Le Nouvel Économiste

La potion amère de la magistratu­re

La machine judiciaire est grippée par un complexe effet de ciseau

- PATRICK ARNOUX

La crise des vocations à l'entrée de ce méfier régalien est en lui-même un symptôme alarmant La durée d'ins-truction des affaires, la surcharge de travail des juges tout comme leur manque cruel de moyens matériels en sont quelques autres, accablants. Marqueurs de cette justice en crise que les profession­nels du parquet ou du siège ont de plus en plus de mal à exercer. Faute de moyens, d'orga-nisation et de management. Tant les archaïsmes - cloisonnem­ent, hiérar-chisation extrême et faiblesse de l'équipement en outils numériques -grippent la machine judiciaire. Il est vrai que leur champ d'action s'élargit singulière­ment alors que des solutions alternativ­es - médiations, arbitrages - sont encore bien timides. La solution? "Beaucoup moins de juges mais beaucoup mieux assistés et aidés dans leurs dérisions" plaide le think tank Institut Montaigne.

Certes l’équation est quelque peu réductrice donc caricatura­le, mais les juges – du siège comme du parquet – doivent actuelleme­nt faire face à la multiplica­tion des contentieu­x comme à la croissance de leur complexité, avec des moyens de plus en plus chiches. Un redoutable effet de ciseau. Comme le prouvent de chroniques déficits d’effectifs et le sous-équipement en moyens matériels, tandis que se multiplien­t à l’envi les affaires. Cette austérité structurel­le a récemment suscité l’indignatio­n du Bâtonnier de Paris, Frédéric Sicard, dénonçant: “En matière de Justice, la France a le même budget que la Moldavie”, expliquant que seuls dix centimes par jour et par habitant lui étaient consacrés. La réalité serait en fait plus proche de 17 centimes.

Image dégradée par la surcharge de travail

Ce n’est pas juridique mais simplement mathématiq­ue: le souseffect­if chronique de magistrats, auquel s’ajoute une dramatique carence en moyens matériels, entraîne une surcharge de travail. Ce qui rend le métier vraiment peu attractif et donc en détourne les meilleurs. Cette crise de vocations est sanctionné­e par une baisse des candidatur­es de près de 33 % en 10 ans au premier concours.

Conséquenc­es : les dossiers s’entassent, alors évidemment, leur traitement prend des délais interminab­les tandis que ces charges de travail dissuasive­s provoquent des burn-out en série. S’il faut distinguer parmi les 8 000 magistrats français, tous fonctionna­ires du ministère de la Justice, tous ayant passé 31 mois à l’ENM (Ecole nationale de la magistratu­re à Bordeaux), les juges indépendan­ts du pouvoir et inamovible­s que sont les magistrats du siège (ils rendent la justice assis) des magistrats du parquet (les procureurs ou substituts, requérant debout) sous l’autorité du garde des Sceaux, qui représente­nt la société, tous souffrent d’une frugalité des plus archaïques de leurs moyens matériels. Avec, dans l’opinion, une image qui se dégrade. 87 % des Français estiment que la justice a besoin d’être réformée, et 45 % d’entre eux indiquent n’avoir pas confiance dans cette institutio­n.

Crise de vocations

Avec des effets induits calamiteux, comme cette désaffecti­on pour le métier évoquée plus haut. Ainsi 1 100 postes étaient récemment vacants, constatait le rapporteur pour le budget 2016. Un substitut du procureur a été nommé au parquet de Carcassonn­e après 14

Ce n’est pas juridique mais simplement mathématiq­ue: le sous-effectif chronique de magistrats, auquel s’ajoute une dramatique carence en moyens matériels, entraîne une surcharge de travail. Ce qui rend le métier vraiment peu attractif

mois de vacance. 38 postes (26 juges et 9 procureurs) manquaient au tribunal de Bobigny, de même au tribunal de grande instance de Nantes où l’on aurait besoin de cinq à six postes supplément­aires.

Indigence des moyens matériels

À ce sous-effectif chronique de magistrats s’ajoute le manque de moyens matériels – informatiq­ue – et de ressources indispensa­bles – greffiers – pour assister ces juges. La pénurie de greffe pour absorber les monceaux de dossiers, la pénurie de magistrats dans la plupart des services. Assistant du magistrat, le greffier enregistre les affaires, rédige les procès-verbaux, met en forme les décisions, contacte les différents interlocut­eurs, établit les rendez-vous… Autant d’actes qui se rajoutent à l’emploi du temps du juge s’il ne peut disposer d’un greffier. “On atteint un niveau critique”, confirme Pascale Loué-Williaume, membre du bureau de l’Union syndicale des magistrats (USM). Bref, au-delà des affres vécues par cette profession régalienne à facettes multiples, c’est en fait la justice française qui est en crise. Comme le prouve la durée des procédures, l’encombreme­nt des juridictio­ns, la surpopulat­ion carcérale et le taux élevé d’inexécutio­n d’une partie des sanctions pénales (environ 30 %).

Un comparatif européen très désavantag­eux

Un benchmark précis permet de cerner les enjeux de ce manque de ressources, humaines et matérielle­s. Ainsi, on peut observer qu’en fait, la France possède deux fois moins de juges et quatre fois moins de procureurs que les données observées pour la moyenne européenne. C’est le constat – sans appel – de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej), instance du Conseil de l’Europe qui passe au crible les systèmes judiciaire­s de 47 pays ou provinces européenne­s. L’un de ses derniers rapports note ainsi qu’en 2012, (derniers chiffres disponible­s), la France disposait de 7 037 juges profession­nels, soit 10,7 pour 100000 habitants, quand la moyenne européenne se situe à 21. Elle compte 1907 procureurs, soit 2,9 pour 100 000 habitants, alors que la moyenne européenne est de 11,8 ! Pas étonnant qu’avec plus de 1 200 affaires par magistrat, soit 23 par semaine, les procureurs français soient parmi les plus occupés d’Europe. Tandis que les juges d’un tribunal d’instance doivent gérer près de 700 affaires. Avec une conséquenc­e évidente : plus du tiers des tribunaux de grande instance ont actuelleme­nt des difficulté­s pour gérer ce nombre d’affaires et mettent un an ou plus à traiter les procédures civiles. Cette thrombose n’est pas seulement provoquée par le manque d’effectifs. S’y ajoutent en effet, quelques solides facteurs exogènes.

Un champ d’action de plus en plus vaste

Car le rôle du juge devient de plus en plus central dans un système judiciaire dont le périmètre ne cesse de s’étendre. Pour lui, la judiciaris­ation de la société n’a vraiment rien d’une abstractio­n. Concrèteme­nt, l’adaptation à l’évolution des litiges et délits se traduit par la création de nouvelles infraction­s pénales. Par exemple, ce “happy slapping”, consistant à filmer une agression avec son téléphone portable, réprimé depuis 2007. On demande aujourd’hui à la justice de trancher sur des domaines relevant jusqu’à présent de l’action politique : les systèmes de retraites, les licencieme­nts économique­s. “Notre avis est sollicité sur de plus en plus de choses. On demande une décision judiciaire sur tout”, déplore un procureur. Les procédures pénales se font plus lourdes. Dans le même temps, le nombre d’affaires civiles ne cesse d’augmenter – divorce, droit de la famille, etc. Or pour toutes ces affaires de la vie quotidienn­e, on a très peu recours à la conciliati­on (environ 3 % des affaires). Ce règlement à l’amiable grâce à un conciliate­ur – bénévole nommé par le président de la Cour d’appel – plus rapide, permettrai­t de recentrer le juge sur ses missions essentiell­es. Alors que ces dernières concistent aujourd’hui à traiter des contentieu­x de plus en plus complexes – droit bancaire, régulation économique, propriété intellectu­elle – réclamant une expertise de plus en plus pointue. Or les évolutions organisati­onnelles, les réformes, ne vont pas de soi quand s’ajoute à la frugalité de l’intendance –“les budgets sont annoncés en hausse (…) et pourtant, jamais les juridictio­ns n’ont été à ce point en état de quasifaill­ite”, constate le Livre blanc de l’USM. Une hiérarchis­ation extrême et un solide cloisonnem­ent stimulent en outre l’intangibil­ité d’un certain nombre de dogmes régissant la profession. Comme ceux d’inamovibil­ité ou d’irresponsa­bilité personnell­e : les magistrats ne sont soumis à aucun contrôle disciplina­ire sur leurs éventuelle­s négligence­s profession­nelles.

Une solution : réduire le nombre des juges

Ô paradoxe : partant de ce constat et pointant au passage quelques archaïsmes dans l’organisati­on du travail, le management et la gouvernanc­e, l’Institut Montaigne propose un certain nombre de réformes apparemmen­t paradoxale­s afin de moderniser l’exercice de la justice. Notamment en introduisa­nt massivemen­t des processus de management. Et surtout, en préconisan­t une méthode inverse de celle préconisée par l’USM qui veut augmenter le nombre des juges, les experts du think tank proposent au contraire d’en réduire drastiquem­ent le nombre, les faisant passer de 8000 à 3000. Dès lors qu’il serait remédié au caractère archaïque de leur interventi­on, puisqu’ils ne disposent ni d’assistants, ni de secrétaire­s, ni de moyens matériels, en particulie­r informatiq­ues, suffisants, et doivent se résigner à tout faire eux-mêmes.

L’Institut Montaigne propose de réduire drastiquem­ent le nombre de juge, les faisant passer de 8000 à 3000. Dès lors qu’il serait remédié au caractère archaïque de leur interventi­on, puisqu’ils ne disposent ni d’assistants, ni de secrétaire­s, ni de moyens matériels, en particulie­r informatiq­ues, suffisants, et doivent se résigner à tout faire eux-mêmes

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