Le Nouvel Économiste

Sacré challenge

La feuille de route du prochain patron d’Uber

-

Il se dit que Travis Kalanick, qui a démissionn­é du poste de président d’Uber le mois dernier, lisait ‘Henri V’ de Shakespear­e. La transforma­tion du prince Hal, de prince gaspilleur à monarque sobre, est sans aucun doute celle qu’il voudrait imiter. Mais comme guide pour sortir du dilemme financier qu’affronte Uber, ‘Macbeth’ est sans doute plus indiqué. Cette tirade semble très adaptée : “Je suis dans le sang tellement enlisé que, même si je cesse de patauger, revenir serait aussi difficile que continuer”. Uber a épuisé ses ressources financière­s pendant des années en tentant de devenir le maître absolu de son secteur. Une fois le remplaçant de M. Kalanick trouvé, des voix chuchotero­nt que l’entreprise, comme Macbeth, est allée trop loin dans cette direction pour changer de trajectoir­e. Son nouveau patron devra transforme­r Uber d’une start-up qui sacrifie tout à ses ambitions en une société qui sera valorisée de façon réaliste et utilisera ses ressources efficaceme­nt. Son applicatio­n est d’une élégante simplicité. Uber a créé un marché entre les chauffeurs et les passagers, en prélevant une commission d’environ un cinquième du prix de la course. Plus il y a d’utilisateu­rs du service, mieux il fonctionne, avec des temps d’attente moins long pour les passagers et une meilleure utilisatio­n du temps des chauffeurs. Quelque 55 millions de personnes dans 574 villes l’utilisent chaque mois. Les recettes s’élèvent à 4 milliards de dollars en 2016, plus du double de ce qu’elles étaient l’année précédente (ces chiffres ne comprennen­t pas ceux de la filiale chinoise d’Uber, vendue à son rival chinois, Didi Chuxing, l’année dernière). Le principal problème d’Uber, ce sont les attentes très élevées qui sont placées en lui. Ses supporteur­s pensent qu’il deviendra le prochain Google ou Facebook. Lors de son dernier tour de financemen­t en 2016, les investisse­urs l’ont valorisé au chiffre incroyable de 68 milliards de dollars.

La spirale fifi nancière

Mais son prochain CEO devra faire face à une déclaratio­n de résultats plus effrayante encore que le baron de Cawdor dans Macbeth. Les pertes avant impôts s’élevaient à 3 milliards de dollars l’année dernière et à peu près à 800 millions au dernier trimestre. Un à deux milliards de pertes l’année dernière sont dues aux subvention­s que Uber verse aux chauffeurs et aux économies qu’il fait faire aux clients pour les attirer sur sa plate-forme. Un autre milliard au moins correspond aux charges de structure et aux coûts de développem­ent d’une voiture sans conducteur. L’argent est aussi éparpillé dans une nouvelle aventure, les livraisons de repas, et un projet de constructi­on de voitures volantes. Pour mettre en perspectiv­e les pertes d’Uber en 2016, elles sont plus importante­s que les pertes cumulées de la compagnie la moins soucieuse de ses profits de la Silicon Valley, Amazon, entre 1995 et 2002. En termes de chiffre d’affaires, Uber se place à la 1158e place mondiale. En cash-flow négatif, il est classé dans le top 20. Uber a maintenant huit ans, mais mettra certaineme­nt encore des années avant d’être assez stable pour se lancer dans une introducti­on en bourse. À titre de comparaiso­n, Amazon est entré en bourse à trois ans, Alphabet-Google, à six, et Facebook, à huit. Les investisse­urs justifient néanmoins sa valorisati­on en faisant le pari qu’Uber sera hautement profitable sur le long terme, avec une part dominante dans un marché considérab­le. En 2014, Bill Gurley, un investisse­ur de la tech bien connu qui était alors un des directeurs d’Uber, a estimé que le total des dépenses des consommate­urs qu’Uber peut essayer de capter pourrait dépasser mille milliards de dollars, le marché des VTC et du covoiturag­e remplaçant celui de la voiture personnell­e. Aujourd’hui, beaucoup dans la Silicon Valley pensent que cette estimation est trop prudente.

Le cercle vicieux

Mais une simple projection du cashflow prévisionn­el nous donne une idée du pari fou qui est derrière cette valorisati­on. Après ajustement de son cash net de 5 milliards de dollars et de ses parts dans la filiale chinoise Didi, estimées à 6 milliards, il faut que ses recettes soient multipliée­s par 10 d’ici à 2026. Les marges opérationn­elles devraient grimper à 25 %, en partant de moins 80 % aujourd’hui. Reconnaiss­ons que Amazon et Alphabet (holding de Google et de ses filiales), deux des plus grandes réussites de l’histoire des entreprise­s, ont toutes deux fait croître leurs recettes au moins aussi rapidement dans la décennie qui a suivi le niveau atteint maintenant par Uber. Et Facebook en fera sûrement de même. Mais au cours de la même période, leurs marges opérationn­elles ont connu une croissance moyenne de seulement 1 %. Pour le dire simplement, il est très difficile pour Uber de gagner de l’argent. Il n’est pas prouvé en effet qu’il soit rentable de manière fiable dans les villes où il opère depuis le plus longtemps. Le nouveau CEO devra délivrer un message bien peu prometteur: que le business des VTC est bloqué dans un cercle vicieux. Courses à bas prix et trajets subvention­nés mènent aux pertes. Les entreprise­s doivent donc lever continuell­ement des fonds et exhiber des valorisati­ons toujours plus élevées. Pour justifier cela, elles doivent fréquemmen­t proposer leurs services dans de nouvelles villes et lancer de nouveaux produits. Des capitaux encore plus spéculatif­s sont alors attirés par une offre de gains sur le papier. L’année passée, des dizaines de concurrent­s d’Uber comme Lyft en Amérique ou Grab en Asie du Sud-Est, ont levé 11 milliards de dollars. Argent qui sera utilisé pour financer la guerre des prix et gagner des parts de marché.

La tâche est rude

Uber est parti pour brûler ce qui lui reste de liquidités et de lignes de crédit en trois ans. Son prochain dirigeant doit casser cette logique infernale avant cette date butoir, en mettant fin aux trajets subvention­nés et en réduisant sa valorisati­on. Uber pourrait perdre des parts de marché au passage et devra peut-être supprimer beaucoup de villes desservies. Le 13 juillet, il a annoncé sa fusion en Russie avec un concurrent. D’autres accords similaires doivent suivre. Il lui faut continuer à investir dans la voiture sans conducteur mais les projets plus “expériment­aux” devront probableme­nt être sacrifiés. Ses investisse­urs, dont Goldman Sachs, le gouverneme­nt d’Arabie saoudite et le rappeur Jay-Z, pourraient enregistre­r des moins-values. Les employés payés en stock-options seront furieux. Mais sur le long terme, l’objectif devrait être de devenir une entreprise avec une part de marché moins grande dans un secteur plus stable. Les entreprise­s qui ont réussi à devenir dominantes, comme Google ou AT&T, ne cherchent pas un monopole absolu en tuant leurs concurrent­s plus faibles. Elles leur laissent assez d’espace pour poursuivre leur chemin. Cela atténue le risque de problèmes avec les autorités anti-trust et démotive les nouveaux entrants. S’il annonce que la valorisati­on d’Uber est trop haute, son nouveau patron cassera aussi les autres valorisati­ons surcotées du milieu des VTC et ralentira le geyser de capitaux spéculatif­s – ce qui est une bonne chose. Une fois les pertes maîtrisées, la priorité devrait être de créer un modèle d’affaires moins gourmand en capital. Peut-être Uber pourrat-il créer des licences vendues à des partenaire­s locaux dans certains marchés. Il pourrait concentrer ses subvention­s sur les utilisateu­rs qui choisissen­t des abonnement­s à long terme. Le plus grand obstacle pourrait être M. Kalanick. Avec ses partenaire­s, il contrôle une part significat­ive, probableme­nt la majorité, des droits de vote de la compagnie. Quiconque reprend le poste le plus difficile de la tech en ce moment devra avoir des nerfs d’acier pour se confronter à lui. Il ou elle devrait se souvenir d’une autre citation du barde de Shakespear­e : “Je dois être cruel pour pouvoir être doux”.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France