Le Nouvel Économiste

David Guetta : “Les gens imaginent que les DJ n’arrêtent pas de faire la fête”

Autour d’un loup de mer à Ibiza, le légendaire DJ de dance music explique pourquoi gagner de l’argent a été sa manière de se rebeller contre sa famille

- LUDOVIC HUNTER-TILNEY, FT

L’héritier “dévoyé” d’une famille d’intellectu­els de gauche parisiens est assis en face de moi, de l’autre côté d’une table en bois, sous l’auvent d’une terrasse blanchie à la chaux. À sa droite : mer bleue et yachts. À sa gauche : une piscine tout aussi bleue, encerclée de jeunes gens bronzés, faisant leur sieste. Derrière lui, de l’autre côté de la baie, la ville d’Ibiza scintille dans une chaleur sans nuages. “J’adore être ici” dit un David Guetta souriant. Le DJ français se trouve dans son milieu naturel. David Guetta passe ses étés sur l’île des Baléares réputée pour sa vie nocturne débridée. Chaque semaine, il donne deux spectacles, ou “parties”, comme il les appelle, dans deux clubs célèbres, le Pacha et Ushuaïa. Cette année, il a ouvert la saison avec un mois d’avance sur le calendrier habituel, en juin, car le tourisme explose sur l’île: en 2016, tous les records ont été battus avec 7,1 millions de visiteurs.

“J’ai eu un peu peur, vous savez” avoue-t-il. “Parce que l’Ushuaïa est un grand club et l’île n’était pas supposée être pleine encore. Mais le club était bondé. Fou.” Notre lunch se déroule au Destino, un complexe chic qui appartient au Pacha. David Guetta a fait son premier show dans ce club en 1996 (“C’est un

peu ma famille”). Sa résidence artistique dans ce lieu est appelée, avec une élégance caractéris­tique, “Fuck Me I’m Famous”. C’est une parfaite descriptio­n de l’âge des DJ superstars comme Guetta et ses collègues, les titans de la dancemusic – presque tous des hommes. Ils sont à l’époque ce que les rock stars étaient aux années 1970 et mènent une vie de jets privés, d’adoration, d’égotisme et d’immense fortune. Au cours de la décennie écoulée, David Guetta a atteint une célébrité mondiale. Ses hymnes tonitruant­s, un genre d’hyper-disco, résonnent dans toutes les zones de villégiatu­re du monde, de Las Vegas à Phuket. Il a converti Les États-Unis à la terre promise à la dance music dans les années 2000, à la manière d’un père fondateur déchu. Ses tubes dance-pop interprété­s par les plus grands noms de la pop, comme Rihanna, Nicki Minaj, Usher et Sia, ont conquis les hit-parades. Il possède son propre label, Jack Back Records, et partage son temps entre Los Angeles, Miami, Londres et son manoir d’Ibiza. Un jet de location l’attend à l’aéroport, prêt à le transporte­r vers les soirées et les festivals d’été dans toute l’Europe. Le magazine Forbes a estimé ses revenus annuels l’an dernier à 28 millions de dollars.

David Guetta, DJ normal

Aujourd’hui, David Guetta, 49 ans, porte un T-shirt blanc et des lunettes de soleil Ray-Ban. Ses cheveux d’habitude longs ont été coupés et il porte une barbe aux reflets roux, mouchetée de gris. Il est 15 h 30. “À Ibiza, tout se passe très tard” dit-il. Sans regarder le menu, il commande du poulet grillé, des légumes à la vapeur et du riz, avec de l’eau. Les choix diététique­s d’un homme mûr déterminé à défendre sa ligne. (“In Love with Myself” est une expression qui vient à l’esprit : c’est l’un des titres de son album de 2004 au titre parfait, ‘Guetta Blaster’). Mais il change d’avis quand je m’interroge sur le poisson. Il prend un loup de mer, décrit par la serveuse comme étant

“plus propre” que mon choix, un Saint-Pierre. “C’est le seul moment de l’année où j’ai un semblant de vie sociale” annonce David Guetta. Il parle anglais avec une trace d’accent américain. “Les gens imaginent que les DJ n’arrêtent pas de faire la fête. La réalité est bien différente.Vous passez de l’hôtel à la scène, pour monter sur scène vous passez par un corridor de sécurité et après vous rentrez à l’hôtel. Donc quand je suis à Ibiza, j’invite tous mes amis. J’ai une maison ici. Je sors écouter d’autres DJ. On traîne ensemble, ce qu’on ne fait pas en temps normal. C’est un beau moment de l’année.” La serveuse revient avec des verres d’eau pleins de glaçons. David Guetta ne veut pas de glaçons

dans le sien et les jette vers la mer d’un geste brusque. Les glaçons rebondisse­nt sur une barrière et retombent sur le sol. Je remarque que cela peut être dangereux. Il se lève et les écarte à coups de pied. “Je ne veux pas que vous vous cassiez une jambe” dit-il à la serveuse.

Prophète de l’Electro dance music

Si Ibiza est le milieu naturel de David Guetta, les États-Unis sont son pays d’adoption. La techno et la house sont des inventions américaine­s, elles sont nées dans des villes comme Detroit et Chicago, mais l’Amérique est restée longtemps à la traîne des autres pays avant d’adopter la dance music.Tout a changé il y a dix ans, avec le “rebranding” de la dance en EDM, initiales de“Electronic dance music”. David Guetta en a été le portedrape­au. En 2009,William “will.i.am” Adams, le leader du groupe californie­n de hip-hop Black Eyed Peas, lui a demandé de produire un morceau, ‘I Gotta Feeling’. Le résultat mixe l’euro-dance rapide au pop-rap américain. L’hybridatio­n a obtenu un succès irrésistib­le. Le morceau est devenu l’un des singles les plus vendus de l’histoire des charts. David Guetta se souvient que le grand producteur Jimmy Iovine lui avait dit: “Écoute, David, ce disque va changer le monde. Ce sera le nouveau format de la pop musique à partir de maintenant.” Et c’est ce qui se passa. L’album ‘One Love’ de David Guetta, également sorti en 2009, lui a rapporté une série de hits sous son propre nom, dont ‘Sexy Bitch’, avec le chanteur de R&B Akon. Le titre fut rebaptisé en un moins provocateu­r ‘Sexy Chick’ pour sa version radio “propre”. “À ce moment-là, en 2009, quelque chose de vraiment unique s’est passé. Et ça s’est passé, je dirais, de 2009 à 2016. Le moment où la musique en Amérique et en Europe a été la même. Ce qui n’arrive jamais. Peut-être du temps des Beatles, vous savez, mais c’est très rare” dit-il. David Guetta détecte à nouveau un changement. “La musique est redevenue très hip-hop aux ÉtatsUnis, et pop et dance ici.” Mais le génie de l’EDM ne réintégrer­a plus sa bouteille. Guetta apparaît fréquemmen­t en guest star lors de méga-raves à Miami et à LasVegas. Il se produit sur des scènes immenses, entouré de feux d’artifice et de jeux de lumières démentiels en hurlant “I have come

to party with you !” (je suis venu faire la fête avec vous) à des milliers de disciples, tel un dieu de l’Olympe de la disco. “C’est énorme. C’est devenu une industrie maintenant” souligne-t-il. La croissance a un peu ralenti l’an dernier mais le marché de l’EDM représente quand même 7,1 milliards de dollars. David Guetta a un peu reculé dans le classement des fortunes personnell­es de Forbes, et il pense qu’il est temps de s’adapter. “Parce que c’est la fin d’un cycle ; avec la mort, toutes les possibilit­és sont ouvertes. Il y a un espace vide qui doit être rempli” dit-il. En septembre, il s’envolera pour Los Angeles pour travailler sur son septième album. Il comprendra son dernier tube, ‘2U’, avec Justin Bieber, autrefois ridiculisé comme pop-star des ados, et maintenant assez crédible pour figurer au tableau des grands. “Il a pris beaucoup de coups dans sa carrière à un moment, je suppose que ça arrive à tout le monde avec le succès. Mais après, quand vous êtes toujours là, les gens disent,‘ah, ok !’.” Il hausse les épaules, très français, et tend la main pour prendre une olive dans un bol. David Guetta a lui aussi ses détracteur­s. Il est accusé d’être un fournisseu­r de chansons trash, vulgaires, pour les masses, crues dans le fond et la forme. L’autre superstar de l’EDM, Deadmau5, a traité Guetta de “DJ de merde et surpayé” en 2015, quand un cheval est monté sur la scène du club Le pacha pour ouvrir la nuit ‘F*** Me I’m Famous’ [cet article a été amendé après parution sur le FT : David Guetta n’est pas arrivé sur un cheval comme précédemme­nt indiqué].

Le clip vidéo de son single de 2014 ‘Dangerous’ est un fantasme : David Guetta, amateur de voitures rapides, remporte une course à bord d’une Formule 1, assisté par une équipe de mécanicien­nes vêtues de combinaiso­ns de travail légères et très peu pratiques. “Dans un club, rien n’est vraiment important” entend-on dans l’un de ses morceaux, susurré par une voix de robot. Les anti-David Guetta trouvent que c’est un résumé parfait de sa vacuité.

“Je n’ai jamais eu l’impression de me vendre parce que j’ai toujours fait la musique que j’aimais. J’essaye juste de la faire pour un public plus large. Il y a eu un moment dans ma carrière où je n’étais pas sûr, parce qu’il y avait tellement de pressions, et je doutais un petit peu, alors, je continuais à me produire dans des fêtes undergroun­d” dit-il pour expliquer sa métamorpho­se en icône de l’EDM. “Mais dès l’instant où j’ai dit, ‘Ecoutez, c’est ça que je suis, c’est comme ça que je le sens, c’est ce que je veux faire de ma vie, et les gens sont heureux. Alors, où est le problème ?’ À partir de ce jour, je n’ai plus entendu ces critiques.” Je lui demande s’il regrette le machisme de ‘Sexy Bitch’, le morceau qu’il a composé à Atlanta avec Akon. C’est Akon qui a trouvé le titre et écrit les paroles. “Non, en fait, c’est hyper-drôle” répond David

Guetta. “À cette époque, j’étais marié, j’étais le prototype du garçon sage, et lui était du genre, ‘tu ne comprends rien aux femmes, mon pote. Tu dois comprendre que ça va tellement exciter les filles, une chanson comme ça’.‘Non,’ j’ai répondu,‘elles vont se sentir insultées’. Mais à partir du moment où l’album est sorti, c’était complèteme­nt fou, les filles me jetaient leurs sous-vêtements. Il avait raison !” Il rit. “C’était dément ! C’était comme une leçon tardive de psychologi­e féminine.” Tandis qu’il parle, son corps pulse au rythme de la musique de fond du restaurant. Il rayonne de l’assurance de ceux qui passent une bonne partie de leur vie suspendus au-dessus de milliers de personnes qui lèvent leurs mains en l’air avec un air d’extase. “J’essaie de faire quelque chose en dehors du temps” dit-il de sa musique. “Les gens veulent toujours écouter quelque chose de nouveau, mais en même temps, les émotions sont toujours les mêmes. On ne va pas sortir une nouvelle émotion.” Nos plats arrivent : poisson et légumes avec des bols de riz. David Guetta goûte un peu de riz avec sa fourchette avant de le verser sur son assiette. Il porte deux grosses bagues à une main, des bijoux de rock-star.

Guetta mère et père

La révélation de David Guetta s’est produite en 1988 au Shoom, le club de Londres, au plus fort de la vague acid house. DJ Danny Rampling jouait sous des rampes de projecteur­s, c’était la star du spectacle, et non le DJ anonyme qui sélectionn­ait des disques dans l’obscurité. “Ça a

complèteme­nt changé ma vie” se souvient David Guetta. Il est rentré à Paris et avec sa femme Cathy, son associée, il a créé un mini-empire de la nuit, dont deux restaurant­s et un cabaret de striptease. David Guetta se souvient de cette époque comme “géniale en tant qu’expérience sociale, mais le côté affaires, mon dieu, c’est l’un des business les plus durs pour gagner de l’argent. Il faut vraiment tout compter et je ne suis pas comme ça, pas du tout.” Ces lieux ont disparu, mais l’esprit d’entreprene­ur a perduré.Après la sortie de ‘I Gotta Feeling’, sa rencontre avec Jimmy Iovine a produit un partenaria­t avec la marque d’écouteurs de ce producteur, Beats Electronic­s. Dans l’aéroport d’Ibiza, des panneaux publicitai­res montrent Guetta portant une montre de luxe TAG Heuer. L’une des montres de la marque se trouve, épaisse et rutilante, à son poignet au restaurant Destino. “La première fois que j’ai fait de la publicité, tout mon milieu a été choqué. C’était ‘Oh mon dieu, comment tu as pu faire ça ? C’est horrible’. Mais maintenant, tout le monde le fait.Tous les DJ font ça.

C’estIl a commencémê­me un signeà vouloirde réussite.” devenir DJ à l’âge de 12 aucun ans. “C’estDJ célèbre complèteme­ntà l’époque. fou, Il parcen’y qu’il avait n’y pas avait de glamour, pas d’argent, “Mmmm.il n’y avait J’étaisrien de juste tout obsédéça.” Il

croque un légume. par la musique et j’étais très branché par l’aspect technique de la création. Je ne le comprends pas moimême car ma famille n’était pas du tout dans la musique.” Monique, sa mère, est belge et travaillai­t comme psychologu­e tandis que Pierre, son père, juif marocain, était un sociologue du monde du travail. “Mes deux parents sont des intellectu­els, et les intellectu­els ne comprennen­t jamais rien à la vraie vie” dit-il gaiement entre deux bouchées. Quand David eut sept ans, son père décida de mener une vie plus simple en ouvrant un restaurant de cuisine française traditionn­elle. “Évidemment, c’était une vie bien plus dure”

raconte David Guetta en riant, “même si le restaurant était très petit. Il n’avait aucune idée de ce dans quoi il s’engageait. Et en fait, c’était un endroit fascinant. Mon père faisait le tour de la salle en déclamant des poèmes de Baudelaire sur la nourriture”. Le contenu de son assiette est géré de main ferme. Sa fourchette s’abat sur le loup de mer avec une technique sans pitié. “Ma mère pensait que tout ce que je faisais était nul. Elle était communiste, alors elle trouvait que cette vie superficie­lle et cette course à des rêves matérialis­tes étaient une perte de temps pour moi.”

Se disputaien­t-ils ? “Oh oui, à l’époque, bien sûr” répond-il, en serrant son poing à ce souvenir. Et

maintenant ?“Mmm, je pense qu’elle est fière de mes succès. Elle n’a pas changé d’avis sur la société. On se disputait comme des fous quand j’étais jeune. J’étais du genre ‘Je vais me rebeller, je vais gagner de l’argent’.” Il rit à nouveau. “C’était moi le rebelle face à mes parents. C’est drôle, n’est-ce pas ? Ma mère était presque dégoûtée que je sois si attiré par les affaires, que j’ai la tête au business.” Dans les années 2000, il décida de vendre les restaurant­s et le cabaret et de se consacrer à la musique. “Ma mère m’a dit ‘je suis si fière de toi, tu vas enfin être un artiste’. Mais regardez qui dit ça!? Complèteme­nt fou!”

La piste de dance comme utopie

Son assiette est vidée avant la mienne. Deux femmes prennent un selfie derrière lui, pour capturer en photo soit le sommet du crâne du DJ, soit le chroniqueu­r musique du Financial Times en train de mâcher son Saint-Pierre. La première hypothèse semble plus crédible. Nos assiettes sont desservies. David Guetta refuse le dessert mais j’annonce que je pourrais en prendre un. “Bien sûr ! Et pourquoi pas ?” répond-il avec bonne humeur. Lui commande un thé noir. Un téléphone mobile se matérialis­e dans sa main tandis que j’inspecte le menu et il est reposé sur la table quand j’annonce que je choisis de la glace et du café. En novembre, il aura 50 ans, une étape dont il dit qu’elle ne l’inquiète en rien. “Je viens faire la fête avec les gens, c’est ça mon truc. C’est pour ça que je ne déprime pas sur l’âge. Les gens qui sont devant moi, ils ont toujours le même âge depuis que j’ai commencé. Toujours dans les 20 ans. Donc OK, c’est un peu fou, parfois, je suis avec des amis qui ont 25 ans et ils rient de moi, ils me disent : ‘Mec, tu sais que tu as le double de notre âge’.” En 2014, il s’est séparé de sa femme Cathy après vingt-deux ans de mariage. Lors d’un mauvais divorce très suivi par les médias, elle a réclamé la moitié de sa fortune, estimée à trente millions de dollars. “Très dur, parce que bien sûr, cela a eu un impact sur mes enfants.” Sa partenaire actuelle est la mannequin cubaine Jessica Ledon, 24 ans. Les paparazzi les ont récemment photograph­iés en train “d’échanger un baiser brûlant” (en langage de presse people) sur une plage. “Évidemment que je n’aime pas ça, qu’on prenne des photos de moi où je ne suis pas au mieux” dit-il en riant. S’échapper est la marque de fabrique du DJ français. Mais une dernière question sur le monde troublé qui existe au-delà de la bulle d’Ibiza – le terrorisme dans d’autres pays est l’une des raisons du succès touristiqu­e de l’île – provoque chez Guetta un remix sur le thème ‘Liberté, égalité, fraternité’. “Je ne me suis jamais mêlé de politique mais mes choix quand il s’agit de la vie et de la musique ont toujours été de rassembler les gens” dit-il. “Je ne suis pas spécialeme­nt un VIP – je veux dire, j’ai de l’argent et je vis cette vie, mais j’aime rencontrer tous les styles de gens, alors pour moi, c’est déjà la meilleure réponse possible. Pour moi, le fait que nous soyons tous ensemble en train de danser sur le même rythme, ces gens qui viennent de tous ces pays différents à Ibiza, c’est déjà la meilleure réponse possible à tout ce qui est en train de se passer.” La piste de danse vue comme utopie… sa mère approuvera­it. “Absolument !” dit-il gaiement.

Restaurant Destino, Ibiza

Pain et olives 6 Daurade de mer avec légumes et riz € 36 Saint-Pierre avec légumes et riz € 40 Glace vanille et chocolat Ocumare € 12 Eau artésienne plate € 10 Café américain € 4 Thé Earl Grey € 4 Total (service compris) € 127

“Dès l’instant où jj’ai dit, ‘Écoutez, c’est ça que je suis, c’est comme ça que je le sens, c’est ce que je veux faire de ma vie, et les gens sont heureux. Alors où est le pproblème?’ À partir de ce jour, je n’ai plus entendu ces critiques”

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