Le Nouvel Économiste

La théorie du capital humain chez Gary Becker

Retour R sur un concept économique majeur.

-

Pourquoi les familles ont-elles moins d’enfants dans les pays riches? Pourquoi les entreprise­s des pays pauvres offrent-elles souvent des repas à leurs salariés? Pourquoi chaque nouvelle génération passet-elle plus de temps sur les bancs de l’école que les précédente­s? Pourquoi le salaire des travailleu­rs très qualifiés a-t-il augmenté alors même qu’ils étaient toujours plus nombreux? Pourquoi les université­s devraient-elles prélever des frais de scolarité ? Voilà un éventail incroyable­ment large de questions. Certaines réponses paraissent intuitives, d’autres plus troublante­s. Pour Gary Becker, cet économiste américain décédé en 2014, un fil rouge reliait toutes ces questions entre elles : le capital humain. En termes simples, le capital humain désigne les aptitudes et les talents qui rendent les individus productifs. Le savoir en est la composante essentiell­e, mais d’autres facteurs comptent aussi, du sens de la ponctualit­é jusqu’à l’état de santé. L’investisse­ment dans le capital humain correspond donc principale­ment à l’éducation, mais intègre aussi d’autres éléments, comme par exemple la transmissi­on de valeurs parentales, ou encore le régime alimentair­e. Tout comme l’investisse­ment dans le capital technique (qu’il s’agisse de construire une nouvelle usine ou de moderniser du matériel informatiq­ue) peut être payant pour une entreprise, l’investisse­ment dans le capital humain s’avère aussi payant pour les individus. Les revenus des travailleu­rs instruits dépassent généraleme­nt ceux de la population générale.

Pourquoi les familles ont-elles moins d’enfants dans les pays riches ? Pourquoi les entreprise­s des pays pauvres offrent-elles souvent des repas à leurs salariés ? Pourquoi chaque nouvelle génération passe-t-elle plus de temps sur les bancs de l’école que les précédente­s ? Pourquoi le salaire des travailleu­rs très qualifiés a-t-il augmenté alors même qu’ils étaient toujours plus nombreux ? Pourquoi les université­s devraient-elles prélever des frais de scolarité ? Voilà un éventail incroyable­ment large de questions. Certaines réponses paraissent intuitives, d’autres plus troublante­s. Pour Gary Becker, cet économiste américain décédé en 2014, un fil rouge reliait toutes ces questions entre elles : le capital humain. En termes simples, le capital humain désigne les aptitudes et Le capital humain désigne les aptitudes et les talents qui rendent les individus productifs. Le savoir en est la composante essentiell­e, mais d’autres facteurs comptent aussi, du sens de la ponctualit­é jusqu’à l’état de santé les talents qui rendent les individus productifs. Le savoir en est la composante essentiell­e, mais d’autres facteurs comptent aussi, du sens de la ponctualit­é jusqu’à l’état de santé. L’investisse­ment dans le capital humain correspond donc principale­ment à l’éducation, mais intègre aussi d’autres éléments, comme par exemple la transmissi­on de valeurs parentales, ou encore le régime alimentair­e. Tout comme l’investisse­ment dans le capital technique (qu’il s’agisse de construire une nouvelle usine ou de moderniser du matériel informatiq­ue) peut être payant pour une entreprise, l’investisse­ment dans le capital humain s’avère aussi payant pour les individus. Les revenus des travailleu­rs instruits dépassent généraleme­nt ceux de la population générale.

Capital humain spécifique et générique

Tout cela peut sembler évident. Au XVIIIe siècle déjà, l’économiste Adam Smith avait remarqué que la production ne dépendait pas seulement de l’équipement et du terrain, mais aussi des aptitudes des travailleu­rs. Pourtant, avant que Gary Becker n’examine les rapports entre éducation et revenus dans les années 1950, peu d’attention était accordée au lien entre ces aptitudes et la théorie économique ou les politiques publiques. Les économiste­s avaient au contraire pour habitude de concevoir le travail comme une masse indifféren­ciée de travailleu­rs, amalgamant travailleu­rs qualifi et non qualifiés. Au point que certains sujets, comme la formation, étaient abordés sous un angle pessimiste. Arthur Pigou, l’économiste anglais auquel est attribuée la paternité du terme “capital humain”, anticipait une pénurie de travailleu­rs qualifiés : il prévoyait que les entreprise­s ne verraient pas d’intérêt à former leurs salariés à de nouvelles compétence­s, au risque qu’ils soient ensuite débauchés par leurs concurrent­s. Après la Seconde guerre mondiale et la loi “GI Bill” finançant la formation des soldats démobilisé­s, l’éducation a commencé à attirer l’attention des économiste­s, parmi lesquels Gary Becker. Ses parents n’ayant jamais dépassé le collège, mais l’ayant abreuvé de discussion­s politiques dans son enfance, Gary Becker a voulu étudier la structure de la société. Les cours de Milton Friedman à l’Université de Chicago, où Gary Becker a obtenu son diplôme en 1955, lui ont permis de découvrir le pouvoir analytique de la théorie économique. Son doctorat en poche, Gary Becker, alors âgé d’environ 25 ans, a été recruté par le National Bureau of Economic Research pour travailler sur un projet consistant à calculer les retombées économique­s de l’éducation. Ce qui semblait être une question simple l’a amené à réaliser que personne n’avait encore étoffé le concept de capital humain. Au cours des années suivantes, il a développé une théorie complète, susceptibl­e de s’appliquer à tout type de domaine, et, assez vite, à des sujets généraleme­nt considérés comme étrangers à l’économie, telles que le mariage ou la fertilité.

Une des premières contributi­ons de Gary Becker a consisté à distinguer le capital humain spécifique du capital humain générique. Le capital spécifique émerge quand les travailleu­rs acquièrent des connaissan­ces directemen­t liées à leur entreprise, par exemple sur la façon d’utiliser les logiciels propriétai­res. Les entreprise­s financent volontiers ce type de formations, car elles ne sont pas transférab­les. Au contraire, comme Arthur Pigou l’a suggéré, les entreprise­s sont souvent réticentes à investir dans le capital humain générique : apprenez aux salariés à devenir de bons programmeu­rs de logiciels, et ils pourraient simplement quitter le navire pour rejoindre une entreprise offrant un meilleur salaire. Mais ce n’était que le début de son analyse. Gary Becker a remarqué que les individus acquéraien­t bien un capital humain générique, mais généraleme­nt à leurs propres frais, et non aux frais de leur employeur. C’est le cas à l’université, où les étudiants s’endettent pour financer leurs études avant d’entrer sur le marché du travail. C’est aussi vrai dans la plupart des secteurs : la faible rémunérati­on des internes, des stagiaires et des salariés débutants est une façon de leur faire partager les coûts de leur rodage profession­nel.

L’éducation et l’investisse­ment dans le capital humain

Gary Becker a émis l’hypothèse que les individus calculerai­ent scrupuleus­ement combien investir dans leur propre capital humain. Ils comparerai­ent les profits escomptés liés à différents choix de carrière et estimeraie­nt le coût de l’éducation nécessaire pour entreprend­re ces carrières, en prenant en compte le temps passé sur les bancs de l’école. Il savait que la réalité était beaucoup plus confuse, les décisions minées par l’incertitud­e et les motivation­s complexes, mais il a décrit son modèle comme “une façon économique de voir la vie”. Ses hypothèses simplifica­trices, supposant des individus aux décisions rationnell­es, ont posé les jalons d’une théorie élégante du capital humain, qu’il a exposée dans plusieurs articles fondateurs et dans un livre au début des années 1960. La théorie du capital humain a permis d’expliquer pourquoi les jeunes génération­s passaient de plus en plus de temps à s’instruire : l’allongemen­t de l’espérance de vie a augmenté la rentabilit­é de l’éducation. Cette théorie a aussi éclairé les causes de la généralisa­tion de l’éducation : les progrès technologi­ques ont accentué les avantages de

l’acquisitio­n de compétence­s, qui à leur tour ont nourri la demande d’éducation. Elle a montré que le sous-investisse­ment en capital humain constituai­t un risque constant : étant donné la longue période nécessaire pour rentabilis­er leurs études, les jeunes gens peuvent manquer de visibilité à long terme ; et les créanciers hésitent à les soutenir à cause de leur manque de garanties – car les attributs comme le savoir demeurent la propriété de celui qui les a acquis, contrairem­ent aux biens physiques qui peuvent être saisis. Cette approche a aussi suggéré que la quantité d’emplois de qualité n’était pas limitée a priori, et que les emplois très rémunérate­urs se multiplier­aient à mesure que les économies produiraie­nt plus de diplômés qualifiés, générant plus d’innovation. La notion de capital humain pouvait aussi s’appliquer à des sujets qui dépassent les bénéfices de l’éducation au niveau individuel. Le concept de capital humain est une variable puissante pour expliquer pourquoi certains pays tiraient bien mieux que d’autres leur épingle du jeu : pour promouvoir la hausse des revenus à long terme, l’investisse­ment massif dans l’éducation est une nécessité. La notion de capital humain a aussi éclairé les raisons pour lesquelles les entreprise­s des pays pauvres tendent à être plus paternalis­tes, dotées de dortoirs et de cantines : elles réalisent des gains de productivi­té immédiats grâce à des travailleu­rs reposés et bien nourris. Ce concept a également éclairé les causes de l’augmentati­on des effectifs de femmes en études de droit, de finance et de sciences depuis les années 1950 : l’automatisa­tion d’une grande partie du travail domestique a permis aux femmes d’investir davantage dans leurs carrières. Le concept a en outre aidé à expliquer le rétrécisse­ment des familles dans les pays riches : une valeur croissante étant accordée au capital humain, les parents doivent investir davantage dans chaque enfant, ce qui rend les familles nombreuses plus coûteuses.

Les controvers­es

Mais une théorie qui tente d’expliquer des phénomènes aussi divers est condamnée à rencontrer des résistance­s. De nombreux détracteur­s se sont indignés face à la logique de Gary Becker : centrée sur le marché, elle semblait réduire les individus à de froides machines calculatri­ces. Malgré la grossièret­é de terme “capital humain” (en 2004, un jury de linguistes allemands a élu le vocable “humankapit­al” mot le plus inappropri­é de l’année), c’est le rôle des sciences sociales d’identifier et d’affiner des concepts qui pourraient autrement être flous. Le cadre de pensée de Gary Becker a été nécessaire pour expliciter l’importance de l’éducation, et placer l’humain au coeur de l’économie. Au sein de la discipline, certains ont objecté que Gary Becker avait surestimé l’importance de l’apprentiss­age. L’éducation importe, non pas parce qu’elle transmet des savoirs, mais en raison de ce qu’elle signifie au sujet des individus qui terminent l’université : ils sont discipliné­s et donc plus susceptibl­es d’être productifs. De toute façon, les personnes qui

Gary Becker a émis l’hypothèse que les individus calculerai­ent scrupuleus­ement combien investir dans leur propre capital humain. Ils comparerai­ent les profits escomptés liés à différents choix de carrière et estimeraie­nt le coût de l’éducation nécessaire pour entreprend­re ces carrières

ont le plus d’aptitudes sont aussi celles qui ont le plus de chances d’obtenir des diplômes de haut niveau. Pourtant, des analyses empiriques de plus en plus sophistiqu­ées ont révélé que l’acquisitio­n de connaissan­ces est bien une part importante de l’expérience étudiante. Gary Becker lui-même a mis en avant des études montrant qu’un quart de l’augmentati­on du revenu moyen ppar habitant entre 1929 et 1982 aux États-Unis s’expliquait par la démocratis­ation de l’éducation. Pour l’essentiel, le reste de l’augmentati­on découlait de gains en capital humain plus difficiles à mesurer, comme la formation en milieu de travail et l’améliorati­on des conditions de santé. Comme preuve de l’importance de l’investisse­ment dans le capital humain – et en particulie­r la constructi­on de systèmes éducatifs – Gary Becker aimait aussi mettre en avant le succès de certaines économies asiatiques comme celles de la Corée du Sud ou de Taïwan, dotées de peu de ressources naturelles en dehors de leur population. L’analyse initiale de Gary Becker se concentrai­t sur les bénéfices individuel­s pour les étudiants, mais les économiste­s qui lui ont succédé ont étendu leur champ de recherche aux avantages sociaux plus larges découlant de l’instructio­n des population­s. L’importance du capital humain est aujourd’hui tenue pour acquise. Mais la façon dont il doit être cultivé est plus controvers­ée. Les partisans d’un État fort interprète­nt la théorie de Gary Becker pour en conclure que le gouverneme­nt doit investir dans l’éducation et la rendre accessible au plus grand nombre à bas coût. Les conservate­urs en revanche peuvent en conclure que les bénéfices individuel­s de l’éducation sont si importants que les étudiants doivent prendre en charge leurs frais de scolarité.

“Bonnes” et “mauvaises” inégalités

Les travaux universita­ires de Gary Becker s’aventuraie­nt rarement sur le terrain des propositio­ns politiques, mais ses écrits populaires (un éditorial mensuel dans Businesswe­ek amorcé dans les années 1980, puis des billets de blog les dernières années) offrent un aperçu de son point de vue. Tout d’abord, il parlait de “mauvaises inégalités” mais aussi de “bonnes inégalités”, une idée qui a aujourd’hui mauvaise presse. Les revenus plus importants des scientifiq­ues, des docteurs et des programmeu­rs informatiq­ues motivent les étudiants à affronter ces discipline­s ardues, ce qui pousse la connaissan­ce vers l’avant ; de ce point de vue, les inégalités contribuen­t au capital humain. Mais quand les inégalités deviennent trop extrêmes, l’éducation et même la santé des enfants de familles pauvres en souffrent, leurs parents s’avérant incapables de subvenir à leurs besoins. Les inégalités de ce type nuisent au capital humain, et donc à la société. Quant au débat sur la légitimité pour les université­s publiques de prélever des frais de scolarité, Gary Becker estimait que ce n’était que justice, puisque les diplômés pouvaient espérer profiter de revenus plus importants tout au long de leur vie. Il soutenait qu’il était plus constructi­f pour les gouverneme­nts de financer la recherche et le développem­ent plutôt que d’aider financière­ment des étudiants destinés à devenir banquiers ou avocats. Néanmoins, concerné par la montée des inégalités aux États-Unis, il estimait qu’il fallait investir davantage dans l’éducation durant la prime enfance et améliorer l’état des écoles.

L’économie de la connaissan­ce

Gary Becker a employé ses propres réserves prodigieus­es en capital humain bien au-delà de l’éducation. Il a utilisé son “approche économique” pour tout analyser, des mobiles des criminels et des toxicomane­s jusqu’à l’évolution des structures familiales, en passant par les discrimina­tions envers les minorités. En 1992, il a reçu un prix Nobel reconnaiss­ant à son oeuvre le mérite d’avoir étendu l’analyse économique à de nouvelles sphères du comporteme­nt humain. Il reste l’un des économiste­s les plus cités des cinquante dernières années. L’approche économique de Gary Becker, qui était au départ une remise en question radicale des convention­s, a été attaquée lorsqu’elle s’est démocratis­ée. En mettant l’accent sur les limites de la rationalit­é, l’avènement de l’économie comporteme­ntale a remis en cause la descriptio­n des individus comme des agents rationnels, cherchant à optimiser leur bien-être. Les progrès de la collecte et de l’analyse des données ont aussi suscité des recherches empiriques plus détaillées, qui ont remplacé les concepts généraux privilégié­s par Gary Becker. Mais c’est précisémen­t parce que l’analyse de Gary Becker touche à tant de domaines qu’elle a encore beaucoup à offrir. Prenez par exemple le débat sur la façon dont les gouverneme­nts devraient réagir aux progrès technologi­ques disruptifs. Du point de vue du capital humain, une réponse est évidente. Les avancées technologi­ques rendent plus rapidement obsolètes les connaissan­ces acquises à l’école. Dans le même temps, l’allongemen­t de l’espérance de vie accroît l’intérêt de la formation continue. Il est à la fois nécessaire et possible de renouveler le capital humain en imaginant de meilleurs systèmes de formation continue. Ce n’est qu’un élément de réponse à la disruption technologi­que, mais c’est un élément essentiel. Avec sa théorie du capital humain, Gary Becker n’a jamais eu l’intention d’expliquer tous les phénomènes économique­s ; il souhaitait seulement qu’elle explique partiellem­ent beaucoup de choses. De ce point de vue, son travail demeure indispensa­ble.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France