Le Nouvel Économiste

Michel Rouger

Ancien président du tribunal de commerce de Paris : “La France retrouve une fierté qu’elle avait perdue”

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE PLASSART

Michel Rouger, l’ancien président du tribunal de commerce de Paris qui anime aujourd’hui une web TV croit dans la dynamique du renouvelle­ment des génération­s pour changer radicaleme­nt la matrice d’une

société. Il donne l’exemple de la génération de la reconstruc­tion après

la Seconde guerre mondiale. “Des nouveaux sont arrivés et se sont mis sérieuseme­nt au travail pour éviter que la France explose. La France ne pouvait pas rester dans le négatif de la période de 1940-1945. Nous sommes actuelleme­nt dans les mêmes tâtonnemen­ts et

recherches”, estime-t-il. Encore faut-il se dégager de la vision courttermi­ste : “Notre problème est là depuis quarante ans : on a géré le présent sans s’occuper de l’avenir dans notre petite patrie corrézienn­e si douce à vivre”. Le sursaut viendra selon Michel Rouger d’un ingrédient indispensa­ble, aujourd’hui de nouveau présent: l’estime

de soi. “La France est train de retrouver un ‘parfum d’avenir’ parce qu’elle retrouve une fierté qu’elle avait perdue”, observe-t-il. La base de ce renouveau passera, assure l’ancien magistrat, par un mix entre “l’autorité des nations pour assurer la puissance” et “l’adhésion à l’Europe pour fabriquer la richesse”.

Le pacte social naît, d’une manière ou d’une autre, de mouvements politiques. Le dernier est né des mouvements politiques de la Résistance et de la Libération. Il a grosso modo servi de support à la IVe puis à la Ve République. Pensez le temps qu’il a fallu pour le constituer : il y a eu des années de débats politiques. Aujourd’hui, le pacte social, dont on sait qu’il est fragilisé, va devoir être reconstrui­t durant le quinquenna­t en cours.

Le pacte social est cassé

Entre la Libération et la mondialisa­tion de la fin du XXe siècle, beaucoup d’événements ont transformé le peuple français, qui ne vivra plus dans le même pacte social, dont une partie aura été mondialisé­e, pour ne pas dire américanis­ée.Voyez comment vivent, parlent, consomment les moins de 40 ans. Or ce sont eux qui reconstrui­ront le pacte social à imaginer. Aujourd’hui, le pacte est cassé. Il donnait à la France un équilibre entre le bonheur du peuple et la puissance de la nation. Le bonheur du peuple était trouvé par une répartitio­n de la richesse typiquemen­t française. Quant à la puissance de la nation, elle était donnée par la place que la France devait prendre en Europe après avoir perdu ses colonies. Voilà quels étaient les piliers du pacte. L’aspect purement social – l’équilibre richesse/ pauvreté – a été mis à mal lorsque la France a perdu sa capacité à produire de la richesse. Cela remonte à la fin des années 1980, au moment de la cohabitati­on Mitterrand-Chirac, période durant laquelle le pacte issu de la Résistance a fait l’objet de déchiremen­ts et d’opérations assez douteuses marquées par les “années fric” qui ont détruit l’équilibre entre la richesse et la pauvreté. Et les engagement­s européens, qui étaient peut-être conformes à la volonté de puissance de la France, se sont avérés difformes par rapport à l’équilibre spécifique du pays, qui n’était partagé ni par les Allemands, ni par les Anglais. Il y avait une contradict­ion antagoniqu­e entre la volonté de puissance d’un pays et la volonté de faire le bonheur de son peuple, surtout dans un environnem­ent mondialisé où l’américanis­ation de la société s’est imposée avec sa dimension inégalitai­re, en opposition au pacte égalitaire de la Résistance. Cette américanis­ation est une tendance lourde : même les Chinois n’y échappent pas, ces derniers subissant comme nous la Pax americana comme nous avions subi en son temps la Pax Romana.

La fierté retrouvée de la France

La France a perdu deux capacités : celles de créer de la puissance et celle de créer de la richesse. Mais tout espoir n’est pas perdu. Ce devrait être l’oeuvre de ce quinquenna­t. La réussira-t-il ? C’est toute la question. Il dispose d’éléments favorables. J’ai vécu la constituan­te de 1946. Nous sommes actuelleme­nt dans les mêmes tâtonnemen­ts et recherches. Mais il en sortira nécessaire­ment quelque chose, comme lorsqu’à la Libération on ne pouvait pas rester dans le négatif de la période 1940-1945. Une fois que la France s’est reconstitu­ée, que des nouveaux sont arrivés, la génération s’est mise sérieuseme­nt au travail pour éviter que la France explose. Nous allons rééditer ce process aujourd’hui. Cela prendra un certain temps – un quinquenna­t minimum – mais nous allons suivre la même voie que celle empruntée en 1946 et 1951, après quoi on est entré dans les difficulté­s de la décolonisa­tion dont nous sommes sortis avec le général de Gaulle en 1958 pour poser les jalons d’une nouvelle forme de puissance qui s’est exprimée après sous Pompidou, tout en

conservant le bonheur du peuple qui se fait sur le plan matériel avec les augmentati­ons d’échelons, d’indices et de salaires, mais aussi sur le plan de la fierté retrouvée. Aujourd’hui, la France est en train de retrouver un “parfum d’avenir” parce qu’elle retrouve une fierté qu’elle avait perdue. En cela, le règne de François Hollande a été catastroph­ique parce qu’il a fait perdre – sans qu’il s’en rende compte – la fierté au pays, alors que son prédécesse­ur Chirac avait fait perdre la puissance à la France. Le déclin de l’industrie française et sa colonisati­on par l’étranger ont été manifestes sous Chirac. Le renouvelle­ment de génération­s va opérer une mutation radicale. Les nouveaux venus n’ont pas la même mentalité et auront d’autres modes de vie. Cela va se sentir dans le rapport à l’argent, le rapport à la politique et le rapport à l’Europe. Le pacte social de la Résistance avait été élaboré après l’humiliatio­n de la défaite de 1940 pour que la France retrouve sa puissance et le bonheur du peuple, qui avait été certes moins massacré qu’ailleurs, mais qui avait été profondéme­nt divisé. Il va falloir recoller les morceaux du pot. C’est un mouvement naturel : ce n’est pas la première fois que l’on voit une nouvelle génération recréer un pacte différent. J’ai en mémoire le pacte de l’entre- deuxguerre­s contre les Ligues et le risque nazi, mais qui a explosé du fait de l’invasion allemande. J’ai parlé du pacte de la Résistance, et l’aventure gaulliste de la décolonisa­tion. Et on a perdu pied au milieu des années 80.

Nouveau rapport à l’argent et à la politique

Le rapport à l’argent a été totalement corrompu durant les années fric. On vient d’apprendre qu’un équipement­ier japonais allait faire faillite avec 7 milliards d’euros de pertes. La faillite du Crédit Lyonnais, dont j’ai eu à m’occuper, c’était 30 milliards d’euros de l’époque. Il faut se rendre compte de ce qu’avait été la corruption générale à l’époque où l’on faisait de l’argent en dormant. Les pratiques politiques et financière­s d’une France qui était encore largement étatisée ne reviendron­t plus, mais elles ont laissé des traces qui justifient la loi de moralisati­on de la vie politique. Les gens n’auront plus de mentor en matière d’argent. Un nouveau rapport à la politique se dessine. Sa caractéris­tique ? On passe d’un système fermé à un système “open”. On m’a fait la propositio­n il y a vingt ans d’entamer une carrière politique, avec la promesse d’avoir la mairie d’une sous-préfecture et un poste au Sénat. Lorsque j’ai vu comment fonctionna­it le système politique – celui qui vient de s’écrouler –, j’ai refusé. Mon entourage à l’époque n’avait pas compris pourquoi mais aujourd’hui, ma démarche s’éclaire : il ne fallait pas mettre le nez en politique il y a vingt ans. C’était terminer sa carrière d’une manière déconsidér­ée. Ce rapport- là est brisé. Aujourd’hui, on n’a pas besoin de partis politiques pour être majoritair­e à l’Assemblée. On en aura besoin dans cinq ans lorsqu’il s’agira de consolider le nouveau pacte social. Aujourd’hui, ce n’est pas nécessaire. Quiconque peut rêver d’être député et le devenir en six mois de temps ! Comment ce rapport nouveau à la politique se jouera-t-il en 2022 ? Ce moment sera décisif.

La finance spéculativ­e et la nouvelle finance

Pour parler de la finance, il faut faire particuliè­rement attention aux qualificat­ifs que l’on emploie dans un pays qui a un rapport si spécifique à l’argent. Les Français sont parmi les champions du monde de l’épargne. C’est la preuve que l’on aime l’argent. Mais c’est un argent de précaution et non pas d’investisse­ment, et donc de puissance. On le voit bien en bourse où l’on reste souffreteu­x et où la moitié de la capitalisa­tion est aux mains d’étrangers. La culture catholique, qui a été souvent confrontée à la culture protestant­e, a horreur de la spéculatio­n. La finance est aujourd’hui à la fois protestant­e et juive au sens religieux. La domination actuelle de la finance de New York, qui a supplanté celle de Londres, est patente. Alors que la crise de 2008, qui a démontré que la finance américaine était dangereuse et nuisible, a fini par être oubliée. Aujourd’hui, il y a deux formes d’exploitati­on des moyens financiers. La première, c’est la spéculatio­n pure et simple, qui a tout de même été encadrée à la suite de faillites retentissa­ntes. La deuxième forme repose sur l’utilisatio­n intensive de ce que l’on appelle les banques de données. Les Américains ont su se créer une richesse grâce au développem­ent phénoménal de ces grandes sociétés du big data qui ont permis à une société comme Amazon de dominer le marché mondial de la consommati­on. Les Gafa dominent l’exploitati­on de tous les échanges. La nouvelle finance est là. Le trading à haute fréquence sait traiter des multitudes de données au milliardiè­me de seconde. Est- ce l’argent ou la donnée qui prime ? Je laisse la réflexion aux philosophe­s. Ma certitude est qu’on ne peut plus séparer la spéculatio­n qu’on a connue depuis des siècles et l’utilisatio­n des grandes banques données qui, d’une façon ou d’une autre, nourrissen­t la fabricatio­n de monnaies spéculativ­es. Les Français n’ont pas la tête à cela. Nous sommes toujours à penser à notre épargne de précaution, à en assurer la pérennité en assimilant la finance au vil spéculateu­r qui se nourrit du sang du pauvre. Or on est passé à un stade supérieur depuis que ces pauvres alimentent par leurs données les Gafa. Ce sont ces données qui fabriquent tôt au tard l’argent, donc la finance. À quelles fins ? Pourquoi croyez-vous que Google investit dans la biologie ? Pour des recherches de médecine prédictive qui se monnaieron­t un jour ou l’autre. Le séquençage du génome ? Son coût s’est réduit de façon considérab­le, sauf en France, par manque de concurrenc­e. Une occasion perdue. La France, qui avait la première place dans ce domaine, est reléguée par abandon et perte de vision de ce qu’est la puissance qu’on fabrique dans l’avenir. Notre problème est là depuis quarante ans : on a géré le présent sans s’occuper de l’avenir dans notre petite patrie corrézienn­e si douce à vivre. L’avenir va revenir, j’en suis persuadé. Je lis le journal depuis février 1934, moi aussi j’ai ma base de données. La notion même d’argent va changer. La figure du spéculateu­r que l’on aime haïr va disparaîtr­e derrière l’utilisatio­n des données individuel­les avec lesquelles on va faire de l’argent. Et de l’argent beaucoup plus caché que durant la période des années fric des années 80. Il faut toujours faire attention aux réactions brutales des Américains. Les Américains, ce sont des Allemands dans des costumes d’Anglais. Ils ne vont pas se laisser entraîner. Si les grands Californie­ns des Gafa donnaient l’impression d’une écrasante domination, la conception même du pouvoir aux États-Unis ne le tolérerait pas. Le pouvoir fédéral ne supportera pas d’être dominé. Il y aura des resserreme­nts probableme­nt brutaux. Une évolution favorable ? C’est trop tôt pour le dire.

La fin du rêve d’une Europe politique

Tout ce que j’ai vécu autour de mes lectures de journaux pendant 80 ans me pousse à rester européen. Mais quelle Europe ? Au début des années 2000, j’ai été président d’une petite union de magistrats statuant en matière commercial­e. J’ai été élu contre un Allemand par des Allemands, les Français ayant voté contre. Il y a dans cette situation personnell­e une explicatio­n. La grande vision du général de Gaulle est d’avoir compris qu’il pouvait décolonise­r, puisqu’on avait une véritable substituti­on possible en tendant la main à l’Allemagne pour former un duopole de puissances ouest-européenne­s basées sur la reconstruc­tion et l’argent américain via le plan Marshall. Une vision pénétrante. Comme il avait trop vécu la dépendance aux armées anglo-saxonnes, il voulait garder son indépendan­ce. Et il s’est évertué à ne pas être trop dépendant de l’Otan. L’Otan est l’expression militaire américaine de l’Occident, comme le marché élargi des Britanniqu­es est l’expression commercial­e et financière de l’Occident. La capitale mondiale de l’Occident est Washington, la capitale financière et un peu commercial­e est Londres, tandis que Francfort ou Bruxelles sont des capitales commercial­es. Voilà l’Europe story. Et les Français mitterrand­iens l’avaient accepté, d’où la pression de Mitterrand au moment du vote de Maastricht. Il nous faut maintenant faire un choix majeur qu’Emmanuel Macron a posé avec son idée d’hypermarch­é. On veut faire une Europe politique telle que le Général a pu la rêver au moment où il s’est rapproché de l’Allemagne d’Adenauer, qui était à relever. Mais ce n’est plus imaginable aujourd’hui. En 1991, Mitterrand à Paris et Delors à Bruxelles ont laissé faire la réunificat­ion allemande. Tout espoir de voir naître une Europe politique est mort à ce moment-là, l’Allemagne devenant trop forte. Souvenez- vous ce que Mauriac disait : on aime tellement les Allemands qu’on préfère qu’ils soient deux qu’unique. Peut-on à tout le moins faire vivre une Europe qui garantisse le bonheur des peuples par la création de richesse sans garantir la puissance politique en laissant aux nations gérer leur puissance ? On n’a pas pu avoir le débat au cours de la présidenti­elle. On l’aura nécessaire­ment durant le quinquenna­t. C’est un élément du pacte social.

Le nouveau pacte social de 2022

Profondéme­nt européen pour avoir trop vécu les désordres et les violences au sein de l’Europe pendant plusieurs décennies, je crois qu’il faut d’abord savoir organiser la puissance au niveau de la nation et ne pas tout miser sur le bonheur du peuple, qui viendra en grande partie des richesses créées au sein de l’Europe. Mais cette réalité a été oubliée depuis vingt ans. Cela peut devenir un débat positif. Les jeunes génération­s n’ont pas vécu les affres de la guerre et de la décolonisa­tion. Elles sont internatio­nales dans l’esprit : elles travaillen­t indifférem­ment en France ou ailleurs. Les jeunes ont une vision européenne mais pas de la conscience d’une domination politique, qui était celle des génération­s plus anciennes, héritées de De Gaulle pour des raisons de grandeur et de Mitterrand pour des raisons idéologiqu­es. Je crois à une reconstruc­tion européenne qui sera basée sur une relative autorité des nations pour assurer la puissance du pays, et sur une assez forte adhésion à une communauté européenne qui sera là pour fabriquer la richesse. Cela passera par des unificatio­ns fiscales et sociales qui formeront le menu du prochain quinquenna­t. Je ne suis pas pessimiste. On va retravaill­er à la base le pacte social qui va être amené à maturité en 2022, non sans difficulté­s. Je suis convaincu que l’on va découvrir que la finance repose au moins autant sur les technologi­es numériques mondialisé­es que sur la spéculatio­n pure et simple – et l’ajustement mental à faire sera important pour les Français, même si les jeunes génération­s le comprennen­t mieux – et l’on va quitter sur le plan européen les grands rêves d’harmonie politique à base géostratég­ique à la De Gaulle, ou à base idéologiqu­e à la Mitterrand, pour arriver à un équilibre à trouver entre la puissance sauvegardé­e au niveau des nations et la richesse assurée et le bonheur des peuples dans la création de richesses.

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