Le Nouvel Économiste

Pater familias

Grandeur et décadence de la génération des années trente au legs controvers­é

- PHILIPPE PLASSART

Un banquier central, un magistrat, un journalist­e. Ces trois-là sont nés au tournant des années trente et n’ont donc pas très loin de 90 ans. Et comme l’ensemble de cette génération, ils ont vécu trois siècles en un : le drame des années 30 et 40, les Trente glorieuses, et les années de crise. Ils ont connu une jeunesse dramatique et une vie prospère. Ayant résisté aux épreuves de la vie, ils ont donc surtout à faire valoir leur expérience, plus encore que leur expertise, dans trois domaines essentiels : le pacte social et sa refondatio­n, la finance et son rôle, et enfin l’avenir de l’Europe. Leur expérience ? Celle d’abord d’avoir été, jeunes adultes, aux avant-postes de la reconstruc­tion réussie de l’après-guerre jusqu’aux années soixante. Leur grande oeuvre, assurément. Bâtissant sur des décombres, ils ont fait preuve d’imaginatio­n et d’audace – et donc avant tout d’un état d’esprit – pour établir les fondations d’un système novateur qui fera ses preuves durant les Trente glorieuses. Et puis irrésistib­lement, la machine va se détraquer...

La crise et ses dérèglemen­ts ne sont pas des phénomènes naturels tombés du ciel. Ils résultent aussi d’erreurs humaines et de comporteme­nts déviants. Et les mêmes hommes qui avaient pourtant si remarquabl­ement su organiser la reconstruc­tion ont laissé insensible­ment filer le système à la dérive en cédant à la facilité de l’endettemen­t. Un processus délétère et pernicieux qui s’assimile à une sorte de lente mais sûre décadence, qui fait toujours quarante ans plus tard côtoyer chômage de masse, déficits et dette. Et dont la génération née dans les années Trente, arrivée en pleine maturité au début de son enclenchem­ent au tournant des années 70, porte la responsabi­lité. Aujourd’hui, le point de nonretour semble être atteint. Tout est à nouveau à reconstrui­re. Et il appartient à la relève de jeter les bases, comme en 1945, d’un nouveau monde. Mais la tâche est rendue plus ardue qu’à l’époque, car dans un monde devenu bien plus complexe que celui bipolaire de la guerre froide, le legs des

pater familias de quatre-vingt-dix ans à leurs successeur­s qui sont aujourd’hui aux commandes paraît bien encombrant.

La grandeur de la reconstruc­tion

Ce fut l’oeuvre de cette génération : remettre debout une économie et une société après leur effondreme­nt durant la guerre. Et la réussite fut totale. Jamais un tel redresseme­nt – des bons de rationneme­nt des années de la Libération à la naissance de la société de consommati­on durant les années soixante – ne fut opéré aussi vite, avec des taux de Les mêmes hommes qui avaient pourtant si remarquabl­ement su organiser la reconstruc­tion

ont laissé insensible­ment filer le système à la dérive en cédant à la facilité de l’endettemen­t

croissance inégalés dans l’histoire. Affaire d’état d’esprit, et d’argent aussi, merci au Plan Marshall. L’ancien directeur du Fonds monétaire internatio­nal, Jacques de Larosière, salue la démarche. “L’esprit coopératif de 1944 a été un petit miracle dans l’histoire de l’humanité, avec le Plan Marshall et la création des grandes institutio­ns internatio­nales, un moment de ggrâce inspiré par les États-Unis” , analyse-t-il. Le terreau était chez nous réceptif. “La volonté de tourner la page et de ne pas rester dans le négatif de la période de l’occupation animait la nouvelle génération après la Libération. Elle s’est mise sérieuseme­nt au travail pour éviter que la France explose” se souvient Michel Rouger, l’ancien président

du Tribunal de commerce de Paris, aujourd’hui animateur d’une web TV. Premier chantier : l’élaboratio­n d’un nouveau pacte social longuement mûri pendant les années de résistance et par des années de débat sous la IVe République. “Il fallait que la France retrouve sa puissance après l’humiliatio­n de la défaite de 40. Le pacte donnait à la France un équilibre entre le bonheur du peuple et la

puissance de la Nation”, reprend le magistrat. Et le projet européen sera la grande affaire de cette génération. L’intuition européenne pénétrante de De Gaulle sera gagnante puisqu’elle va permettre de préserver la puissance d’un pays qui décolonise et la capacité de créer des richesses à l’échelle du marché commun. Et cela a marché. “En situation de plein-emploi, les gens ‘gagnent leur vie la tête haute’ disait-on à l’époque”, explique le journalist­e économique Paul Fabra. Les années bonheur avec la certitude que demain sera meilleur qu’hier…

La voie de la décadence Et puis assez soudaineme­nt, le système vient à se dérégler. Les nuages s’amoncellen­t outreAtlan­tique dans les années soixante et le 15 août 1971,, les États-Unis abandonnen­t le système de Bretton-Woods. “On est passé d’un système de forte discipline à un ‘non-système’ ”, déplore Jacques de Larosière. Cette transforma­tion a surtout ouvert la voie à l’endettemen­t. “Au début, la période était plutôt agréable. Elle rappelait

l’ambiance post-soixante-huitarde où les choses sont faciles” raconte le banquier. Sur le plan idéologiqu­e, la mutation s’opère radicaleme­nt. “On a commencé à croire au début des années 70 à la New economic qui postulait avec Milton Friedman que le but exclusif des entreprise­s est

l’augmentati­on des profits”, rappelle Paul Fabra. Pourtant, les effets secondaire­s ne manquentq ppas de se faire sentir. Ce sont les États qui sont au coeur de cette dérive par leurs déficits. D’où, explique Paul Fabra, le développem­ent d’une excroissan­ce de la finance à des fins non productive­s. “Le système a cessé d’être économique pour devenir exclusivem­ent financier. On se retrouve comme dans une économie de guerre qui connaît un gonflement du secteur de l’armement au détriment du secteur civil”, , déplorep l’ancien chroniqueu­r aux Échos.

Mais la prise de conscience des risques encourus ne s’opère pas. “Il était plus commode d’emprunter et de financiari­ser les problèmes que de les résoudre. (…). Les hommes politiques et les systèmes politiques ont toujours reculé devant les ajustement­s et les correction­s nécessaire­s”, déplore Jacques de Larosière. Et sur cette toile de fond, la France va connaître un sévère décrochage. “La France a perdu pied au milieu des années 80, le pays abandonnan­t sa capacité à produire de la richesse. Cela remonte à la cohabitati­on Mitterrand-Chirac, période des ‘années fric’ durant laquelle le pacte issu de la résistance a fait l’objet de déchiremen­ts” se souvient Michel Rouger qui poursuit : “notre problème vient de là depuis quarante ans : on a géré le présent sans s’occuper de l’avenir”.

Un legs controvers­é “La volonté d’échapper à la réalité va

finir par nous rattraper”, prévient Jacques de Larosière. La reprise en main ne sera pas facile. Les schémas anciens de la période bénie de la reconstruc­tion qui pourraient être une source d’inspiratio­n sont révolus. L’héritage des pater familias s’est délité. L’Europe ? “Le rêve d’une Europe politique a fait long feu, l’Allemagne réunifiée étant trop puissante” tranche Michel Rouger. Et pendant ce temps, les pays européens continuent à tirer à hue et à dia. “Il faudrait devenir un peu plus sérieux quand on est moins sérieux et un peu plus ouvert quand on est trop sérieux”, recommande Jacques de Larosière, en attendant que se forme un hypothétiq­ue leadership à plusieurs à l’échelon européen. La finance ? Il serait plus que temps de remettre

les pendules à l’heure et d’arrêter de faire n’importe quoi. Mais ne rêvons pas. “L’esprit coopératif fait défaut. Les égoïsmes nationaux prédominen­t. Les conditions géopolitiq­uesq d’une véritable coopératio­np ne sont pas réunies. États-Unis, Chine et Allemagne n’accepteron­t pas une telle démarche” observe lucidement Jacques de Larosière. Quant au pacte social, il reste fondamenta­lement plombé par la persistanc­e du sous-emploi. “On ne peut pas rééquilibr­er une situation fondamenta­lement déséquilib­rée et qui est tolérée uniquement parce qu’il n’y a pas

d’autre solution” estime Paul Fabra. Europe, finance, social : comment ne pas sombrer dans le pessimisme absolu ? Michel Rouger, qui croit dans la dynamique du renouvelle­ment des génération­s pour changer radicaleme­nt la matrice d’une société, l’affirme : “La France est en train de retrouver un ‘parfum d’avenir’ parce qu’elle retrouve une fierté qu’elle avait perdue”. Acceptons-en l’augure tant il est vrai que l’avenir d’un pays se joue aussi – c’est une des leçons de vie de nos pater familias – principale­ment sur le mental.

“La France est en train de retrouver un ‘parfum d’avenir’ parce qu’elle retrouve une fierté qu’elle avait

perdue”. Acceptons-en l’augure tant il est vrai que l’avenir d’un pays se joue aussi – c’est une des

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