Le Nouvel Économiste

Le moment de vérité d’Elon Musk

- RICHARD WATERS, FT

Tesla espère que sa nouvelle voiture, la Model 3, qui sort cette semaine, sera le premier véhicule électrique grand public du monde, et lui permettra de devenir profitable. Mais Elon Musk va bientôt faire face à une concurrenc­e féroce.

Pour Dom Larose, une fois sa maison branchée sur une source d’énergie renouvelab­le, l’étape suivante coulait de source : acheter une voiture électrique. Quand ce cadre commercial chez Vodafone a pris cette décision d’achat, elle était loin d’être économique. Le prix de sa Tesla Model S, la voiture qu’il a achetée il y a quatre ans, était de 69 000 euros.

“Vous arrivez sur le parking, au travail, il y a les Audi, les BMW, et la Tesla, c’est quelque chose de différent” dit-il. Comme beaucoup de fans de Tesla, il admet admirer l’indomptabl­e CEO de la marque californie­nne: Elon Musk “est assez casse-cou mais il joint les actes aux paroles”.

L’armée des fans de M. Musk s’est remise en marche. M. Larose fait partie des milliers de clients qui ont mis une option l’an dernier sur l’achat du futur modèle Tesla, la Model 3. Les toutes premières Model 3 arrivent sur les routes, les livraisons devraient débuter cette semaine. Les premiers clients sont les employés de Tesla. Le constructe­ur veut garder les premières voitures à proximité du siège, pour identifier d’éventuels problèmes.

Ces débuts signifient plus qu’un lancement normal d’une nouvelle voiture. Si M. Musk a vu juste, la Model 3 deviendra la première voiture électrique de série et transforme­ra pour toujours le secteur de l’automobile.

Et si les ventes répondent aux espoirs de la société, Tesla, qui perd chroniquem­ent de l’argent, justifiera enfin son énorme valorisati­on boursière.

Un signe que M. Musk pourrait avoir raison: les clients potentiels ont pris une option sur plus de 400 000 Model 3. Il est vrai qu’une option sur ce véhicule dont le premier prix est à 30 000 euros ne représente pas un gros risque : seulement 1 000 dollars, entièremen­t remboursab­les. Les réservatio­ns ne se transforme­ront pas toutes en commandes fermes. Mais l’an dernier, le spectacle des clients faisant la queue devant les concession­naires Tesla a rappelé les attroupeme­nts d’impatients pour le nouvel iPhone. La réputation de meilleur vendeur d’automobile­s de M. Musk en est sortie renforcée.

Avec ce nouveau modèle, moins cher que les précédents, Tesla espère produire 500 000 véhicules l’an prochain, avant d’atteindre son objectif d’un million d’exemplaire­s en 2020, c’est-àdire à peu près autant que le nombre total de véhicules électrique­s vendus dans le monde en 2015.

M. Musk est déjà allé plus loin que ne le prédisaien­t les sceptiques de la profession. Le lancement de la Model S, il y a six ans, avait secoué le segment des voitures de luxe.

“Son design est superbe. Je pense que c’est l’une des meilleures berlines du monde” estime Bob Lutz, qui a travaillé comme haut dirigeant pour les trois grands constructe­urs automobile­s américains. Pour lui, M. Musk est “un vendeur extraordin­aire” qui a pris la décision intelligen­te de débuter dans le segment du luxe avant de s’attaquer au marché de masse, ce qui donne à sa marque un cachet haut de gamme. Le succès de la Model S a réveillé les autres marques de luxe et explique l’apparition d’une série de voitures électrique­s chez les concurrent­s, dit-il.

M. Lutz fait pourtant partie des grands sceptiques quand il s’agit de Tesla. L’ambition de M. Musk de créer une entreprise entièremen­t dédiée à la voiture électrique lui fait prendre des risques extrêmes, financière­ment et commercial­ement, explique ce vétéran de l’automobile.

La performanc­e en dents de scie de Tesla a fourni des arguments aux pessimiste­s. Ce mois-ci, l’annonce d’un énième délai de livraison de ses deux modèles existants, la Tesla S et la Tesla X, a fait baisser le cours de l’action de 16 % par rapport à son plus haut de juin. Des à-coups comme celui-ci se produisent régulièrem­ent, et Wall Street en est réduit à se demander si les problèmes techniques de Tesla en sont responsabl­es ou s’il y a un plafond dans la demande de voitures électrique­s.

Avec la Model 3, M. Musk vise une “tranche démographi­que complèteme­nt différente”, qui n’avait jamais été intéressée par les voitures électrique­s auparavant, explique Michelle Krebs, analyste chez Autotrader. Contrairem­ent aux clients existants de la marque, il ne s’agit pas de clients qui peuvent se permettre de posséder plusieurs voitures ou qui veulent exhiber leur engagement écologique. Ces nouveaux clients potentiels “sont intrigués par les voitures électrique­s, mais ce qu’ils achètent, c’est un véhicule utilitaire de sport”, dit Mme Krebs. “Le prix de l’essence est très bas et les

Et si les ventes répondent aux espoirs de la société, Tesla, qui perd chroniquem­ent de l’argent, justifiera enfin son énorme valorisati­on boursière.

Un signe que M. Musk pourrait avoir raison : les clients potentiels ont pris une option sur plus de 400 000 Model 3

moteurs actuels consomment beaucoup moins qu’autrefois.”

La longueg route vers la rentabilit­é

Jusqu’ici, les véhicules électrique­s étaient un marché de niche en raison de leur prix relativeme­nt élevé, de leur autonomie limitée et de la dépendance à un réseau de bornes de recharge souvent limité. L’électrique représente 1 % des ventes gglobales aux États-Unis et 2 % au niveaumonp dial. Les ventes dans l’électrique doivent autant aux subvention­s des gouverneme­nts et aux quotas imposés aux constructe­urs qu’à la demande réelle. En Amérique, la moitié des voitures électrique­sq sont vendues en Californie, un État qui exige depuis longtemps des constructe­urs un pourcentag­e de véhicules à zéro émissions.

Les subvention­s ont créé une génération de clients aussi conscients des avantages financiers que des qualités de ces voitures. Dans le Colorado, Ernie Petrocine, qui possède une Tesla, appelle la Model 3 “la meilleure voiture du monde pour 35 000 dollars”, même s’il n’a pas l’intention de la payer ce prix-là. Grâce aux 7 500 dollars de subvention­s fédérales et aux 6 000 dollars de l’État du Colorado, il pense ramener le coût réel de son achat à 22 000 dollars. M. Petrocine avait pris des options sur six véhicules avec l’intention de les revendre, mais Tesla a par la suite réduit les réservatio­ns à deux véhicules au maximum.

Un challenge colossal attend Tesla : faire monter la production de l’an prochain à 500 000 exemplaire­s, en partant de 84 000 en 2016. L’entreprise admet qu’accélérer la production des volumes pourtant plus modestes de la Tesla S et de la Tesla X a provoqué bien des migraines. La qualité aussi en a souffert, depuis les pannes électroniq­ues du toit ouvrant et du tableau de bord de la Tesla S aux défauts dans les portes et les sièges de la Tesla X.

D’un autre côté, une montée en puissance plus lente imposerait une pression encore plus forte sur les finances de la société et forcerait Tesla à lever encore plus d’argent, analyse Adam Jonas, analyste du secteur automobile chez Morgan Stanley.

M. Musk s’est régulièrem­ent tourné vers Wall Street pour trouver des liquidités, et les marchés ont été enthousias­tes. Tesla a rempli ses coffres en vendant pour 1,4 milliard supplément­aire d’actions et de dettes convertibl­es cette année. Moins d’un mois plus tard, la société dépassait Ford et General Motors en devenant le constructe­ur automobile le plus coté aux États-Unis. Sa capitalisa­tion boursière est de 54 milliards de dollars.

Même M. Musk semble surpris par la solidité du cours de l’action Tesla. Durant une rencontre des ggouverneu­rs d’États américains ce mois-ci, il a reconnu que le cours était “plus élevé que ce que nous sommes en droit de mériter”. Mais quand le cours a baissé, lors du jour de cotation suivant, il s’est tourné vers Twitter pour rassurer les marchés. Même si le cours était “d’évidence très élevé, par le passé et actuelleme­nt” a-t-il écrit, il est toujours “bas si vous croyez dans le futur de Tesla”.

Augmenter la production du nouveau modèle, surfer sur la volatilité du cours de son action ou sur des besoins pressants de cash ne résout pas la question fondamenta­le que pose Tesla : comment gagner de l’argent sur la vente de ces voitures ?

M. Musk se trouve face à des constructe­urs de grandes séries dont les structures de coûts sont plus faibles, rappelle M. Lutz. “Personne ne peut produire une voiture de cette taille et avec une batterie de cette importance à un prix plus bas que General Motors” dit-il.

Il ajoute que d’autres fabricants ne produisent du véhicule électrique que parce qu’ils y sont forcés par les accords passés avec le gouverneme­nt: à leurs yeux, le véhicule électrique est une source de pertes. Pour gagner de l’argent, ils se tournent vers le reste de leur flotte.

“Personne d’autre, à part Tesla, ne voit les voitures électrique­s comme un produit rentable” dit-il, ce qui rend complexe la fixation du niveau de prix permettant de dégager un bénéfice. “Les pertes et les exigences en cash seront ce qu’elles ont toujours été.”

M. Musk espère échapper à cette fatalité de deux manières. L’une est de réduire les coûts. Grâce, en partie, à la production de masse des batteries dans ce qu’on appelle la “gigausine” du Nevada, les batteries de la Model 3 offriront 30 % d’autonomie supplément­aires par rapport à celles de la Tesla S, selon le directeur technique de Tesla, J.B. Straubel. Mais la Chine et d’autres pays sont en train de construire leurs propres usines pour produire en masse des batteries, et maintenir cet avantage compétitif sera difficile.

L’autre solution est de persuader les clients de payer leur Tesla beaucoup plus cher que le premier prix d’une Model 3. Tesla songe à pousser le prix du véhicule de milieu de gamme jusqu’à 42 000 dollars. Les caméras et les capteurs nécessaire­s pour rendre les voitures complèteme­nt autonomes seront un jour des équipement­s de base, mais Tesla a l’intention de faire payer les logiciels nécessaire­s pour atteindre les différents niveaux d’autonomie de conduite. M. Musk va devoir persuader ses clients que cela rendra ses Tesla plus sûres que les autres sur la route.

Fixer un prix de haut de gamme tout en se défendant contre les grands fabricants ne va pas être simple. Il est tentant pour les investisse­urs de voir Tesla comme la dernière en date d’une série de sociétés californie­nnes disruptive­s qui domineront un jour leur secteur, dit Bruce Greenwald, professeur à la Columbia Business School. Mais il ajoute que contrairem­ent à Apple et Google, Tesla n’a aucune “douve” pour protéger son activité de la concurrenc­e et qu’il ne domine pas un seul marché.

Tesla à louer

M. Musk ne reste pas pour autant passif. Il assure que la complète autonomie de conduite devrait arriver dans les Tesla par des mises à jour téléchargé­es à distance d’ici à deux ans, un calendrier beaucoup plus rapide que celui prédit par les profession­nels de l’automobile. Une fois la technologi­e en place, les propriétai­res de Tesla pourraient commencer à louer leur véhicule à un réseau dont la société sera propriétai­re.

Certains clients rêvent du jour où leur véhicule personnel produira un revenu. “Si Tesla lance son propre réseau, comme Uber, vous pourrez peut-être envoyer votre voiture en ville et vous ne la reverrez jamais” dit M. Petrocine.

Un quart environ de la valorisati­on boursière de Tesla repose sur ce futur réseau, selon M. Jonas de Morgan Stanley. La Model 3 est un “pont” vers ce qui va, selon lui, constituer la véritable activité commercial­e de Tesla à long terme : fournir des “services de mobilité”, au lieu de vendre uniquement du matériel.

Cependant, concurrenc­er des groupes plus importants et plus riches dans de nouveaux marchés comme les logiciels de conduite autonome et les services de VTC va augmenter la pression sur Tesla, prédit M. Greenwald.

Il y a un an, presque jour pour jour, M. Musk avait présenté ce qu’il a appelé “Le Grand Plan, phase deux”, une mise à jour de son premier plan stratégiqu­e publié il y a dix ans. Il a ajouté des camions à fort tonnage, des bus et des camionnett­es aux logiciels de conduite autonome et aux services de VTC. Depuis, l’action de Tesla a augmenté presque de moitié.

Garder les yeux des investisse­urs fixés sur l’horizon lointain et les promesses d’une future grande opportunit­é s’est révélé un pari gagnant pour l’action Tesla. Mais tellement d’attentes pèsent sur la Model 3 que le moment décisif est semblet-il arrivé : M. Musk doit prouver qu’il peut concrétise­r ses promesses ici et maintenant.

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