 à 3000. Dès lors qu’il serait remédié au caractère archaïque de leur intervention, puisqu’ils ne disposent ni d’assistants, ni de secrétaires, ni de moyens matériels, en particulier informatiques, suffisants, et doivent se résigner à tout faire eux-mêmes.
L’Institut Montaigne propose de réduire drastiquement le nombre de juge, les faisant passer de 8000 à 3000. Dès lors qu’il serait remédié au caractère archaïque de leur intervention, puisqu’ils ne disposent ni d’assistants, ni de secrétaires, ni de moyens matériels, en particulier informatiques, suffisants, et doivent se résigner à tout faire eux-mêmes